Une fois à l’intérieur, le manoir était encore plus magnifique. Il y avait des tapis brodés d’argent sur le sol, très agréables pour les pattes. Chaque chaise était recouverte d’un oreiller douillet à l’effigie d’un roi ou d’une reine au nom perdu, très agréable pour les coussinets. Chaque hublot de la taille d’une large fenêtre de château était agrémenté de rideaux en soie, très agréable pour faire ses griffes.
Le reste était convenable pour les humains avec de hauts plafonds tapissés de dorures, cheminées en marbre, tableaux de maîtres détournés pour mettre en valeur des robots, lustres en cristal, buffets Louis-Philippe en bois véritable. Un vrai décor de conte de fées qui plut grandement à mon humaine.
Dans le Grand Salon, Rodrigue nous introduisit auprès de l’intégralité de ses amis, des droïdes de cette première génération à unité orgatronique. Tous arboraient un titre fictif et je vis que la plupart y voyait là une plaisanterie bien rodée au fil des ans.
« Ce bon Marquis ! pouffa une androïde non dispensée d'une poitrine volumineuse. Vous voilà affublé de bien belles parures ! »
Contrairement à ses compagnons, Rodrigue prenait son rôle d’aristocrate bien au sérieux. Ce soir-là, il possédait plus de rubans que d’habitude et portait ses plus hautes bottes impeccablement cirées. Malgré ses frivolités, il était toujours aussi séduisant ; force d’une aura impériale.
« Hélas ! Celles-ci s’avèrent bien fades en comparaison de votre attire, Duchesse. »
Son interlocutrice souligna la flatterie avant de disparaître avec son cavalier de chair.
Les humains présents à leurs côtés possédaient quant à eux une allure bien différente. Ils avaient l’apparence de pirates ou de brigands, hommes comme femmes, malgré les habits bien trop chics pour leur dentition. Ainsi ne fus-je pas frappé de surprise quand j’identifiai son cavalier, Greggor Mancha, un trafiquant de drogue de la ceinture à la prime non négligeable pour ses nombreux meurtres.
« Rodrigue, que fait cet énergumène ici, au côté de cette charmante… reine ? » demandai-je à notre compagnon de métal.
Le marquis, avec Ali pendue à son bras, se retourna avec volupté :
« Reine ? plaisanta-t-il. En aucune façon. Cette délicieuse personne sur lequel nous mirons n’est d’autre que la séduisante Magnificence Liddenbürg, fille aînée de notre hôte et héritière première. Je vois qu’elle figure en bien galante compagnie ce soir.
— Galant n’est pas le mot que j’emploierais pour décrire cet édenté de Greggor Mancha », conclus-je.
Ma sapiens l’avait aussi reconnu. Mais son esprit préféra se focaliser sur le buffet, richement garni des mets les plus exquis de ce secteur du système.
« Je ne savais pas que les robots mangeaient jusqu’à ce que nous passions un peu de temps avec Rodrigue, me confia-t-elle tandis que ce dernier s’était absenté pour saluer un nouveau groupe d’aristo-robots et leurs invités organiques.
— Les premières générations à unité orgatronique avaient besoin de fluide, lui fis-je remarquer avant de réorienter la conversation vers mes inquiétudes. Reconnais-tu néanmoins ce bipède à côté de la fontaine à Champagne ?
— Oui, c’est Mancha, il était dans ta database l’autre jour.
— Non, enfin oui. »
Ma partenaire avait regardé ma database. C’était suffisamment étonnant pour le noter. Mais il y avait plus important :
« Je parlais de celui juste à côté, derrière la Liddenbürg. Le grand chauve est Dam'lek Yurhjul. Il vaut C27'000 sur Gygax, la lune invisible de Mercure. Et là-bas, aux bras de l’aristo avec qui s’entretient Rodrigue… ces deux oies bruyantes sont les Sœurs Hydre-Hyènes de Carme… C35'000 par tête ; et ces Freaks en ont quatre ! »
Il y avait très certainement d’autres profils de ce type. Sans la database des chasseurs de primes enregistrée dans le Kitty, il était impossible de le vérifier. Par contre, autant de têtes mises à prix n’était pas une coïncidence. Si nous pouvions détourner ce manoir, nous serions millionnaires.
