Le pueblo de la communauté néo-hippie était un endroit étrange. Un jardin d’Éden, où gambadaient dans l’herbe verte des nymphes nues et leurs concubins barbus. Cette véritable leçon d’anatomie humaine et de cybernétique vint à notre rencontre afin de nous accueillir comme si nous étions le messie.
Après la liesse éphémère, notre guide et ses compagnons sans déodorant se déshabillèrent eux aussi avant de placer leurs vêtements de ville dans de petits casiers en osier. Se joignant à la coutume, Ali les imita.
Des jeunes femmes aux couronnes de diodes émergèrent ensuite des tipis de laine pour nous apporter de quoi boire et de quoi grignoter. Pendant ce temps, Jésus, toujours très pédagogue, nous expliqua plus en détail l’organisation de la communauté :
« Nous avons tous fuis la folie des mégacorporations pour venir vivre ici. Nous ne sommes plus des consultants ou des ingénieurs mais des e-enfants de la chair et du métal. Fini le temps des bilans trimestriels et de la vie en cubicle : le matin est réservé au travail des champs, du verger et de la ferme. »
D’un vague et lent mouvement de son bras artificiel, il désigna les plantations et les arbres fruitiers arrosés à l’aide d’un mécanisme bien trop complexe pour sa nécessité. Des bêlements trahissaient l’existence de moutons. Ils furent suivis d’un beuglement qui m’avertit de la présence de lait.
Il n’y avait pas de nutrigel au pueblo. Tout était organique. Même les breuvages. D’ailleurs ce dernier possédait une curieuse odeur très forte. Comme de la charogne.
Je me tournai alors vers Ali qui s’était assise en tailleur à côté de Jésus et du groupe de jeunes femmes :
« Tu ne devrais pas boire dans ce bol.
— Quoi ? »
Trop tard. Elle s’était goulûment réhydratée à grand renfort d’un cocktail à l'ayahuasca, cette drogue millénaire hallucinogène peu recommandée pour garder une haleine fraîche.
Je me permis quelques gouttes car curieusement, les stupéfiants naturels n’avaient pas de répercussions sur moi.
« Ne t’inquiète pas, fit Jésus. Bien dilué dans l'eau fraîche, l’effet n’est pas foudroyant. Nous préférons conserver ça pour l’après-midi.
— Pourquoi ? demanda ma partenaire. Que glandes-tu l’après-midi ?
— Tu verras après le zénith, plaisanta Jésus. Mais ce matin, pas de travail pour vous ! Venez, je vais vous faire visiter le reste de la communauté. »
Titubant quelque peu, Jésus nous promena à travers les différents chemins qui quadrillaient le camp jusqu’à ce qu’approche la pause déjeuner. Là, il nous accueillit dans sa tente collective, au pied d’un olivier et face à la montagne.
Outre les bâtiments nécessaires à l’alimentation et à la pseudo-hygiène, un étrange dôme de verre occupait un contrefort du massif. Ses fenêtres étaient recouvertes de vitraux multicolores et de cellules photovoltaïques. Un chemin de limon bordé d’idoles de pierres blanches permettait d'y accéder. Celui-ci serpentait au milieu des immenses aiguilles de schiste qui l'avait camouflé à notre arrivée par l'autoroute.
« Quel est cet étonnant Dôme du Tonnerre ? m’enquis-je. Il ressemble en tout point à un temple satanique.
— Mais que vas-tu t’imaginer ? répondit Jésus qui s’amusa de la plaisanterie. C’est la demeure du e-Fils d’Argos.
— Ah ? Il est chez lui ? demanda Ali tout en essayant de manger ses graines de chia avec son front. Pouvons-nous aller lui passer le coucou ?
— Peut-être après la sieste. »
La drogue commençait à faire effet. Tout comme notre hôte, elle se perdit ensuite dans la contemplation de la montagne, la bouche grande ouverte. Les sapiens étaient si faibles. Quelques gouttes d’alcaloïdes et les voilà sur un autre plan cosmique.
Je me gaussai face à leur bêtise. Elle ne possédait rien de spécial cette montagne. Ce n’était qu’une bille rouge qui gonflait comme un ballon à chaque battement de cœur de la lune.
En parlant de ballon, la tête d’Ali venait de s’entrechoquer avec celle du jeune hippie aux longs cheveux noirs. Elles flottèrent toutes deux par-delà l’ouverture de la tente où leurs corps restèrent assis en tailleur. Quand ceux-ci tombèrent en poussière au son d’un carillon, je compris que, finalement, l’ayahuasca possédait peut-être un effet sur moi.
« Oups. »
Sur un nuage de coton, je parvins à quitter la tente. Voletant à travers les oranges jonchés d’arbres et de fleurs butinant les abeilles, je suivais les deux ballons de baudruche parmi les chevaux de ce manège qui n’en finissait pas de tourner.
Je ne tardai pas à découvrir l’activité de l’après-midi. Les vapeurs d’herbe me brouillaient l’esprit, mais je réussis à comprendre que cette soi-disant « sieste » n’en était pas vraiment une.
