L’antre de l’ancien parrain était une véritable place forte décorée de tableaux, de draperies cramoisies et d’armes d’apparat. Les portes rouges menant à ses appartements n’étaient gardées que par des vases en porcelaine blanche et des statues de dragon en jade. Les gardes et les servants se comptaient sur les doigts de la main. Ce qui était une bonne nouvelle pour notre fuite.
Qui plus est, nous vîmes des droïdes installer de nouvelles peintures récemment achetées lors de la vente aux enchères de Cérès, signe que d’autres vaisseaux assuraient la liaison avec le bunker. Nous avions là une différente échappatoire si notre convoi nous avait abandonnés à notre sort.
Deux cyborgs nous attendaient au bout du chemin, devant une grande porte écarlate elle aussi où étaient sculptés les faits d’armes de la pègre de Xiao. Selon notre guide robotique, c’était l’heure de la fouille, le moment le plus délicat. D’autant que ces humains améliorés possédaient des implants de palpation. Mais heureusement aucun système d’IR ou de scanner.
Les ogres patibulaires examinèrent les deux invitées en gardant tout de même une certaine distance. Quand l’un d’eux voulut finalement introduire sa main entre les jambes d’Ali, le robot le somma d’arrêter :
« On ne touche pas à la marchandise du Maître !
— Pas d’entorse au protocole, hein ? » grogna l’un des cyborgs.
Le second vigile nous dévisagea tous les trois avant de ruminer dans son simulacre de barbe :
« Et le chat ? C’est pour le goûter ?
— C’est pour l’ambiance, cher monsieur, répondit Zéphyr de façon très diplomatique. Un brin de douceur féline.
— Silence ! caqueta l’automate. Nous sommes en retard ! »
Les gardes hochèrent la tête et ouvrirent la porte qui donnait vers un petit salon devant servir de vestiaire. Je sentis le cœur d’Ali battre la chamade quand le robot nous fit ensuite traverser le rideau de perles menant à l’antre de Xiao.
Nous pûmes apercevoir un vaste hall recouvert de faïences et ponctué de fontaines. Au mur étaient accrochés lances et boucliers d’une dynastie terrienne oubliée.
Sous ces aspects idylliques, la pièce était en vérité une antichambre de l’enfer. Entre les colonnes de marbre se répartissaient ce qui ressemblait à divers instruments de torture de toutes les époques. Des dizaines d’hommes de main nous attendaient, leurs fusils braqués sur nous.
« Merde… jura Zéphyr, ne sachant pas s’il devait ou non saisir ses couteaux.
— C’est le moins que l’on puisse dire », intervint l’un des deux cyborgs qui venaient d’apparaître dans notre dos.
Ils avaient appréhendé mes deux acolytes à travers le rideau de perles. Moi, je fus plaqué au sol par le robot qui me jeta aussitôt dans une boîte vétérinaire verrouillée magnétiquement.
« Ali ! Hurlai-je. »
King Xiao entra, la tête penchée entre les deux colosses. Le maître des Triades Disparues mesurait facilement dans les trois mètres. Il n’avait pas du tout la stature d’un grand-père de 90 ans malgré sa longue barbe blanche et son crâne rasé couvert de taches brunâtres et de microchips.
Nous fûmes violemment conduits au centre de la pièce, là où les sbires avaient désormais placé un trône de rubis. Le robot m’avait positionné sur l’accoudoir droit, les grilles de la cage face à la fontaine. Xiao s’installa confortablement près de moi après avoir ajusté sa robe de chambre en velours. Je pus le voir à travers le filtre d’aération latéral.
« Vous avez dorénavant à vote cou un collier explosif hélas prohibés par la convention sur les esclaves », expliqua-t-il.
Sur ces mots, il sortit deux télécommandes de sa poche intérieure et appuya sur l’unique bouton de l’une d’entre elles. Quand il relâcha son pouce, une décharge électrique fit hurler Ali qui s’effondra sur le sol. Il recommença une seconde fois, sans se préoccuper des protestations de Zéphyr.
