Malgré tous leurs efforts, le Kitty ne fut cependant pas prêt à temps. Le quatrième jour, à la première heure, l’Intercepteur pénétra dans l’atmosphère artificielle. Ses turbines arrachèrent toits et plantations aux abords du village.
Yaan-ze, avec qui j’étais parti puiser de l’eau au puits, me ramena rapidement à l’intérieur. Ma partenaire arriva peu après, nous apprenant que Beek-sun était parti chercher des armes dans sa réserve.
« Ils ne peuvent pas savoir que vous êtes ici, dit Yaan-ze en couvrant le bruit assourdissant qui faisait vibrer les murs. On va essayer de les éloigner. »
Son frère était revenu avec plusieurs de ses amis. Lui n’avait pu prendre qu’un simple revolver.
« Je suis sûr que nous pouvons négocier comme la dernière fois que des pirates sont venus, argumenta Yaan-ze. Cachez-vous ici et faites-nous confiance. »
L’adolescente me caressa la joue puis m’adressa un clin d’œil. Je ne pouvais que rester là, encore immobilisé dans ce coussin de velours. Ali m’emporta aussitôt à l’étage où était la chambre de Yaan-ze. Le nez collé à la fenêtre, nous surveillâmes la scène.
« Un sous-officier qu’on n’a jamais vu avec une demi-douzaine d’hommes, dit Ali. Il doit y en avoir au moins autant à l’intérieur.
— Leur vaisseau a l’air bien endommagé, fis-je remarquer. Le système de communication tient à peine debout, le réacteur tourne à sec et leurs mitrailleuses principales sont définitivement hors course…
— L’équipage par contre… »
Ma sapiens avait raison. Tous possédaient une armure et un fusil de guerre. Ils se prenaient pour de véritables soldats. La nervosité monta d’un cran quand la tribu eut fini de se rassembler autour du vaisseau. Chaque agent des douanes gardait en joue le mutant auquel il faisait face.
Yaan-ze, la seule qui ne détenait pas d’arme, intervint. L’officier responsable de l’Intercepteur se rapprocha d’elle. Tout en maintenant à distance de sa baïonnette son grand frère, il caressa la pommette de l’adolescente. Son sourire dégoûtant me retourna l’estomac et Ali le perçut.
« Elle nous a dit de lui faire confiance », fit-elle malgré le stress que je ressentis dans sa voix.
Un coup de feu retentit. Les mutants furent rapidement repoussés à l’aide d’une salve tirée à leurs pieds. Beek-sun fut bousculé par un douanier et reçut une crosse dans le nez. Yaan-ze était au sol, immobile.
« Ali ! Vite ! » hurlai-je.
Ma partenaire descendit les escaliers quatre à quatre. Mais quand nous fûmes de retour dehors, le vaisseau prenait déjà ses distances dans le ciel et passa la frontière du dôme.
Beek-sun était accroupi sur le sol, sa sœur sur les genoux. Le visage tourné vers le firmament, il maudissait les étoiles. Ses chaudes larmes tombaient dans le sable. Là où le sang n’avait pas encore coulé, elles le teintèrent de rouge.
Ce fut l’un de ses amis qui nous mit au courant de la situation :
« Ils ont compris que vous étiez dans la colonie ! Vous sachant dangereux ils nous ont demandé de nous lancer à votre recherche pour vous livrer… et elle a refusé. Ils sont ensuite repartis. »
De rage, Ali frappa le puits du pied ; faisant tomber le seau au fond de l’eau.
« Ma sœur t’a déjà réparé, ne va pas te casser le pied maintenant. »
Beek-sun me saisit par les pattes avant de me prendre à son cou. C’était la première fois qu’il faisait ça. Le besoin de câlin était cependant réciproque.
« Je suis désolée », s’excusa Ali en m’ôtant les mots de la bouche.
Derrière notre interlocuteur, le corps de la jeune mutante était délicatement emmené par ses compagnons jusqu’à chez elle.
« Qu’est-ce que je vous ai dit hier ? Cela n’a… »
Beek-sun interrompit un sanglot avant de reprendre :
« Cela n’a aucune importance. Yaan-ze est morte ici, sous ce beau dôme, en défendant ses amis. N’est-ce pas plus noble que de périr d’un lymphome dans les cuves à nickel de Vénus ?