Jésus accompagna ma partenaire dans cette mer de corps glissants de chair et d’implants roulants sur les couvertures pastorales. Les couleurs se mélangèrent pour ne former qu’un désert et son horizon. Le sol se transforma en dunes mouvantes. Celle sur laquelle j’étais était molle et gémissait.
J’eus un mouvement de recul avant qu’une main d’acier squelettique géante n’émerge de nulle part pour me caresser les épaules. Elle n’était pas la seule. Il y en avait d’autres. Elles me saisissaient et je me sentis transporté.
« Tu n'es pas censée être mariée, toi d'ailleurs ? miaulai-je à Ali que je reconnus par ses cheveux blonds.
— Tu es mignon, le minou ! glapit cette personne qui ne possédait pas de bouche.
— Je vois, poursuivis-je en me tournant vers un autre visage aux douze paires d’yeux. Je vais trouver d’essayer Chow. Souhaites-tu m’accompagner avec moi ? »
Je ne savais pas à qui je parlais. Ce n’était pas grave. Personne ne me comprenait à part mon petit nuage. Ce dernier, en brave compagnon, était venu me récupérer.
La demeure de l’e-Fils d’Argos était ouverte et silencieuse. Dans la pénombre, seul ronronnait les différents climatiseurs qui s’efforçaient de filtrer l’air rendu humide par la présence de centaines de fleurs en pot qui ne cessaient de chanter d’entêtantes mélodies.
« Allez-vous vous taire ? »
Mes supplications se perdirent dans les insultes d’un rhododendron que je taillai aussitôt en charpie. Une fois son compte réglé, la chorale pastorale préféra rester muette.
Mais ce n’était pas le moment de me battre avec les fleurs. Il y avait plus important à faire. Plongeant mon museau dans l’un des arrosoirs remplis d’eau, je tentai de retrouver mes esprits avant d’entreprendre l’ascension des escaliers de métal menant au premier étage.
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Outre des coussins et des couchettes positionnés à même le sol, celui-ci était toujours aussi vide. Si l’e-fils d’Argos, ou plutôt Chow, se trouvait bien au pueblo, il devait être sous les charpentes de ce curieux dôme.
L’étrange décoration du second étage vint confirmer les informations de Mancéphalius. Les fleurs et les dortoirs servant de foyer à quelques sordides soirées laissèrent place à du matériel informatique dernier cri. Les dizaines de moniteurs qui grésillaient dans la pénombre ne laissèrent aucun doute quant aux activités de ce soi-disant gourou.
« Des commandes de l’Awen pour Titan. D’autres pour Rhéa, lisai-je sur l’écran le plus proche du sol. Et un message indiquant un prochain départ de Mercure. »
Tout comme l’avait mentionné Titania, il était question d’armes et d’implants. D’après les indices de livraison, les commandes étaient jusqu’ici à destination de la Ligue Séparatiste. Mais certaines rejoignaient depuis des années des ports pirates ou encore des flottes de la Marine n’appartenant à aucun corps répertorié.
« Fritz Von Gebhardt ? Je connais ce nom d’oiseau ! C’est le savant fou qui avait interverti nos enveloppes avec l’équipage de l’Arche sur Saturne ! »
Un bruit sourd retentit dans la chambre adjacente. Aussi silencieux qu’un guépard dans sa jungle amazonienne, je me laissai glisser entre les câbles et les caissons de ventilation des diverses unités centrales. Le nez dans la poussière, je me faufilai rapidement jusqu’à l’entrée de la pièce où je jurai avoir entendu quelqu’un fureter.
Bingo ! Je voyais Chow qui, lui, était de dos. Du moins son corps. Car sa tête flottant à quelques centimètres de ses épaules me dévisageait ! Le gourou tenait son propre crâne entre ses doigts et commençait à la visser sur son cou.
« Par les 79 lunes de Jupiter ! » échappai-je avant de me plaquer les pattes sur le museau.
Chow m’entendit et paniqua, laissant glisser sa tête. Cette dernière chancela avant de chuter sur son épaule droite. Lorsqu’il fit volte-face, elle tomba finalement au sol puis roula dans ma direction.
« Intrusion ! » hurla une voix mécanique.
Cette alerte ne provenait ni des ordinateurs ni du visage qui s’était désormais calé entre le mur et un écran disposé sur le sol. Chow parlait depuis une grille de métal, visible sur son poitrail dans l’ouverture de sa chemise en faux lin.
« Un robot ! hurlai-je en bondissant hors de ma cachette, bien content que le dénouement possède une explication technologique ne prenant pas en compte ma récente intoxication.
— Intrusion ! cria de nouveau le droïde avec un fort accent soviétique.
— Tiens ? Ne seriez-vous pas un commando communiste ? »
L’unité YU/RI, anciens tueurs infiltrés envoyés par les soviets dans les pays de l’ONU, venait de se trahir.
Je n’eus cependant pas le temps de converser davantage, car l’assassin d’acier s’était rué vers moi. À peine avais-je rebroussé chemin que celui-ci était déjà en train d’arracher le matériel informatique du sol. Au vu sa force, je n’avais aucune chance en combat singulier. Il me fallait donc ruser.
