Une étoile venait de s’éteindre dans le lointain, emportant avec elle tout son système dans l’oubli. Alors que représentait une simple vie par rapport à un soleil ? Cette condition humaine que les terriens chérissaient tant par le passé méritait-elle autant de tapage ?
Je vous répondrais que non, bien entendu, car je suis un chat. Notre condition, à nous les félins, n’aura jamais à pâlir face à celle d’une étoile. La mienne particulièrement.
Oswald Avery était un simple homo sapiens. Un boucanier à la retraite, cuvant son vin frelaté sur la carcasse d’un supercargo à la dérive ; le tout sous les traits remodelés d’un ancien pilote de la Compagnie des Indes Galactiques. Hélas, peu importe le déguisement génétique, le FID mentait rarement. Il n’avait trompé personne et les masques étaient tombés. Tout comme lui.
Avery avait eu une longue vie de crimes et d’aventures. Une belle énergie l’animait dans sa jeunesse. Et comme dans l’univers, rien ne se perd, tout se transforme, voilà que cette énergie s’était réincarnée en une coquette somme sur notre compte en banque une fois le vieux forban refroidi.
« Nous l’avons enfin eu ! Et c’était un contrat martien d’antan qui plus est. Payable à distance à condition de valider le FID.
— Tu parles tout seul et il n’est que 8h du matin », grogna Ali derrière moi.
Mon mollusque de partenaire avait la tête encore enfoncée dans le paquet de céréales qu’elle grignotait avant de s’endormir en regardant Capitaine Caverne.
« Pour commencer, il est 8h du soir, heure martienne. Et nous sommes pour la première fois dans le positif depuis des mois ! Tu sais ce que cela signifie ?
— Shopping ! » hurla-t-elle en s’élançant dans le vide, planant dans l’apesanteur jusqu’à la salle de bain.
Le paquet en carton toujours sur sa tête, elle nageait après les céréales qui flottaient sur son chemin telle Ms. Pac-Man .
« Misère… aurais-je ouvert la boîte de Pandore ? »
Le paquebot Danaë et ses quarante-huit réacteurs post-nucléaires Baltimore-XVIII réalisaient sa traversée annuelle depuis Lunapolis jusqu’aux faubourgs de Cérès, dans la ceinture. La taille du vaisseau dépassait celle de certains astéroïdes habités si bien qu’il possédait son propre champ gravitationnel. Sa figure de proue à effigie de la princesse grecque était une statue de céramique verte de deux cents mètres de long.
« Vois-tu cette statue ? avais-je dit à Ali en pointant du menton cette œuvre unique dans tout le système. C’est un sacré symbole de fin du monde.
— Pourquoi ? avait demandé ma partenaire.
— Nous ne construisons plus de statues de cette taille. Avant il y en avait plein.
— Où veux-tu en venir ? »
Le Kitty avait obtenu l’autorisation d’accoster à bord et entreprit sa descente. Je conclus alors :
« L’humanité ne bâtit plus de grandes et belles choses sans en faire une galerie commerciale. »
Le Danaë était l’un des épicentres de décadence humaine les plus luxueux du système, comprenant complexes hôteliers, casinos, malls et parcs d’attractions répartis sur une dizaine de ponts. Il y en avait pour tous les porte-monnaie prêts à être vidé, que l’on y soit accueilli à bon port ou bien en le rejoignant pendant la traversée.
Et à mon plus grand regret, le cap du Danaë passait justement non loin de nous cette semaine-là.
« Je pense que nous devrions garder nos économies pour la maintenance de l'Hirondelle. Le tableau de bord s’allume comme un sapin de Noël. Certaines pièces doivent impérativement être changées et…
— Tu m’ennuies avec tes discussions d’adultes… pesta ma partenaire en sortant de la cabine d’essayage d’une chaîne de luxe qui surplombait le pont principal. Que penses-tu de ça ? »
Son caraco en dentelle ne cachait rien et je lui fis subtilement remarquer :
« Ça fait gourgandine. »
Je pris un coup sur la tête qui était cette fois-ci amplement justifié.