« Je sais à quoi tu penses et c’est non, me fit Ali en me calant un toast de caviar entre les dents. Profite de la soirée et nous poursuivrons quelques contrats à notre départ. Ils n’iront pas loin avec la gueule de bois qui se prépare ! »
En tant que partenaire, je me devais d’insister. Mais mon associée ne l’entendait pas de cette façon :
« Je suis une princesse jusqu’à minuit, et tu ne vas pas m’enlever ça ! »
Je finis par céder à Cendrillon, facilement soudoyé par les brochettes de homard zéro-gravité. Mais les sens aux aguets.
Le reste de la soirée se poursuivit au rythme des danses et des discussions animées. Aux alentours du dessert, qui fut servi séparément, une scène se monta dans la Grand Salon. Là, des pantins en costumes y jouèrent Funny Girl avec une réplique holographique de Barbra Streisand au sommet de sa gloire. Enfin, la bienséance laissa part à la bonne ambiance alors que l’alcool coulait à flots communément dans le Grand Salon et la Salle de Bal désormais ouverte à la conclusion de la représentation.
« Sir D’rigue, tu es hyper-mégasympa de nous avoir fait découvrir ces merveilles », balbutia Ali, légèrement ivre.
Bel euphémisme avouons-le. La princesse avait un œil mi-clos, mais le sourire jusqu’aux oreilles avec deux litres de soda au whisky dans la main et une queue de crevette dans une mèche de cheveux.
Son état était cependant similaire aux autres convives, quelle que soit leur teneur en cellules organiques.
« Le plaisir est partagé Dame Ali, lui sourit l’androïde sans aucun jugement. M’autorisez-vous à vous extraire des festivités un instant ? J’aimerais m’entretenir avec vous en privé. »
Ma sapiens gloussa et termina cul sec sa bouteille tandis qu’un groupe d’invités, humains comme robots, l’applaudirent. Rodrigue, tout aussi amusé, lui saisit la main et elle le suivit après avoir emporté avec elle une poignée d’oursons en guimauve.
C’est à ce moment-là que ma tête émergea complètement du saladier rempli de ces mêmes sucreries chocolatées. J’étais en mission, mais j’ignorai laquelle. Je voyais non pas double, mais triple. Privé de mes sens, je me laissai tomber sur la table puis glisser entre un flan au citron et une quiche aux véritables cranberries.
« Par les lunes de Jupiter ! Des cranberries ! confiai-je à un humain à l’improbable mohawk.
— Qu’as-tu contre les cranberries, boule de poil ? râla le força avant de délaisser sa cavalière robotique pour se servir une septuple ration d’éclairs au moka.
— Ce sont de petits points rouges, ne vois-tu pas ? chuchotai-je, plus ivre qu’un Marine en permission sur Cérès. Mes plus mortels ennemis ! »
Deux parts de flan entre les crocs, je m’aventurai dans le labyrinthique manoir cosmique dont les murs ne cessaient de changer de place. Ou bien cela était-ce dû à mon cerveau imbibé d’alcool, de gras et de sucre. Il me manquait cependant une cigarette. Je n’avais plus de cigarettes.
Au fil de pérégrinations, je tombai nez à nez avec une étrange peinture représentant un droïde équipé d’un fouet. Il était habillé d’une peau de bête et grimaçait. Cela était certainement dû à la glace qui l’entourait. Devant courait une meute de chiens, visiblement serviles depuis la nuit des temps, avec à leur tête un digne demi-loup.
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Je jurai bruyamment. C’était ce vil personnage de Balto et son acte héroïque à la noix revisité.
Après avoir longuement marché, ou plutôt roulé, j’avais atterri dans une aile du manoir à l’ambiance plus libertine que le Grand Salon. Les unités orgatroniques avaient su garder leur instinct primaire de manger, mais aussi de se reproduire. Il n’y avait certes aucun échange de gamètes, mais le sexe entre humains et robots était monnaie courante dans le système.
Cette fois cependant les rapports étaient réciproques. Peut-être. Je n’allais pas leur demander ; j’avais une quiche à finir.
