Les jours suivants furent plus calmes. Diligua et les techniciens de la station avaient actionné des brumisateurs sur les éoliennes. Cet ingénieux système dispensait une fine bruine à l’intérieur d’Yggdrasil. La buée avait envahi les larges vitres qui séparaient la ville pastorale du vide sidéral. Il régnait depuis une curieuse atmosphère surréaliste.
Avec l’humidité, la coupe d’Ali avait doublé de volume, lui donnant une apparence de lama. Benàn et moi nous amusâmes tous deux de la voir ainsi avant qu’elle ne nous lance son gobelet en fonte à la figure. Malgré la faible gravité, ce dernier faillit m’arracher une oreille.
« La brume ne durera que quelques jours. Et puis c’est bon pour la peau. Tout comme la terre et.... », prêcha Alàn.
Le commentaire d'Alàn fut interrompu quand l’on frappa à la porte du champignon géant.
C’était étrange, car depuis le début de notre séjour, personne n’était venu rendre visite à Benàn et sa famille. Au regard lancé par Alàn, cela n’était pas de bon augure.
« Entrez ! » cria-t-il en glissant hors de table afin de faire face à cet intrus inattendu.
La porte s’ouvrit lentement avant qu’un homme en imperméable beige ne s’engouffre à l’intérieur. De l’eau gouttait des rebords de son chapeau rond et de son long nez pointu. Il s’essuya la moustache d’un revers de manche puis plongea ses yeux gris dans chacun des nôtres. Lorsqu’il croisa le regard d’Alàn, il eut un hoquet de surprise.
« Nom d’une goupille ! Ce que l’on dit est vrai ! cria-t-il, les mains sur les hanches. Marcellàn « Aux poings de fer » vit donc sur ce caillou moisi ! »
Marcellàn ? Parlait-il du pirate ? Le Marcellàn qui pulvérisait ses adversaires à la force de sa poigne ? Ce Marcellàn serait Alàn ?
Ali ne semblait pas avoir fait le rapprochement. Elle était pour le moment bien trop occupée à finir son dagmal, le fond du bol presque collé au front.
« Je ne vois pas de quoi vous parlez… répondit froidement notre hôte.
— Arrête ton char, mon vieux, ricana l’homme. Je dois au moins être responsable de quelques-unes des plaies qui constellent ton dos. »
Il ouvrit ensuite son manteau, dévoilant un badge d’Auxiliaire de Justice et la crosse d’une carabine à lunette pendue à son épaule.
Je le reconnus alors. Nous avions devant nous Nigel Hemingwest, un chasseur de primes de la seconde génération. Tristement célèbre pour ses grossières bavures dont il était toujours ressorti blanchi.
« Marcellàn qui se battait à mains nues dans son armure de titane relégué au simple rang de jardinier ! Cela est prodige ! » continua Hemingwest en faisant un pas vers la table.
Il fut stoppé par Diligua, un couteau en main :
« Si vous n’êtes pas ici pour une quelconque affaire en rapport avec Yggdrasil, je vous saurais gré de foutre le camp ! »
Hemingwest recula, les mains en l’air, mais visiblement amusé de la situation. Son sourire s’effaça quand son regard se posa de nouveau sur Ali qui avait désormais remis son bol sur la table. Ses yeux s’attardèrent un instant sur son badge.
« Bien. Je vois que de toute façon la prime est déjà convoitée pour le moment… »
Ma partenaire s’essuya le bout du nez d’un revers de manche, dévoilant aussi son calibre .50 avant de donner son inattendu avis sur la question :
« On s’en fiche des crédits. Alàn nous a offert à manger et aucun mal ne lui sera fait. »
Hemingwest écarquilla les yeux. Cela devait faire longtemps qu’on ne lui avait pas autant manqué de respect, mais cela était malheureusement la marque de fabrique d’Ali.
Néanmoins, cette dernière venait d’indiquer qu’elle ne remplirait pas un contrat ce qui n’était pas courant pour un auxiliaire. Peu commun et puni par un blâme sévère si la haute autorité en avait vent.
« Peu importe, grinça Hemingwest. Mais je ne suis pas dupe, Alàn le fleuriste. J’attendrai Marcellàn et son armure au pied du Grand Arbre pour un duel ce soir. Une légende telle que lui ne peut refuser ou alors le système entier apprendra où se cache désormais sa famille… à tort ou à raison ! »
Et il partit en claquant la porte.