« Y’a rien de plus chic que du Borderline. T’y connais rien, c’est dingue ! »
Elle était rouge de fureur, c’était amusant. Mais elle avait raison. La mode des femelles humaines me passait bien au-dessus des vibrisses et je n’étais pas de meilleurs conseils.
Heureusement, le centre commercial haut de gamme où nous étions nous avait fourni gratuitement un assistant encore plus servile qu’un canin décérébré. Comme chaque fois, le robot porteur qui nous accompagnait fit le travail pour lequel on l’avait programmé, de son insupportable ton mielleux :
« Je vous trouve charmante, Mademoiselle. Nous avons là la dernière lingerie à la mode sur Mars. C’est une collection éphémère qui semble avoir été réalisée spécialement pour mouler vos courbes discrètes, qui paraissent avoir été sculptées par les séraphins. »
Ali me lança un regard satisfait que je feins d’ignorer. Puis elle rentra de nouveau dans la cabine pour remettre sa combinaison noire et sa veste rose.
J’en profitai pour monter sur les épaules de ce sot de droïde, serviteur de nos serviteurs et dernier maillon de cette hiérarchie dont les origines remontaient à l'Égypte Ancienne.
« Un nouveau coup comme celui-ci et je te transforme en robot de cuisine. »
L'automate se confondit en excuses avant que la tête de ma partenaire n’émerge de derrière les rideaux de soie beaucoup trop parfumés à mon goût.
« Je viens de vérifier ; il est hors de prix de toute façon. Je ne vais pas le prendre, m’annonça-t-elle. Peux-tu commander un taxicab pour nous emmener vers le pont des hôtels ? Tu serais un amour. »
Heureux de laisser cette irascible humaine avec son esclave robotique, je me dirigeai vers la console de service la plus proche. Le temps de requérir un véhicule, j’avais l’opportunité de me griller une Lucky.
« Il est interdit de fumer dans notre boutique, Monsieur. »
L’attaché clientèle, dans son costume de soie bleue à pattes d’éléphant, était apparu de nulle part. Pourtant, avec une cravate aussi brillante, il aurait dû m’éblouir depuis la ceinture de Kuiper.
« Aie donc l’obligeance de me quérir un Pepper Coke au lieu de me gâcher la vue… » avais-je grommelé en réponse.
J’étais vraiment de très mauvaise humeur. Je haïssais définitivement faire les magasins.
Les avenues piétonnes du Danaë comptaient une densité de population des plus exceptionnelles. Les permanentes faisaient leur retour en force, tout comme les tatouages et les chemises à fleurs bien trop ouvertes.
Sous le faux soleil à UVA/B, c’était une véritable danse de corps de chair, d’acier et de plastique à la nudité assumée. Car les implants et la chirurgie gommaient les hasards de la loterie génétique pour le meilleur comme pour le pire. C’était pourtant si superficiel. Si futile. Si humain.
« Salut beau gosse ! s’écria Ali, tout sourire. Lee ? Tu me présentes à ton ami ? »
Ma partenaire venait de me rejoindre, les bras chargés de sacs suffisamment larges pour m’y loger, fonder une famille et garer ma Pontiac. Tous étaient remplis de t-shirts et baskets à C400 dont elle n’avait nullement besoin et qu’elle ne mettrait qu’une fois.
« Pas d’odeur. Hologramme, en conclus-je en jetant mon mégot à travers l’attaché au sourire ahuri.
— Zut ! Répondit Ali. Dommage. »
Elle regarda son terminal, et poursuivit :
« Sinon, j’ai le temps de prendre une montre ? Il y a des soldes dans l’allée japonaise ! J’ai vu des Atomic Purple qui iraient bien avec ma nouvelle GamePocket ! »
Je dus me frotter les tempes pour éviter la naissance d’une migraine avant l’arrivée de notre taxicab.