« Au bout de trois avertissements, le collier explose. Néanmoins… »
Contre toute attente, King Xiao réitéra une troisième fois son geste. Mais, cette fois, il n’ôta pas son pouce du bouton-poussoir.
« Néanmoins, nous en ferons fi, car je doute que l’équipage du Kitty soit du genre à comprendre la notion d’avertissement.
— Monstre ! feulai-je derrière les barreaux.
— Ils étaient armés, Yéye ! cria l’un des hommes, probablement son petit-fils, en exhibant le calibre d’Ali.
— Bien entendu », dit Xiao.
Un autre jeta les lames de Zéphyr dans le bassin de la fontaine qui faisait face au trône. King Xiao se leva ensuite de ce dernier et saisit l’androgyne par la gorge. Il le souleva à trois mètres du sol, à bout de bras, sans le moindre effort.
« C’est ça que tu cherches ? dit le géant en désignant d’un coup de menton le pendentif électronique à son cou. J’ai beaucoup de questions à te poser, Zéphyr le voleur de données. Sur toi, la Guilde ou encore ce fouineur de Mancéphalius. Mais, pour le moment l’heure est aux frivolités ! »
L’androgyne voulut protester, mais Xiao le fit taire en lui glissant la télécommande entre les dents. Il lui ordonna ensuite de serrer les mâchoires s’il ne voulait pas qu’Ali subisse la fin annoncée.
C’était une catastrophe. Nous avions été totalement joués et Zéphyr nous avait conduits droit dans un piège. Désarmés, attachés et emprisonnés au cœur d’un bunker sous-marin, nous n’avions aucune chance de nous échapper. La probabilité d’être secouru était tout aussi dérisoire. Personne ne savait où se trouvait Xiao.
Je devais me calmer. J’avais ma liberté de mouvement au moins dans cette boîte. Donc, j’étais celui avec la plus grande marge de manœuvre. Mais que faire ?
« Attachez l’idiot à ce gibet, je me le réserve, hurla Xiao en faisant craquer ses doigts. Et à double nœud, car nous avons ici un maître voleur et un prince de l’évasion ! »
Il s’approcha ensuite d’Ali et ordonna à ses sbires de lui arracher son kimono.
Ma partenaire voulu se débattre et rouer de coups ses agresseurs, mais le parrain la plaqua au sol d’une gifle titanesque. Ses lèvres avaient éclaté sous le choc. Un mince filet vermeil coulait le long de son menton et perlait sur ses seins. Elle ne bougeait plus, tétanisée.
« Ali ! » hurlai-je à m’en déchirer les poumons.
Zéphyr essaya de faire de même, mais s’il desserrait les dents de la télécommande, ma sapiens était fichue.
La suite fut pire encore. Les sbires de Xiao avaient attaché Ali à l’un des instruments. Et je refusai d’assister à un tel spectacle. Tout ce que je savais c’était qu’elle ne cria pas. Elle était forte. C’était mon humaine.
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Pendant que les nervis de l’Empereur des Mondes Extérieurs défilaient auprès d’elle sous les rires déments de leur parrain, je rongeais les barreaux d’acier qui me séparaient de l’extérieur. Elle devait tenir bon. J’allais arriver !
Ali cria. Il lui faisait encore plus de mal. Je tentai un regard vers cette scène de folie humaine. Elle était la tête en bas, ruée de coups jusqu’à la rendre docile. C’était si violent que les lacets de cuir la maintenant menaçaient de se rompre.
« Tu crois qu’on n’a pas vu tes marques d’un vieux tatouage, la blondinette ? s’écria l’un des bourreaux en passant par-dessus elle.
- Tak Khunn ! Elle ne bouge plus ! Je pense qu’on l’a enfin cassée ! » lâcha l’un des deux cyborgs qui s’était joint au reste des sbires.
Tous rirent en chœur pendant que le sang de ma partenaire coulait sur son ventre puis perlait sur son visage.
« Ils les font moins solides qu’autrefois, plaisanta Xiao. Ne l’esquintez pas, Hóng gùn. Ouvrez-la suffisamment ! Pour que mon auguste personne s’y faufile sans la déchiqueter trop vite. »
Ses bourreaux s’esclaffèrent de nouveau, mais pas pour longtemps.