« Et bien, cela nous explique tous les éloges sur Marcellàn de la part de Benàn ! lançai-je afin de rompre le gênant silence qui s’était installé.
— Il est hors de question que j’accepte ce défi », grommela Alàn en se remettant à sa place.
Benàn s’était quant à lui levé, rouge de colère :
« Tu vas te laisser humilier de la sorte ?
— Ne vois-tu pas que ton père a tourné la page ? » lança sa mère sur le même ton.
Nous ne dîmes mot. Ali m’attrapa par la patte avant de sortir de table. Elle avait jugé que le reste de cette conversation ne nous concernait en rien. Mais arrivés à la porte d’entrée, Benàn nous doubla et sortit le premier, visiblement furieux de la réponse de Diligua.
« Ce bougre d’Hemingwest n’a pas tourné la sienne de page et je le connais, il ne lâchera rien, grogna Alàn les mains sur la tête.
— Nous ignorions s’il possède une preuve tangible. Si ça se trouve, il n’a rien de solide et essaie de te bluffer… » tentait de le rassurer sa femme avant que nous ne refermions la porte.
Contre le Solex volant de sa mère, Benàn arrachait les morceaux de mousse qui recouvrait la rampe d’accès à leur maison fongique. Sa colère était retombée et ses yeux se remplirent de larmes quand il nous aperçut à sa hauteur :
« Désolé de vous avoir caché l’identité de mon père… mais vous étiez des chasseurs de primes alors…
— Les pères ont tous des secrets, répondis-je. Le tien possède une sacrée somme sur sa tête. Et ce Hemingwest n’est pas un plaisantin…
— Mon paternel ne s’est pas battu depuis des décennies, nous expliqua Benàn. Et pourtant il pourrait lui broyer le crâne si ce n’était pas un tel pleutre.
— Ton père est tout sauf un pleutre, tu sais… intervint Ali en s’asseyant à côté de lui.
— Ah oui ? Alors pourquoi refuse-t-il de se battre ? Pourquoi a-t-il arrêté sa vie de pirate et d’aventurier ? Pourquoi m’empêche-t-il de partir ? cria Benàn en se redressant. Car c’est un lâche ! »
Il nagea ensuite dans le vide sans s’arrêter avant de disparaître dans le brouillard.
« Quel ingrat ! grommela mon humaine.
— Il ne faut pas lui en vouloir, lança alors son père qui nous avait maintenant rejoints. Il tient aussi du pire de ses parents… et particulièrement de sa mère. »
Un gobelet en fonte provenant de la maison lui frôla la tête avant de se perdre dans la brume.
« Qu’allez-vous faire ? demandai-je.
— Cet après-midi ? Terrasser les contours du recycleur d’eau. Et si vous n’avez pas de honte à aider un vieux forban, je peux vous employer pour cet ultime travail, dit-il. Quant à ce soir ? Absolument rien. Hemingwest pourrait attendre le Ragnarök que je ne lui donnerais pas satisfaction. »
Nous avions travaillé non sans inquiétude. Car nous n’eûmes aucune nouvelle de Benàn du reste de la journée. À l’heure du dîner, il avait toujours disparu ce qui inquiéta grandement sa mère. À juste titre.
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« Alàn ! Alàn ! »
La voix provenait de dehors. Le magasinier de la station, Amalrik, se tenait en contrebas.
« Alàn ! Tu ne vas pas en croire tes oreilles ! poursuivit-il alors que nous l'avions rejoint. Le pirate Marcellàn est sur Yggdrasil… et il est en train de se battre avec Nigel Hemingwest ! »
Le véritable Marcellàn empoigna le véhicule à voile avant que sa femme n’en prenne les commandes. L’engin déplia ses ailes et fit gronder sa turbine puis décolla, formant un tunnel dans la brume.
Ali et moi nous élançâmes à leur poursuite jusqu’au pied du Grand Arbre. C’était là, au centre de la station, qu’Hemingwest avait fixé son cruel rendez-vous.
Tout comme nos hôtes, nous arrivâmes trop tard. Le combat était terminé et Hemingwest avait cruellement crucifié sa victime au tronc blanc gigantesque. Le chasseur de primes avait quant à lui disparu.
« Par les 79 lunes de Jupiter... non... » miaulai-je.
Ce fut avec l’aide du clan qu’Alàn et sa femme purent descendre l’armure de l’arbre.
Enfers ! Comme je le pensais, à l’intérieur gisait Benàn, abattu par-derrière d’une balle dans la nuque.