Ces derniers étaient de véritables mini-limousines avec doubles banquettes de faux cuir, face-à-face à l’arrière. Il y avait un minibar avec des boissons multicolores hors de prix et des snacks gorgés de sucre, la première source de calories des sapiens. Pour les sensibles, il y avait du soda light à l’aspartame, mais personne n’en prenait. Au contraire des cigarettes gratuites près du cendrier de l’accoudoir. Quelle belle époque !
Du cockpit émergea la douce voix d’une jeune femme qui nous apparut à travers le hublot blindé la séparant de ses clients :
« Bonjour, je suis Miss Meera. Pour vous servir. Hôtel de Saint-Malo, c’est bien ça ? »
J’acquiesçai. Elle nous sourit. Elle était magnifique avec sa peau de nuit incroyablement sombre qui produisait un puissant contraste avec ses cheveux blancs argentés.
C’était d’ailleurs rare de ne pas avoir affaire à une IA. Ainsi nous pûmes engager une charmante et honnête discussion avec Meera sur la vie à bord du Danaë. Les règles à bord étaient très strictes, voire militaires. Tout était fait pour que le client passe le plus agréable des moments au détriment de tout le reste. Enfin, selon elle, sa condition n’était pas des plus à plaindre dans le cosmos. Et elle se satisfaisait pleinement de cette existence précaire de semi-nomade.
« Et vous, que faites-vous dans la vie ? Vous êtes ici en vacances ou en transit pour le travail ? » demanda-t-elle finalement.
Devais-je déjà lui avouer que nous exécutions des gens pour qu’Ali s’offre des t-shirts et moi des cigarettes ?
« J’ai vu que vous possédiez une arme à feu. Vous êtes de la police… ou bien des pirates ? »
Ce n’était pas la première fois que quelqu’un nous posait cette question. Même si les armes étaient autorisées sur la presque totalité des navires et des stations, il n’était pas préférable de les exposer à moins de chercher les ennuis. Malheureusement, camoufler un calibre aussi gros sous une veste si serrée relevait des travaux d’Hercules.
« J’ai grandi dans un quartier malfamé où on arrive mieux à obtenir quelque chose avec un mot gentil et un flingue qu’avec un mot gentil tout seul », cita simplement Ali, le front contre la vitre recouverte d’autocollants parfumés.
Meera échappa un rire avant de poursuivre :
« Très bien, Al Capone. Je comprends que vous n'êtes pas du genre à vous laisser faire. »
Le taxicab s’engagea sur une voie rapide quand soudain, il réalisa une violente embardée sur la gauche. Après avoir écrasé la rambarde de sécurité, nous chutâmes d’un pont à l’autre dans une cavalcade effrénée. À en juger par les jurons de Meera, cette attraction n’était pas prévue au programme.
Évitant les étales d’un marché d’art et un groupe d’enfants sortant d’une salle de jeux électroniques, la conductrice parvint finalement à nous rétablir in-extremis. Il était temps, car à quelques secondes près, nous passions à travers le globe protecteur transparent du secteur hôtelier.
« Mille excuses ! Encore un de ces idiots de touriste du système médian qui ne sait pas se servir d’un véhicule de location, cria-t-elle à travers le hublot. Ça va ? Vous n’avez rien ?
— Non, grâce à vous », répondis-je, la queue hérissée par-dessus la tête, scotché au cou d’Ali maintenant décoré de griffures.
Même si le front de mon humaine affichait désormais une bosse de la taille d’une balle de golf, il était vrai que Meera venait de nous sauver la vie. Cette jeune fille avait des talents insoupçonnés malgré le manque de maniabilité d’un taxicab. Elle n’avait rien à faire ici, à jouer les chauffeurs en uniforme de cirque. Cette femme aurait dû être pilote de chasse ; ou de course sur Canyon Creek.