— On va vous aider à crever ces pourritures », jura ma partenaire.
Beek-sun refusa d’un signe de main.
« De ce que j’ai compris, ils ignorent votre identité. Profitez-en pour partir ou vous serez traqués pour le reste de votre existence.
— Être pourchassée je connais que trop bien », maugréa Ali.
Tout comme moi, sa route avait été longue et ardue. Elle s’en souvint, avant de dépoussiérer son badge toujours taché de son propre sang.
« Néanmoins pas top pour des chasseurs de primes, hein ? rajouta le jeune garçon.
— Le Kitty est suffisamment fonctionnel ? » demanda sèchement ma partenaire.
Beek-sun me redéposa avant de répondre :
« Oui. En tout cas en bien meilleur état que l’épave fumante de ces types…
— Alors, emmenons ces gredins loin d’ici, dis-je. Ce ne sera pas facile, mais c’est un combat que nous pouvons gagner contrairement à une fusillade au milieu du village.
— C’est un adieu donc… » conclut Beek-sun, nous serrant contre lui.
L’espace d’un instant, je fus presque sûr de voir un petit baiser volé. Et quelques larmes de sa part.
Quelques minutes plus tard, nous étions de retour à bord du Kitty.
« Les niveaux ont l’air bons. Les soudures tiendront jusqu’à Jupiter si nous ne faisons pas n’importe quoi entre-temps, conclus-je alors que l’ordinateur de contrôle rendait son bilan du système.
— Alors on fonce, me répondit Ali. Passe suffisamment près d’eux quand on les verra pour ensuite les entraîner à notre poursuite. »
Ma copilote avait fini d’huiler l’alimentation du canon. À son cou, sa blessure s’était rouverte malgré les sutures de Yaan-ze.
« Une fois sortis, on pousse le post-nuc' à son maximum, continua-t-elle. Et s’il le faut, on ira zigzaguer dans le cluster pour les perdre une bonne fois pour toutes.
— Et s’ils appellent des renforts ? »
Je n’eus que le claquement d’armement du canon comme réponse.
Nous quittâmes le dôme électromagnétique et son atmosphère artificielle. C’était vraiment un travail remarquable. De l’autre côté, le refuge des exilés n’était qu’un simple cratère.
Mais nous n'avions pas le temps de nous extasier. L’ordinateur de contrôle nous alerta rapidement d’une présence ennemie sur le moniteur principal.
« Mordez à l’hameçon, priai-je. Allez ! C’est pour nous que vous êtes ici, non ? »
Nous fîmes une embardée vers l’Intercepteur pour le secouer et il fit aussitôt gonfler ses turbines. Le Kitty slaloma ensuite entre deux corps célestes en perdition avant de piquer droit au-dessus de sa cible.
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« Je vais leur envoyer une giclée de 40 mm et je mets les gaz ! Elle sera pour Yaan-ze. »
Je levai la tête vers le plafond. Surplombant les vitres avant du cockpit, brillait la constellation de la colombe que j’avais emportée avec nous.
Dans un grincement, les deux mitrailleuses frontales du Kitty armèrent leur bande de cartouches.
« Garde les munitions ! cria Ali depuis son poste. Ils ne sont plus là !
— Comment ?
— Visuel à 0500 ! Ils foncent vers le cratère ! »
Les instruments confirmèrent la nouvelle position du vaisseau ennemi.
« Les raclures ! m’écriai-je. Pourquoi nous lâchent-ils ?
— Leur petite vendetta à risque pour leur officier ne les intéresse plus, dit ma sapiens. Ils ont trouvé une cible plus facile. »
Malgré notre fuite, Beek-sun et les siens étaient de nouveau en danger.
« Enfer ! Que faisons-nous ? » demandai-je à Ali qui revenait dans le cockpit.
Une explosion m’empêcha d’entendre sa réponse. Le Kitty avait été touché au niveau de la soute. Mais ce n’était pas un tir d’obus. C’était une mine flottante. Le radar et la détection IR étaient inefficaces pour des corps aussi petits. L’Intercepteur nous avait laissé de modestes cadeaux à travers tout le périmètre.
« J’en perçois une autre juste en dessous de nous ! Ali ? Nous allons être pris au piège si je continue d’avancer ! Nous sommes coincés ici ! »
Ces fourbes pensaient que nous en profiterions pour fuir et filer droit dans leurs charges explosives.