Hélas, cette boîte de conserve admirablement conçue pour tuer ne me laissa guère une seconde de répit. Sans mes talents d’équilibriste et mon incroyable agilité, il m’aurait été impossible de lui échapper.
Du moins jusqu’à ce qu’il me capture à mi-chemin vers la sortie.
Le robot communiste me serra ensuite la gorge.
« Pouvons-nous discuter, camarade ? »
Dialoguer avec cet agent dormant était impensable. J’allais connaître ma fin entre les griffes de ce commie sans âme.
«Tovarishch ? » insistai-je avec mon ultime bouffée d’air.
Ce fut mon dernier souffle. Les doigts d’acier allaient me briser les cervicales une à une. C'était la fin. Et je n'avais pas de scène post-credits.
L’instant d’après, quatre coups de feu résonnèrent dans la pièce, me rendant presque sourd. La carcasse de fer de Chow s’écroula avant de me relâcher.
Peinant à retrouver mon souffle, je roulai sur le sol, me perdant dans les câbles et les moutons de poussière pour finalement terminer ma course à quelques centimètres du visage en silicone.
« Toujours en vie ? »
Ali venait d’apparaître dans le cadre de la porte, nue et une cigarette de marijuana au coin des lèvres.
« Ce type n’avait pas de tête ou cette cigarette au goût de tisane s’avère bien plus forte que prévu ?
— Une unité YU/RI, répondis-je en me raclant la gorge. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’elle fabrique ici à la… tête d’une communauté de néo-hippies pour mener un trafic d’armes de l’Awen. »
Ali écarta la carcasse d'acier. Elle vint ensuite insérer la clé USB dans le port adéquat peu après que je l'eus rejoint sur l'immense clavier de la station informatique.
« C’est ça tous ces trucs sur les écrans ? demanda ma partenaire en me caressant le front. Je pensais qu’il s’était fait une chouette config' pour jouer à Doom.
— Je crois que le robot a remplacé ce Chow et a continué ses activités. Après tout, ils ont été conçus comme des agents dormants devant se substituer au personnel critique du Monde Libre.
— C’est louche, fit-elle en ramassant la tête de métal recouverte d’un masque mimant parfaitement les traits du véritable Chow. C’est étrangement complexe pour du matériel soviétique, non ?
— Peu importe, répondis-je. Ce sont certainement des histoires de mafieux. Pas les nôtres. La clé USB a-t-elle eu le temps d’aspirer tout le contenu du serveur local ? »
Ali acquiesça après avoir jeté un bref coup d’œil au plus imposant des terminaux qui nous surplombaient. Elle posa ensuite la tête de fer près d'un mug de café qui n'était rempli que de poussière.
« Je vais regarder pour Nora, dit-elle ensuite après avoir pris place dans un fauteuil à roulette et empoigné la souris, cette nouvelle méthode pour parcourir un data-core.
— Tu devrais t’habiller avant, non ? »
Elle soupira avant d’écraser son joint sur la langue pendue dépassant de la fausse tête puis elle partit en direction d’un placard à la recherche d’une chemise et d’un pantalon.
Mais dans celui-ci, une nouvelle surprise macabre nous attendait : le véritable e-Fils d’Argos, momifié, était plié en quatre dans la penderie entre une paire de jeans et des manteaux en laine.
Ali haussa des épaules, indifférente au sort du criminel. Une couverture en lin maintenant sur le dos, elle était de retour sur le terminal pour m’aider à éplucher le registre des appels.
« Parcours la retranscription des derniers messages, me demanda Ali me pointant de l’index les derniers fichiers extraits.
— Il est question d’importantes sommes d’argent, notai-je en voyant les détails financiers de nouveaux accords. Regarde, il est mention de Taranis et d’autres… Teutatès, Lucan... Sirona ? Qui diable est Sirona ? Combien sont-ils dans les cryochambres de Lunapolis ? »
Ce Chow gardait en effet beaucoup trop d'informations sur son ordinateur. Cela ne m’étonnait donc plus que quelqu'un ait décidé de le liquider. Trop important et influent, il devait être subtilement remplacé.
Ma partenaire se passa la main dans les cheveux. Les pieds sur le clavier de la station informatique, elle essayait tout comme moi de recoller les pièces du puzzle.
« Je ne vois nulle part le nom de Nora, grommelai-je en me grattant le menton.
— Même dans les entrées récentes ? C’est curieux. »
Je lançai ensuite un programme de comparaison audio afin d’identifier des mentions de sa sœur dans les différents messages vocaux. Et le logiciel se mit à clignoter comme un sapin de Noël. Le programme écrivit les retranscriptions audio sélectionnées en textes qui s’affichèrent sur le moniteur.
« Bingo ! Regarde ce message. Elle est venue ici il y a quelques rotations, releva Ali. Puis, elle indique se diriger vers les Naines.
— C’est un peu vague, fis-je remarquer. Mais là-bas nous pourrons la contacter de nouveau. Il y a moins de chance que notre message soit intercepté si loin du centre du système et du gouvernement.
— Alors il n’y a pas une seconde à perdre ! » s'écria ma partenaire.
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