« En tout cas, vous voici devant votre hôtel, répondit-elle. Vous n’avez rien à payer et excusez-moi encore pour cette frayeur. »
De l’extérieur, le taxicab ressemblait désormais à une boîte de conserve de nutrigel passée au broyeur.
Après l’avoir de nouveau remercié, nous souhaitâmes à Meera une bonne fin de journée. Mais la fenêtre du cockpit venait de s'ouvrir du côté passager. Le sourire de la chauffeuse s’était effacé. Elle avait des soupçons de larmes au bord de ses yeux sans reflets.
« Attendez ! fit-elle. Cette arme… vous savez vraiment vous en servir ? »
La vie sur Danaë n’était donc pas si douce. Comme Meera nous l’expliqua à l’abri des regards dans une ruelle à l’écart, un trio de criminels était venu la menacer de mort quelques jours plus tôt la sachant une excellente pilote. Ils préparaient un coup dans l’un des cinquante casinos de la ville flottante. La jeune femme était aujourd’hui prête à payer le prix pour que nous réglions l’affaire.
« Tu le sens, ce plan ? » demandai-je à Ali, une fois dans notre chambre, une petite suite dont les murs en verre donnaient sur le vide spatial.
Mon humaine se passait une pommade brunâtre sur sa bosse, qui disparut aussitôt, ne laissant qu’un léger hématome rosâtre.
« Elle a dit qu’elle nous fournirait plus de détails demain dans la journée, répondit mon interlocutrice. Mais si elle paie, je ne vois pas pourquoi nous refuserions. Et ces trois types doivent avoir une prime sur leur tête. »
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Il ne nous restait donc plus qu’à attendre. Heureusement, cela faisait des mois que nous n’avions pas pu prendre un peu de temps libre ailleurs que dans de minables stations-services.
Après une nouvelle journée à faire les boutiques et à se goinfrer sur les marchés, Ali s’était cloîtrée tout l’après-midi suivant dans le centre de thalassothérapie de l’hôtel voisin. Son occupation ? Manger avec excès des sushis réalisés par impression 3D de nutrigel.
Hélas, pour ma part, je n’eus pas vraiment le loisir de me prélasser sous le faux soleil du complexe balnéaire et de me faire caresser le ventre. Comme bon capitaine, je devais me rendre à la maintenance afin de régler les nombreuses avaries qui gangrenaient le Kitty. Comme toujours, la facture s’était annoncée plus salée que prévu.
Tout était orchestré pour que nous ne passions jamais en solde positif dans ce système. Nous ne possédions qu’une illusion de liberté : il nous fallait toujours enchaîner contrat après contrat.
Mais celui de Meera ne sonnait pas juste. Il y avait quelque chose qui ne me plaisait pas et je n’arrivais pas à mettre la patte dessus. Tous mes voyants de chat étaient dans le rouge. Malheureusement, ceux de chasseur de primes ne voyaient que le vert des billets.
La jeune pilote de taxicab était finalement revenue vers Ali par holoconférence en milieu d’après-midi, peu avant que je la rejoignis à la sortie des cabines de bronzage. Ou comme je les appelais : les toasteurs à humains.
« As-tu fini de rôtir comme une grosse dinde ? lui demandai-je alors qu’elle plongeait dans l’eau glacée du bassin adjacent, sous les regards lubriques d’un groupe de cadets de l’Académie de Marine.
— Meera passera nous chercher avec un nouveau taxicab dans le parking de l’hôtel, me répondit-elle en chuchotant. Nous allons récupérer avec elle deux des malfaiteurs après le vol, peu avant minuit. On s’occupe de ces types et on rejoint le dernier : le chef de bande, dans une alvéole du hangar réservé à la logistique du vaisseau. Sous le pont numéro 7. »
En costume d’Eve, Ali sortit du bassin, non sans m’arroser délibérément. L’eau avait un sale goût chimique à force d’être filtrée.
« Des renseignements sur ces trois loustics ? insistai-je.