Ma sapiens avait fait demi-tour. Elle fonçait hardiment à travers l'habitacle pour prendre position au poste de tir de l’Hirondelle.
« Les Intercepteurs ont un bouclier réflecteur à l’avant, mais un blindage léger à l’arrière autour des turbines principales c’est bien ça ? demanda-t-elle à travers son microphone.
— Ce sont des oiseaux de proie. Ils n’ont pas été conçus pour être poursuivis, répondis-je. Le Kitty est indétectable pour leurs équipements ce qui nous donne l’avantage pour la surprise…
— Alors, fonce Lee. Vers le village ! »
L’hirondelle prenait en chasse le faucon. Je réalisai un looping, effleurant quelques mines sans les activer. En un battement de cœur, notre vaisseau piquait désormais vers le voile illusoire. Quand il fut enfin en condition de tir, le rapace d’acier venait de traverser ce dernier. Déjà, quelques roquettes se détachèrent de ses ailes en position d’attaque.
« Cible verrouillée ! hurla Ali quand nous pénétrâmes dans l’atmosphère.
— Feu ! »
Les fusées ennemies vaporisèrent une ferme, mais ce furent leurs ultimes dommages. La tourelle et nos tirs de mitrailleuses firent exploser la moitié des turbines de l’Intercepteur qui dut décrocher. Alors que nous le lui passâmes dessus, il freina brusquement avant d’engager un vol stationnaire.
« Ils débarquent ! » criai-je à partenaire.
Elle était de retour à mes côtés dans le cockpit, son jet-pack récupéré sur Yggdrasil dans les bras :
« Je saute. Fume-le avant qu’il ne quitte son vol stationnaire.
— Ali… je ne suis pas sûr que cet équipement fonctionne », dis-je en attendant les cliquetis des sangles du jet-pack.
Ma partenaire était déjà partie. J’entendis l’alarme du sas et la vis se jeter dans le vide pour le vol plané le plus insouciant de toute notre histoire.
Ali m’avait donné une consigne. En définitive, plutôt un conseil. J’étais le capitaine et je ne recevais pas d’ordre, encore moins d’une humaine. Enfin, peu importe ! J’avais une mission à remplir. Et elle comprenait les deux choses que j’aimais faire le plus au monde à part manger : piloter et tuer des sapiens.
J’engageai rapidement une vrille qui m’étira les vertèbres et m’enleva toute douleur résiduelle. Je sentis le sang me monter aux oreilles et mes tripes peser sur mon estomac qui n’avait pas fini ses croquettes du matin.
L’Intercepteur avait terminé de débarquer son ramassis de gredins et était de nouveau en visuel juste en dessous. Je tirai une salve, mais le vaisseau de la Douane était malheureusement trop bien équipé. Les 40 n’étaient définitivement pas en mesure de percer la coque.
Je ne pus freiner ma course et décrocha vers le lac. Le pilote fut suffisamment malin pour me laisser finir ma manœuvre. Il était désormais derrière moi. Nous étions dans la même configuration que deux jours auparavant. Mais cette fois, je n’avais personne au canon.
Une alarme sonna. L’ordinateur de contrôle me prévenait que ma belle hirondelle était à portée d’un tir. Un missile me manqua de peu et alla se perdre au fond de l’eau.
« Ils ont réparé leur arsenal en plus ! » criai-je à moi-même.
Le dôme électromagnétique vacilla avant de retrouver un état stable. Le réacteur nucléaire avait été touché.
Malgré les réticences de l’ordinateur, je dépliai brusquement les ailerons de freinage à pleine vitesse, faisant grincer la carlingue. Le bec de l’Intercepteur heurta la monoturbine à propulsion du Kitty. Le choc fut si violent que le panneau de commande s’encastra dans le tableau de bord lumineux. J’avais trouvé un nom à cette manœuvre stupide et dangereuse : Un Yaan-ze !
Notre réservoir avait éclaté lors de l’impact, pulvérisant du liquide de refroidissement sur tout le cockpit de l’Intercepteur. Mes coussinets glissèrent pour réactiver le réacteur à pleine puissance. La fin ne fut qu’une gigantesque explosion et un atterrissage excellemment maîtrisé à la périphérie du village. La fluette hirondelle avait terrassé son prédateur, désormais perdu au fond du lac.