La tête toujours en bas, Ali avait détaché le bas de son corps meurtri. Je l’entendis hurler avant de se débarrasser de ses dernières entraves. Ses jambes étaient désormais sur les épaules du cyborg qui abusait d'elle quelques secondes plus tôt. Les cuisses autour de sa mâchoire, elle lui brisa la nuque qui claqua comme une brindille sèche.
King Xiao sursauta sur son trône. Lâchant un juron, il fonça vers Zéphyr pour récupérer la télécommande. Mais l’homme à la peau de nuit avait fait sauter la chaîne qui le maintenait dans le vide. Habile acrobate, il avait désormais pris position en haut d’une colonne, un sourire narquois presque effacé par la rage.
« C’est ça que tu cherches, enflure ? » cria-t-il en maintenant fermement la télécommande d’Ali dans son poing libre.
Ma partenaire avait profité du chaos pour glisser dans le dos de son agresseur au pantalon baissé, puis saisir l’arme à sa ceinture près de ses talons. La tête en bas et accrochée aux épaules du cadavre, elle tira plusieurs coups en direction du parrain. Elle venait de lui déchiqueter la main avec laquelle il avait empoigné le second interrupteur.
La dernière balle de la salve pulvérisa la cervelle inorganique du robot majordome. Un déclic mécanique m’annonça que j’étais désormais libre. Libre de sauter sur le cou du Tak Khunn avant de plonger dans sa robe trempée de sueur. Non sans quelques coups de griffes, j’étais parvenu à ses pieds où je pus saisir la télécommande de Zéphyr.
C’était dorénavant le moment de quitter les lieux. Mais là n’était pas l’objectif de mon humaine. Je ne l’avais encore jamais vu dans un tel état. Plus aucune lueur ne brillait dans ses yeux. Au cœur de la tornade de feu et de sang, Ali n’existait plus.
Comme un démon, elle virevoltait de sbire en sbire, les jetant à terre un par un à coup de poings et de genoux. Une fois l’arme d’un cinquième homme volée, ma partenaire vida le chargeur dans les sacs de viande le plus proche. Même les deux cyborgs y passèrent sans opposer la moindre résistance.
C’était un massacre dont l’Empereur des Mondes Extérieurs ne put être que l’impuissant témoin. Le parrain était criblé de balles perdues en tentant vainement de se mettre à couvert. Quand tous ses hommes furent tombés, il se rua vers mon humaine pour finalement se battre au corps à corps.
Hélas ! Ce fut un combat inégal. Aucune des attaques portées par ma sapiens, et cela même avec toute la rage dont elle faisait preuve, ne sembla blesser le monstre.
Celles de Xiao, aussi puissantes qu’un obus, l’atteignaient à chaque fois. Si bien qu’après plusieurs coups, ma partenaire s’effondra rapidement contre le rebord de la fontaine, le corps et le visage totalement couverts de sang. Des larmes tracèrent des sentiers de désespoir le long de ses joues bleuies par les gifles.
Je fonçai à la charge, mais Zéphyr me devança. Armé d’un qiang d’apparat qu’il avait arraché d’un mur, l’androgyne frappa King Xiao juste dessous de l’omoplate droite. Le corps de du cyborg n'était pas un modèle de combat. Pourtant, la perche de la lance passa à travers l'abdomen pour se ficher sur le sol écarlate.
Ce fut sans effet. Le Tak Khunn enleva l’arme comme on retire une écharde. Il brisa le manche en bois sur son crâne avant d’envoyer la pointe en titane dans le ventre de Zéphyr qui fut perforé.
« Tu te battras mieux si tu lâches cette télécommande », dit-il.
King Xiao arracha le haut de sa robe de chambre. Ses plaies ne saignaient plus. Ses fibromuscles de kevlar se convulsaient au rythme des injections d’agents chimiques retenus dans les microcapsules qui entouraient ses vertèbres. Ce titan n’avait plus grand-chose d’humain.