— Trois frères. C45'000 pour le trio. On pourra aussi récupérer au moins C10'000 de taxe sur leur vaisseau suivant son état. Un joli pactole avec les crédits que nous promet Meera… »
Assise sur le rebord, ma partenaire fit barboter ses pieds pour démontrer son impatience de retourner nager.
« Excellent ! Cela paiera la maintenance et de quoi constituer une petite épargne jusqu’à la ceinture.
— Puis-je y aller maintenant ? demanda-t-elle en glissant de nouveau dans l’eau.
— Va », avais-je conclu avant de la voir partir vers ses saugrenues pérégrinations qui devaient remplir le reste de son après-midi.
Je fus moi-même très occupé à faire les yeux ronds aux clients fortunés du restaurant de l’hôtel pour glaner quelques morceaux de canards confits ou de crabes juteux. C’étaient de vrais animaux élevés dans des fermes. Pas du nutrigel. Cela valait le coup de laisser un peu de dignité de côté.
Le ventre plein, je rejoignis enfin Ali en milieu de soirée. Arrivé dans le couloir de notre suite, je croisai au passage le groupe de cadets remarqué près de la piscine.
« Ali ? Es-tu prête ? », fis-je en passant la porte entrouverte de la chambre.
Son maillot de bain avait été jeté sur le sol. Son arme et son badge reposaient sur la table de chevet contre une bouteille de soda Koala Springs et un tas de petits Yoyo Mints.
« Donne-moi cinq minutes », me répondit-elle encore sous la douche moussante.
Une heure plus tard, nous retrouvâmes Meera dans le parking du personnel, derrière les postes de recyclage. Sans échanger davantage, nous rejoignîmes la voie express à bord du taxicab. Entre deux infopubs tapageuses, la radio joua Sweet Transvestite puis le reste de la bande-son mythique du Rocky Horror.
Après quelques minutes, le casino qui était la cible du vol était en vue. Mais une fois sur le parvis illuminé par les ampoules d’or et d’argent, nous entendîmes des coups de feu et des cris. Ma partenaire et moi comprîmes rapidement qu’il s’agissait d’un braquage plutôt qu’un modeste cambriolage.
« C’est quoi ce plan ? » demanda Ali en se retournant vers le hublot qui nous séparait du cockpit.
Il y avait un soupçon d’irritation dans sa voix. Meera resta muette, les mains sur le volant et le regard porté en avant. Dans le rétroviseur, la jeune femme avait l’air paniquée.
La portière droite du véhicule se souleva soudainement et deux hommes s’assirent en face de nous. Ils étaient affublés de grossiers masques de théâtre : le premier était la triste grimace de la tragédie ; le second, le sourire tordu de la comédie. Chaque brigand portait sous le bras un énorme bloc de métal ; des tiroirs assurément remplis de billets. Dans l’autre main, ils maintenaient encore plus fermement leur fusil mitrailleur ZeG-4 toujours fumant.
En nous voyant, ils laissèrent tous les deux échapper un hoquet de surprise, à l’unisson :
« C’est quoi ce plan, Meera ? ».
Un. Deux. Un. Deux. Quatre trous dans leur smoking délavé. Quatre balles grosses comme un œil de chat qui les firent taire à jamais avant de repeindre en rouge la banquette.
« C’est quoi ce plan ? cria cette fois-ci Meera en démarrant. Vous aviez des tasers à disposition ! »
Elle s’était enfin retournée. Sa voix tremblait. Elle n’était cependant plus paniquée, mais bien en colère.
Les pistolets à impulsion électrique avaient dû glisser entre les sièges, car je ne les avais pas vus. Haussant des sourcils, ma partenaire me fit comprendre que leur utilisation n’avait de toute évidence jamais été d’actualité.
« Nous sommes des chasseurs de primes, pas des assistants sociaux ! poursuivit Ali. Maintenant, démarre, sinon la police va nous fusiller sur place avant de rejoindre le troisième ! »
Meera mit le pied au plancher et l’on perçut presque le bruit des aéroglisseurs faire fondre l’asphalte blanc.