« Alàn ? Est-ce bien l’armure de « Mains de fer » ? Je reconnais ces couleurs et ce symbole ! se questionna un technicien.
— Est-ce bien là votre garçon, Alàn ? Que fait-il dans l’armure d’un pirate ! s’étonna la Nelwyn du garage.
— Assez ! » mugit Diligua pendant qu’Alan ôtait frénétiquement les plaques de métal.
Livide, le jardinier prit alors le corps de son fils dans ses bras. À genoux, il pleura. Ses larmes se mélangèrent aux gouttelettes de brume.
Nous partîmes ensuite à pied jusqu’à l’amadouvier après avoir ramassé les pièces d’armures.
Hemingwest nous attendait au pied de la rampe d’accès, appuyé contre le tronc d’un arbre à papillons. Il polissait sa carabine menacée par l’humidité.
« Vous ! hurla Alàn, en déposant son fils dans les bras de sa femme qui ne put le retenir.
— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi même, répondit Hemingwest. C’est toi qui aurais dû te trouver en armure sous cet arbre. Pas ton idiot de fils. »
Alàn voulut lui envoyer un crochet dans la mâchoire, mais Diligua l’arrêta immédiatement :
« Marcellàn ! Pas ici. Pas maintenant. »
Il comprit. Ils avaient un enfant à enterrer.
Diligua transporta ensuite le corps de Benàn quelques mètres plus loin, au pied de la paroi contre laquelle était fixée leur maison. Alàn se dirigea silencieusement vers cette dernière sans rien ajouter de plus. Au contraire de sa femme :
« Il vous retrouvera là-bas. Demain. Au crépuscule. »
Hemingwest se retira, un sourire jusqu’aux oreilles.
L’office funéraire fut bref. À l’opposé des coutumes galactiques, Benàn fut enseveli dans la terre meuble d’Yggdrasil. Pour son ultime voyage, il avait été revêtu de l’armure de son père. Il n’y eut pas de pierre ni de tombe ; juste un rhodiola aux pétales jaunes que la brume ne pourrait jamais cacher.
« Hemingwest a commis là sa dernière bavure, dit enfin ma partenaire en pliant nos bagages. Laissez-nous nous en charger ! »
L’ancien pirate, qui jusqu’ici nous observait de loin, entra dans la chambre.
« Certainement pas. Je m’en occupe », dit-il.
Il souriait. Il avait encore les yeux rougis de douleur, mais il souriait. Ce fut aussi la première fois que nous le vîmes sans la moindre trace de terre sur le visage ou les mains.
« Mais comment allez-vous faire sans votre armure ? » demandai-je.
Nous eûmes la réponse le lendemain soir. Alàn le père et non pas Marcellàn le pirate, attendait son adversaire au pied du Grand Arbre. Tout autour de l’arène improvisée, la communauté d’Yggdrasil patientait avec inquiétude.
Hemingwest se fit attendre et la foule commença à laisser entendre son mécontentement. Alàn resta de marbre, cherchant son opposant dans le brouillard qui se dissipait enfin.
Un coup de feu retentit alors. Une étincelle embrasa les feuillages blancs où Hemingwest s’était caché pour son guet-apens. Le fourbe avait dû user de la même stratégie la veille.
Le jardinier fut touché à l’épaule et tomba à genoux. Un second tir l’atteint au milieu de la cuisse, le plaquant au sol.
« Alàn ! » cria Diligua en tentant de le rejoindre.
Hemingwest, ravi de son stratagème, se laissa glisser jusqu’aux racines non sans arracher un pan entier d’écorce de ses bottes à armatures antigravité. La carabine rangée dans son holster, il exultait en préparant un coup de poignard fatal.
« Est-ce donc là tout ce que Marcellàn peut faire sans son armure ? Un misérable escargot hors de sa coquille, voilà ce que tu es désormais. »
Il rit à sa propre blague et fut le seul.
Mais cela tourna court. Alàn s’était redressé comme si de rien n’était. Épaule et jambe droite en arrière, les poings serrés ramenés devant sa mâchoire, son corps se mettait en position de combat.
Hemingwest jura. Il lança son couteau qui se ficha mollement dans l’avant-bras de son adversaire. Ce dernier le retira aussitôt avant de le jeter dans la tourbe un peu plus loin.
