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KITTY KITTY // FRENCH ORIGINAL
#01 RETRO COSMOS (1/2)

#01 RETRO COSMOS (1/2)

Personne n’a jamais vraiment su à partir de quel mélange obscur était composé le nutrigel. La version officielle prônait une mixture à base de tholin récolté dans le système extérieur et de dépôts gélifiés des fermes à protéines. Une explication plus fantasque suggérait l’implication de jus de cafard ou de personnes âgées recyclées pour le bien commun.

Façonner des aliments à partir de cette compote en tube était un art. Un art si difficile à maîtriser que la plupart des cantines stellaires proposaient directement le nutrigel et ses dérivés sous forme brute. Soit généralement, un pavé de gomme couleur émeraude au goût indéterminé et à la consistance ne pouvant se placer sur aucune charte du connu.

Cela dit, les chefs cuisiniers des stations perdues de l’autoroute spatiale s’étirant de la Terre à Saturne savaient en tirer des plats dignes de ce nom. Sushis, burgers et tartiflettes ; tout était pourtant imaginable avec le nutrigel, car façonnable à souhait. À l’aide de quelques épices et de condiments du marché noir, il était même possible de retrouver les saveurs de jadis ; quand les humains s’entassaient sur la planète bleue.

C’était néanmoins avec une profonde tristesse que je me délectais de ces mets si raffinés comme ce jour-là, une pizza aux huit fromages et à l'ananas. Car, hélas ! Mon estomac de chat ne pouvait me permettre de l’avaler dans sa totalité.

« Quelle injustice ! Quelle misère ! Quelle cruauté ! »

Ma dernière part gisait devant moi, immaculée ; à portée de patte et pourtant si loin.

« Tu monologues encore tout seul dans ta tête, Lee ? »

Ainsi avais-je donc laissé échapper la conclusion de ma complainte.

Mais que pouvait-elle y comprendre elle ? Elle mangeait gloutonnement, en ce moment même, de quoi nourrir un équipage de supercargo. Des miettes recouvraient sa combinaison noire et elle avait de la sauce jusque dans ses cheveux blonds qui lui tombaient sur les épaules.

Son estomac n’était qu’un trou de ver sans fond. Moi, pendant ce temps, j’étais vaincu par quelques faux morceaux d’ananas sur une tranche de faux pain malgré un vrai appétit.

« Ma vie n’est que douleur », conclus-je en me laissant rouler sur la table sale du diner, ne pouvant que constater ce triste échec.

J’étais morose. La rondeur impériale de mon ventre bien trop rempli était néanmoins plus en cause que mon habituelle dépression existentielle. J’avais en effet toujours le blues quand j’avais trop mangé.

Ma partenaire eut pitié de moi. Ou bien étais-je décidément trop mignon pour la laisser indifférente ? Elle se lava les mains d’un coup de lingette à l’odeur d’essence et en profita pour caresser mon gris et soyeux manteau. Après avoir gratté mon menton de poils blancs, il était temps, selon elle, de plier bagage.

« Mais, Ali… il reste deux parts ! »

Elle me fusilla de ses yeux bleus. Nous voilà de nouveau à gaspiller alors qu’il y a quelques jours encore nous mourrions de faim en orbite de Phobos, l’une des lunes de Mars.

Nous parcourions le système depuis des semaines à la recherche d’un ancien pirate en défilade. Selon des informations marchandées lors de notre passage à Cérès, dans la ceinture, il se trouvait près de la planète rouge.

Hélas, il s’avéra que celui-ci n’y avait jamais mis les pieds. La frustration s’ajoutait désormais à l’épuisement. La patience n’était pas le fort de ma partenaire.

« Ne va pas en faire tout un cirque… »

Mon humaine rajusta difficilement sa ceinture velcro qu’elle avait desserrée par précaution. Elle la laissa finalement ouverte, dévoilant, avec l’opposé de la grâce, caleçon boxer blanc et nombril à travers le pertuis de sa combinaison. Ce soir-là, le trou noir avait atteint ses limites. Il y avait enfin une justice dans ce froid univers.

Sa veste en plastique rose de retour sur les épaules, Ali jeta nonchalamment quelques billets sur la table où ils restèrent collés sur une tache de sauce tomate. Puis elle prit un chewing-gum mis à disposition et nous partîmes.

Le restaurant du relais à cargos était maintenant presque vide à cette heure tardive. L’horloge à aiguilles indiquait 3h00 martienne, mais cela n’était pas d’une grande d’aide, car dehors la nuit était éternelle.

Nancy Sinatra chantait à travers la radio par-dessus les infopubs dispensées depuis le poste de télévision couleur. Le refrain de Bang Bang couvrait à peine la discussion de quelques pilotes dans un box près des toilettes. Plus loin, un commercial au costume et à la cravate piano usés, qui devait séjourner au motel adjacent, essayait d’écouler ses babioles électroniques à un groupe de touristes crédules.

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Du personnel, il ne restait en salle qu’une serveuse au gloss orange, occupée à nettoyer l’antique machine à café. Elle nous salua d’un signe de tête, faisant rebondir ses bajoues ridées et son dentier qui maintenait fermement une cigarette roulée. Sa peau était si blanche que cela ne m’étonnait pas qu’elle n’ait jamais vu le véritable soleil de sa trop longue existence.