« J’entends les sirènes, Ali ! » conclus-je avant que Meera ne pénètra sur la piste périphérique réservée aux transports en commun.
Nous eûmes alors droit à la course-poursuite la plus courte à laquelle il ne nous ait jamais été donné de participer. Les forces de sécurité du Danaë ne comptaient peut-être pas les meilleurs éléments de la police du système, mais les talents de Meera ne leur laissèrent pas la moindre chance. Nous avions traversé une demi-douzaine de ponts au rythme de Take on me, zigzagant entre les voies express et les tunnels de maintenance pour arriver avant la fin de la chanson au hangar logistique désert.
Celui-ci était similaire à un immense supermarché aux étagères alvéolaires. Chacun de ces garages, illuminés par des LED rouges, abritait un vaisseau de livraison ou de transport. Il y avait dans la pénombre la plus impressionnante flotte que je n’eus jamais vue.
Dans l’une des alvéoles du premier niveau se tenait un scout Swift-0, de BlackSpace Corp, aux ailes déployées. Les Swifts étaient de petites nefs monoplaces de très haute gamme. Ils pouvaient être modifiés pour intégrer des systèmes d’armements, mais leurs caractéristiques premières étaient la vitesse et l’évasion.
Appuyé sur les ailettes extérieures de la monoturbine, le dernier des trois criminels, un grand blond au menton proéminent scindé en deux toisait le taxicab qui approchait.
« Ils comptaient s’échapper à trois là-dedans ? Il y a à peine de quoi y loger le butin », fis-je remarquer quand le véhicule s’arrêta à quelques mètres du petit vaisseau.
Meera m’ignora :
« Remettez-moi l’argent, je vais sortir. C’est ce qui était convenu. »
Le hublot s’ouvrit à sa base, laissant suffisamment d’espace pour y passer les blocs de monnaie encore protégés par leur tiroir en acier. Une fois le contact coupé, seuls leurs numéros holographiques brillaient dans l’obscurité.
« C’est foutu si ses acolytes ne mettent pas le nez dehors avec, répondit Ali en donnant finalement le second tiroir. Il va se douter que ça a mal tourné. »
À l’extérieur, l’homme s’impatientait. Aveuglé par les phares du taxicab, il s’était rapproché davantage avant de s’écrier :
« Zéphyr, tu es là ? Où sont les deux zigotos ? La sécurité est en train de clore tous les modules de départ. On va être coincé ici ! »
Il avait désormais une arme à la main. Une mitrailleuse identique à celles de ses compères qui baignaient dans leur propre sang, cloués aux sièges.
« Zéphyr ? Attends, je connais ce nom ! » m’écriai-je.
Les portes et le hublot du taxicab venaient subitement de se verrouiller. Ali et moi étions maintenant coincés à l’arrière avec les deux criminels les plus recherchés du paquebot.
« Désolé les gars, mais je gère le reste. »
Miss Meera, alias Zéphyr, nous sourit à travers la vitre blindée juste avant de quitter le cockpit par la porte du conducteur.
« Mais quelle sale... Lee ? Tu as un plan ? Je crois que les vitres sont blindées. Je n’ai pas envie de tester. Surtout si ça ricoche dans tous les sens avec nous à l’intérieur.
— Pour qui me prenez-vous, très chère ? »
Je rampais déjà sous la banquette, entre une paire de sandales Méduse et des ailes de rats frits à moitié grignotées. Il était temps de démontrer tous mes talents d’infiltration.
Malheureusement, le crabe ainsi que le canard me ralentirent et mon ventre resta coincé quelques secondes sous le siège conducteur, la tête sur la pédale de frein.
Du hublot, je voyais qu’Ali surveillait ce qui se passait devant nous, près du vaisseau. Nos regards se croisèrent un bref instant et je pus lire sur ses lèvres le fatidique « croquettes de régime ».