D’un geste vif, le chasseur de primes saisit ensuite sa carabine en bondissant d’une dizaine de mètres en arrière. Son réflexe fut trop tardif, car le pirate était déjà sur lui. Ce fut un florilège de coups qui ne rencontrèrent qu’une faible résistance.
Alàn était une véritable brute même sans son armure. On ne savait jamais réellement si les histoires étaient vraies ou si les exploits de ces légendes d’antan n’étaient que pures fabulations. Mais ce jour-là, le jardinier rappela à Yggdrasil ce qu’était la fureur d’un pirate.
D’une balayette, Hemingwest fut mis à terre non sans finalement rendre quelques coups. Quand il tenta de se relever, Alàn lui décrocha un uppercut puis un crochet qui lui enfonça la pommette droite jusque dans les parois nasales. Hemingwest cracha dents et chair broyées avant d’échapper des gargouillis inaudibles.
L’assassin était en train d’être réduit à l’état de bouillie sanguinolente.
« Tu en as eu assez ? demanda Alàn en lui saisissant la gorge. Car je te veux dans ton vaisseau et loin d’ici dans la prochaine demi-heure martienne. »
Hemingway hocha lentement la tête en signe d’approbation, au risque de perdre ce qui lui restait de vertèbres cervicales. Mais quand Alàn se détourna de lui, le chasseur de primes avait de nouveau en main sa carabine.
On tira.
Heureusement, Ali avait été plus rapide. Le projectile avait atteint Hemingwest dans les doigts, arrachant son index et son pouce. Il voulut hurler de douleur, mais Diligua le fit taire d’un coup de pied dans le ventre.
Celle-ci courut ensuite vers son mari et ils rentrèrent tout simplement chez eux.
Les badauds avaient abandonné la scène. Aucun d’eux ne parlera jamais de ce combat ni de la présence d’un certain Marcellàn sur leur station. Il ne restait plus que le cas de Nigel Hemingwest qui pompait encore l’air filtré de ce havre de paradis.
Les doigts survivants cramponnés dans la terre, le chasseur de primes avait commencé à ramper jusqu’au hangar où étaient stationnés nos vaisseaux respectifs quand nous lui tombâmes dessus. À vrai dire, ce ne fut pas difficile en vertu des gouttes de sang et de l’odeur d’urine qu’il eût semé sur son passage.
« Qu’est-fe que fous me voulez ! avait-il bafouillé en replaçant ses incisives à chaque syllabe. Vous êtes finis vous aussi, une fois que l’Alliance sera mise au courant. »
Pendant que mon humaine s’assaillit sur son dos, un talon contre sa nuque, je lui montai sur la main qui tenta de saisir sa carabine sous son manteau.
« L’Alliance tolère beaucoup trop les bavures, dis-je. À cause de gens comme toi nous nous colportons une réputation de criminels.
— Je ne sais pas quelle protection tu possèdes donc passons un accord, Hemingwest, dit Ali. Tu ne divulgues rien de cette histoire et nous oublions ton nouveau petit dérapage qui a coûté la vie à notre ami Benàn. »
Un marché comme celui-là faisait mal aux tripes.
« Allez-vous faire foutre ! Ma famille va… »
Ma sapiens lui tapota de nouveau le crâne du bout du pied avant de lui plaquer le canon encore chaud de son calibre à la base du cou. Elle conclut alors :
« On s’en fiche de tes frères, puissent-ils être Corleone ou le cousin Vinny ! »
Sans nouvelle hésitation, Hemingwest accepta finalement le marché.
Le lendemain, ce fut Diligua qui vint nous dire adieu une fois le Kitty complètement réparé et prêt pour le vol. Elle nous confia quelques équipements du vaisseau de son fils en tant que pièces de rechange, sa console de réalité virtuelle et le jet-pack sur lequel avait travaillé ma partenaire.
« Où partez-vous ? Si ce n’est pas indiscret, nous demanda-t-elle en finissant de visser un dernier écrou mal serré sous l’aile de la belle hirondelle.
— Vers la ceinture… Cérès, répondis-je. Traquer du vrai forban, dormir sous le regard des nébuleuses et pourquoi pas ensuite poursuivre Wes Goldsun sur Pluton. »
Diligua sourit pour la première fois depuis la mort de son fils.
« Tous les mêmes… qu’est-ce que vous avez à courir après des chimères ?
— Que nous reste-t-il sinon ? » avait conclu Ali.
La rampe fermée, l’ordinateur de contrôle nous salua. Le moteur, quant à lui, ronronna comme au premier jour.
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