Ici, sur la route vers la ceinture d’astéroïdes, ses rayons s’étaient déjà perdus dans le vide. Un peu comme nous tous.

« On dirait un vampire cette pauvre femme, plaisanta Ali.

— Tu es médisante. »

Avec mon élégance habituelle, je m’étais positionné sur son épaule gauche, couvrant toujours ses arrières quand nous quittions un lieu public. J’avais pris cette habitude depuis notre première rencontre, des années auparavant.

Mais au moment où nous atteignîmes enfin les battants de plexiglas, ceux-ci refusèrent de s’ouvrir. Nous étions enfermés.

« Mince ! La serveuse a déjà verrouillé la porte avant ? Quelle heure est-il ? » demanda Ali, confuse.

C’était ridicule. Ces diners ne fermaient jamais.

À travers la vitre, je jetai alors un coup d’œil à la poignée extérieure. Cette dernière avait été récemment trafiquée à l’aide de gomme acidifiée. Malheureusement, je n’eus pas le temps de répondre, car quelqu’un cria derrière nous.

« Tout le monde reste à sa table bien sagement ! Ceci est un hold-up, messieurs-dames ! »

Le malfaiteur se tenait debout sur le comptoir, les jambes arquées pour ne pas récolter son lot de toiles d’araignées. Ses cheveux bruns et gras, plaqués en arrière par de la laque de mauvaise qualité, brillaient sous les plafonniers. Son blouson en faux cuir dégageait une forte odeur de transpiration perceptible à travers la pièce. Celui-ci était agrémenté de divers écussons délavés de vétérans. Il était rentré par l’autre porte donnant sur le motel ; ou bien par l’arrière-cuisine.

Pendant que nous retournions à notre box, l’homme continua sa plaidoirie, ponctuée de quintes de toux. Claquant des bottes, il menaçait la serveuse d’une lame qui sortait de sa paume.

Celle-ci ne devait pas en être à son premier vol à main armée, car elle ne témoignait d’aucun signe de panique. Ou bien ces derniers étaient imperceptibles sous le maquillage et les rides.

Les clients, quant à eux, réagirent différemment et commencèrent à s’agiter, voire, pour les touristes, à filmer la scène avec leur caméscope récemment acquis.

« Et que personne ne moufte ou je la refroidis ! Aucune hésitation ! hurla-t-il. Je suis recherché sur la totalité des lunes du système extérieur, pour vous dire à quel point il ne faut pas me provoquer ! »

Les néons qui surplombaient son crâne menaçaient d’enflammer la laque et illuminaient de rouge son visage. Il avait l’air d’un fou furieux et plus personne ne bougea après ce nouvel avertissement.

« C’est intéressant ça… » murmurai-je à Ali en revenant à notre table.

Je m’étais allongé contre le porte-serviette vide. Ce dernier reposait sur le haut de la banquette poussiéreuse, juste derrière mon humaine qui avait repris sa place.

« Attends. Je vérifie », me marmonna-t-elle en ayant en bouche l’une des ultimes parts désormais froides.

Elle pianotait sur les touches de son terminal ; console à l'écran monochrome, incrustée dans la chair de son avant-bras gauche.

Je crus d’abord que l’homme devait posséder des implants auditifs, car il tourna aussitôt la tête vers nous. Heureusement, il s’avéra qu’il cherchait juste à passer le temps pendant que la serveuse finissait de remplir d’argent liquide un large caisson de métal.

« Je vois que quelqu’un ici ne perd pas d’appétit à traverser l’espace, fit-il après avoir quitté son perchoir. Quel est donc ton prénom, blondinette ? »

Il avait ce ton suffisant d’importun, envenimant cette tentative d’approche aussi maladroite que démodée.

Pire encore ! Il m’avait totalement ignoré. Moi, la frimousse la plus mignonne du système. Étant tapi au-dessus du dossier de la banquette, ne m’avait-il pas vu ? Ou bien était-ce là un défi ? Je me devais bien entendu d’intervenir. C’était une question d’honneur féline.

« À qui pensez-vous parler ? Ne voyez-vous pas que vous importunez mon humaine de premier rang ? »

À en croire ses yeux écarquillés, il n’avait visiblement jamais entendu de chat parler avec tant d’éloquence. Peut-être n’en avait-il jamais entendu parler tout court, d’ailleurs.

« Je te demande pardon, petit rongeur impertinent ? Humaine… de rang quoi ?

— Rongeur ? Impertinent ? » miaulai-je.

Les oreilles en arrière, je fulminais.

« Je me trouve être un Maine Coon. Je suis à un gène près de l’impitoyable puma. »

Sa lame brillait sous les plafonniers crasseux. De la pointe, il s’apprêta à nous subtiliser les restes de mon repas.

« Écoute, le mutant… je cause à la gonzesse au décolleté indécent, mais bigrement appétissant. Pas à son Teddy Ruxpin couvert de puces », poursuivit-il.

Ou plutôt conclut-il. Car son mou discours de gros dur fut interrompu par un fracas et le doux parfum de la poudre.