« Jamais ! » criai-je.
Ma patte atteignit le bas du tableau de bord, actionnant l’ouverture mécanique des portes et des fenêtres ainsi que, par mégarde, le plus bruyant klaxon de l’univers.
Ma sapiens sauta aussitôt à l’extérieur, l’arme pointée en direction de Zéphyr. Surprise par le tonitruant tintamarre, cette dernière se retourna vers ma partenaire, complètement à découvert face à l’humain au menton improbable et à sa ZeG-4 :
« Mais je la connais ! Tu nous as ramené des chasseurs de primes ? Traître ! Tu avais définitivement prévu de nous doubler ! »
L’homme cria et son arme produisit une pluie de balles qui s’abattit d’abord sur le pare-brise du taxicab, traversant l’habitacle où je me trouvais. Les projectiles firent plier la vitre, mais celle-ci avait tenu le choc.
Ce ne fut pas le cas du capot, protégeant le moteur et la réserve de liquide de refroidissement, qui finit par recouvrir le siège et mon visage.
L’alcool poisseux me permit de me glisser hors de ce piège et de sauter à l’extérieur du véhicule via la fenêtre ouverte par mes soins.
Une couronne de feu enveloppa de nouveau le canon de la ZeG-4. Zéphyr me sauva au dernier moment, juste avant que des balles ne réduisent en charpie l’avant du taxicab.
Des projectiles ricochèrent contre les tiroirs à billets métalliques et allèrent se perdre dans le plafond, faisant pleuvoir par gouttelettes un spray anti-incendie. Cet incident déclencha une alerte lumineuse silencieuse dans tout le hangar pendant que le truand préparait une nouvelle salve.
Ali, cette fois prise pour cible, riposta. Elle tira un unique coup en direction du gredin avec une précision redoutable. Personne ne savait manier un pistolet si lourd aussi bien qu’elle. C’était mon humaine. C’était la meilleure dans son domaine : le meurtre.
Le chef des brigands tenta de recharger le magasin de son arme, inconscient que son cœur avait été perforé quelques secondes auparavant. L’adrénaline faisait son travail. Mais l’hémorragie causée par l’explosion de l’aorte à sa base, près des ventricules, l’arrêta peu à peu dans son geste. Sa tension chuta et le sang n’atteignit plus suffisamment le cerveau. Il était déjà dans le coma quand ses épaules touchèrent terre. Plus chanceux que la moyenne, il rendit l’âme quelques secondes plus tard.
« Tout va bien ? »
J’avais la voix tremblante, encore sous le choc de ce désastre. J’étais trempé et gelé.
Zéphyr se releva difficilement. À nos côtés, l’un des tiroirs métalliques s’était ouvert, dévoilant des billets et un bien plus étrange butin : une disquette dorée de huit pouces avec des symboles chinois.
Ma partenaire était quant à elle restée au sol. Du sang coulait de sa combinaison noire et se mélangeait avec le fluide anti-incendie transparent qui tombait comme une pluie sans fin.
Je tentai de lui redemander de ses nouvelles mais ma voix se perdit en un gémissement.
« Pourquoi tu pleurniches, gros bébé ? Ce n’est qu’une éraflure. »
Le nez dans une flaque d’eau, ma sapiens me souriait. Sa main gauche était collée à son abdomen. La balle avait traversé le muscle oblique externe, loin de l’estomac.
Elle ne risquait rien. Mais elle m’avait fait peur. Cela méritait un coup de griffe sur le poignet qui la fit hurler :
« Mais il est con ce chat !
— Et les frais médicaux ! As-tu pensé aux frais médicaux ? Nous ne pourrons pas réparer le Kitty avec tes élans héroïques ! fulminai-je afin de masquer ma joie.
— Je vais te tuer, sale matou pouilleux ! J’ai failli mourir ! Je m’en tamponne de ta poubelle ! »
C’était vrai que cela faisait longtemps que nous ne nous étions pas disputés.