La joie fut cependant de courte durée. La plupart des maisons encore debout étaient en flammes. Une épaisse fumée noire recouvrait la rive. Les rues étaient jonchées des cadavres de mutants. Néanmoins, quelques douaniers gisaient aussi au sol. Pourtant ce n’était pas avec des armes rouillées que Beek-sun aurait pu détruire leurs armures.
Je rejoignis la terre ferme, boitant plus que marchant.
« Il me faudrait un truc comme ça, tiens… » fis-je en examinant succinctement un plastron d’acier brûlé par un gel corrosif.
Un échange de coups de feu eut lieu non loin du puits à eau. J’entendis l’arme d’Ali détonner et les hurlements d’agonie d’un homme à travers l’écran de fumée.
Beek-sun se maintenait contre le muret circulaire, une plaie béante au niveau du ventre. Le pauvre essayait tant bien que mal de compresser sa blessure, mais le sang inondait déjà le sable orange.
« Lee ? » soupira-t-il après avoir difficilement dégluti.
Je ne lui répondis que d’un sourire triste. Il me le rendit.
« C’est agréable de sentir la fraîcheur, dit-il. Sur Vénus, c’était une vraie fournaise.
— Ça va ? demandai-je, avant de me rendre compte de l’absurdité de ma question.
— Tu m'as appris à oublier la douleur...
— Rambo III ? Réellement ? » soupira-je, une larme au coin de l’œil.
Beek-sun s’esclaffa entre deux quintes de toux. Il contemplait sans le voir son village anéanti.
« Merci d’être revenu les amis… merci. »
Le dôme disparut l’espace d’une seconde. La fumée noire fut aspirée dans les hauteurs avant de retomber sur le hameau. Beek-sun disparut dans les sombres volutes.
Ce fut juste avant qu’on ne me saisisse par le cou. Quelqu’un était en train de me broyer le museau. Sans que je puisse me défendre, mon assaillant me plaqua du métal froid contre l’oreille.
« Où est ta copine ? Où est cette salope que… » hurla le sous-officier aux épaulettes de cuivre.
Une balle troua la fumée noire et vint le percuter au genou. Un calibre .50 ne faisait pas de détail. Il pouvait dire adieu à sa jambe.
Pour maintenir ses vestiges d’os et de ligaments en place, la brute me jeta en direction du puits dans l’espoir que je m’y noie. Fort heureusement, il glissa et j’atterris près de son tibia sectionné.
Un autre coup de feu lui arracha presque la totalité de sa main droite. Il lâcha son .32 qui tomba juste à côté de moi. Quand il voulut le saisir avec son pauvre moignon, je lui déchiquetai le dernier de ses doigts à la base de son FID. Il hurla de colère :
« Je… je suis un officier ! Je suis un agent des douanes… un soldat de la Marine… »
Ali venait de traverser l’écran de fumée. Quelques blessures légères parsemaient son torse et une lame était plantée dans sa cuisse. Mais elle avança vers le sous-officier sans que la douleur la fasse fléchir. Elle le mit ensuite en joue, canon contre le front. Il cria alors :
« Laissons tomber cette histoire de FID. Oublions ce gradé que vous avez balancé dans le vide… il l’a bien cherché. Je ne dirai rien. »
Une goutte de sang atterrit sur ma babine gauche. La balle avait traversé son crâne, lui laissant la bouche grande ouverte et la tête basculée en arrière. Il resta à genou dans la boue, immobilisé par le poids de son armure.
Ma partenaire se laissa enfin tomber à mes côtés et me prit dans ses bras. Elle recula avant de s’adosser à côté du corps de Beek-sun.
« Tu as descendu l’Intercepteur ?
— Avec une manœuvre digne de Maverick, répondis-je.
— Bien. »
Elle posa sa tête sur l’épaule du jeune garçon.
« Cela n’aurait pas dû se passer de la sorte, me maudis-je. Des villageois ont-ils survécu ?
— Je ne pense pas… » répliqua Ali.
Nous battîmes en retraite dans l’herbe rose, laissant les flammes dévorer l’ancienne colonie. Quand le dôme céda enfin, tout fut perdu dans l’espace. Les turbines hors service, il ne nous restait plus qu’à dériver vers l’orbite de Jupiter, la balise de secours activée.
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