Zéphyr n’avait aucune chance contre lui ; qui plus est avec une seule main. Mais, contre toute attente, le voleur lui obéit et lâcha la télécommande de contrôle d’Ali.
« Zéphyr ! Espèce de… » hurlai-je en constatant l’impensable.
Une explosion retentit à l’instant où le pouce de l’androgyne relâcha la pression sur le bouton.
Du sang éclaboussa le dos de King Xiao, mais ce n’était pas celui d’Ali. Mon humaine avait arraché son collier quitte à s’en briser le nez. Elle l’avait ensuite plaqué contre la cheville de chair du parrain. Ce dernier bascula en arrière et s’effondra dans le bassin de la fontaine ; se tordant les reins contre le rebord. Trop lourd, il ne put se relever sur son unique jambe restante.
Ma partenaire avait rampé sur son torse. Les mains sur le cou du monstre, elle maintenait de toutes ses forces la tête sous l’écume. Le bassin vira à la couleur du sang alors que son adversaire se débattait furieusement. Cela dura de bien trop longues minutes et puis ce fut le silence.
Quand le Tak Khunn rendit son ultime bulle d’air, mon associée tomba à la renverse par-dessus son cadavre. Elle fut recueillie à temps par Zéphyr, juste avant qu’elle ne percute la surface vermeille de l’eau.
Le cyborg androgyne alla ensuite récupérer le FID du parrain et le disque dur crypté qui flottait dans le courant s’écoulant de la fontaine réduite en miettes. Il mit enfin ma partenaire désormais inconsciente sur ses épaules oubliant sa plaie béante de son ventre.
Nous pûmes quitter la forteresse rouge sans aucune résistance. Un cyborg-geisha éventré et un chat, tous deux couverts du sang de leur supérieur, avaient dû terroriser les servants et les derniers sbires des Triades. Organisation qui avait une bonne fois pour toutes disparue avec son créateur.
« Comment va-t-elle ? » demandai-je à Zéphyr après avoir programmé l’autopilote du petit cargo pour un retour sur Thébé.
À ses côtés, sur la banquette qui surplombait la soute du transporteur, était allongée Ali. Elle avait ouvert les yeux, mais fixait le plafond d’un regard vide.
« Physiquement, elle s’en remettra même si ce salopard l'a bien abîmée sur la fin », dit-il.
Il fit une pause et se passa une main tremblante sur le visage.
« Par contre… »
Oui. J’avais de nouveau perdu mon humaine.
« Elle était dans un état bien pire quand nous nous sommes rencontrés, répondis-je. Avec le temps…
— Ce qu’ont mentionné Xiao et ses hommes… » commença Zéphyr.
Il voulait aborder l’histoire du tatouage.
« Ali ne voudra pas t’en parler. Pas toute de suite. Cette mésaventure a réveillé de bien cruelles choses… »
Le maître voleur s’assit à ma droite. Il désira me faire une caresse, mais stoppa à mi-chemin. Après une brève hésitation, il se leva pour se diriger vers le cockpit.
« Ali… Lee.... je suis désolé.
— Idiot », lui avais-je répondu.
Zéphyr s’était arrêté à la porte de la cabine, la tête basse. Je pus poursuivre :
« Rien de tout ça n’est de ta faute… »
Il s’en alla après m’avoir gratté derrière l’oreille droite. Il n’était pas si mal ce demi-humain. J’espère qu’il allait rester un peu plus avec nous cette fois-ci.
Une fois à Thébé, Zéphyr était allé mettre en sécurité les informations recueillies. Nous avions alors dormi avec Ali pendant les nuits suivantes, abusant de câlins et de soins. Au bout de deux mois jupitériens, mon humaine ouvrit enfin la bouche.
La suave odeur des pancakes de Zéphyr l’avait donc en fin de compte tiré de sa léthargie ?
« Ali ! Comment te sens-tu ? As-tu besoin de quelque chose ?
— Lee ? dit-elle en se redressant.
— Oui ?
— Je sais comment poutrer cette saloperie de Balmorya, la Déesse des Yeux. Forgotten Quest, me revoilà... »
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