« Dites-moi, intervint Zéphyr.
— Quoi ? »
Ali et moi nous étions exprimés à l’unisson.
« Merci.
— De rien », répondit sèchement mon humaine.
Bien que Zéphyr m’ait sauvé, je n’étais pas de cet avis :
« Attends, nous n’allons pas le laisser partir ! Tu sais qui c’est ? »
Zéphyr. Prince des voleurs. Et oui, ce n’était pas non plus une princesse. Juste un cyborg androgyne. Un roi de l’évasion, recherché dans tout le système pour son affiliation à la Guilde des Courtiers de Données. Avec une prime inouïe de C800'000, il était le cavalier de l’échiquier des data-brokers. Cette disquette dorée devait valoir beaucoup d’argent pour qu’il s’amuse à jouer les taxicab afin de s’assurer une couverture.
« Je pense qu’on en a eu assez pour aujourd’hui, répondit Ali. À moins que tu veuilles lui courir après avec ton gros bide de chat de salon.
— Par les 79 lunes de Jupiter ! » miaulai-je, courroucé.
J’avais les oreilles en arrière et le poil hérissé. Mais ainsi trempé, cela fit juste rire Ali et Zéphyr.
« Il est trop mignon quand il est en colère », plaisanta ce dernier.
Désormais à genou, l’androgyne à la peau de nuit épongeait la plaie d’Ali avec un bout de tissu déchiré de son uniforme de chauffeur.
« Mais plus sérieusement, je vais devoir y aller. Ces trois gusses avaient prévu de me voler la disquette une fois de retour. Avec les primes, vous allez pouvoir retaper votre vaisseau. Quant aux frais d’hôpitaux, je vais contacter une amie qui s’occupera de vous gratuitement. Elle est le médecin en chef du navire.
— Merci, répondis-je simplement alors qu’il aidait ma partenaire à se redresser.
— C’est le moins que je puisse faire. L’argent ne m’intéressait pas. D’autres informations plus importantes sont contenues dans le disque portable… » dit-il en ramassant le floppy disk.
À mi-chemin vers son Swift-0, Zéphyr s’arrêta. Je vis ses épaules tomber dans un élan de lassitude.
« Il n’y avait rien de personnel, vous savez. On essaie tous de s’en sortir comme on peut… »
Et il repartit avant d’ajouter :
« On se reverra peut-être ! »
Avant de fuir avec sa nef, Zéphyr abandonna l’une des boites de billets près du cadavre du malfaiteur. Ainsi, il validait la thèse d’un braquage ayant mal tourné aux yeux de la sécurité qui arriva quelques minutes plus tard. Pour eux, nous étions les héros du jour.
Néanmoins, toute cette histoire nous laissa définitivement un goût amer dans la bouche. Un goût de défaite et d’humiliation que même la piscine sous le soleil synthétique ne pouvait faire disparaître.
« Il s’est bien moqué de nous quand même, avec son petit minois de jeune vierge en détresse », fis-je à Ali.
Elle était jusqu’ici restée silencieuse sur son transat avec une brique de jus acidulé coincé entre les seins et un duo de pailles entre les dents. Seuls des grommellements inaudibles émanaient de sa bouche depuis le départ du Prince des Voleurs.
« Je me demande quelles informations il pouvait chercher dans ce casino, marmonna mon humaine en faisant grincer ses tongs arc-en-ciel.
— Avoue que ce n’est pas vraiment ça qui te met dans un tel état… répondis-je, bien installé sur ma bouée motorisée que j’avais eue en cadeau dans un paquet de croquettes.
— Et comment ! Je vais avoir une infâme marque de bronzage à la place du bandage ! » explosa-t-elle en recrachant ses pailles en plastique aux vrilles infinies.
Mon flotteur glissa vers le rebord au moment où un droïde vint nous apporter notre surdose de glucose quotidienne.
Ali ajouta enfin :
« Je te jure que si on le recroise, je le bute. »
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