Sans les gémissements et les grésillements, le corridor adjacent était vide et bien plus silencieux. Je pris finalement place dans les bras d’un statue. Le ventre rond, je philosophais à quatre mètres au-dessus du sol, avec un reste de cette curieuse meringue trouvée dans un boudoir.
Force du hasard, Ali et Rodrigue étaient juste en dessous, bien trop occupés pour faire attention à moi. De toute façon, ce qu’ils faisaient ne me regardait pas. Et vous non plus. À part peut-être pour certains médecins experts en anatomie, car certaines positions me parurent mécaniquement irréalisables pour deux bipèdes.
« Dame Ali… je suis béni parmi les êtres de métal grâce à cette source organique qui m’insuffle la vie, fit enfin l’aristo-robot en parlant de son unité orgatronique. Car cela me permet d’éprouver des sentiments sincères envers vous… »
Notre hôte se perdait en marivaudage. Les choses devenaient bien plus intéressantes. Avec ma sauvage de partenaire, ce genre de scène était un spectacle assuré.
« Qu’entends-tu par sentiments sincères ? demanda mon humaine pendant qu’elle revêtait de nouveau ses bas blancs avant de remettre ses Louboutin de verre.
— Je vous aime d’un amour véritable. »
Les lunes de vénus devaient être alignées, car je vis Ali rougir par-dessus l’alcool. Plus surprenant encore, elle lui caressa sa joue d’acier froid. Exalté, Rodrigue poursuivit sa sérénade qui prit une tournure mélodramatique :
« Hélas ! Je ressens aussi de la honte, puisque je suis un monstre. »
Rodrigue s’était éloigné, la tête baissée et la main sur le cœur.
« Quoi ? Mais pas du tout, qu’est-ce que tu racontes ? s’écria sa cavalière.
— Que connaissez-vous de notre histoire, Ali ? Celle des androïdes de ma fabrication.
— Lee m’a dit un jour pas mal de choses sur votre unité organonion-truc. Comme quoi c’était un espèce d’organe bien vivant… Une moelle épinière de substitution qui maintenait et animait chaque partie de votre corps de métal, expliqua Ali en lui caressant le torse. Je n’en sais pas plus, car il a tendance à m’endormir quand il part dans ses exposés.
— Et bien ça fait toujours plaisir, grommelai-je alors qu’un calme plat envahit le corridor.
— Votre charmant compagnon est un animal instruit, lui répondit son interlocuteur qui me fit échapper un ronronnement. Hélas, il ne vous a pas dit ce pour quoi il nous a valu d’être traqués. »
Rodrigue se confondit en excuses puis, sous les supplications d’Ali qui avait dégrisé, amorça son histoire.
L’unité orgatronique permettait une intelligence artificielle parmi les plus puissantes du système, mais cela venait avec un terrible prix. Ce complexe trio mixant électronique quantique, moelle épinière et demi-cerveau organique dont personne ne comprenait en totalité le fonctionnement devait se nourrir.
Il lui fallait un liquide spécial. Un fluide qui n’était plus produit depuis longtemps par les usines situées sur feu la Terre. Les aristo-robots de la famille Liddenbürg avaient réussi à déterminer son élément actif principal. La solution résidait, tout naturellement, dans l’origine même de l’unité orgatronique : le fluide cérébral de l’Homo Sapiens.
« Pour une surprise ! » miaulai-je alors qu’un groupe de robots et leurs invités passèrent au loin pour retourner dans le Grand Salon.
Face à ses révélations, Ali gifla Rodrigue.
« C’est donc pour ça que tu m’as ramenée ici ? Pour me pomper le cerveau après avoir fait l’amour ? »
Elle était furieuse. C’était compréhensible. Moi aussi je n’apprécierais pas qu’on se repaisse de mon cortex en salade après une si belle déclaration de flamme.
« Tous les humains présents en ces lieux ce soir sont des criminels. Des meurtriers et des assassins. Nous ne collectons que les rebuts du système. »
Rodrigue, pourtant si éloquent, s’enfonçait de seconde en seconde.
« Mais, je me suis trompé sur votre compte. Sur votre compte à tous les deux. Pardonnez-moi, mais j’ai fureté à l’intérieur de votre vaisseau. Je n'ai découvert que trop tard que vous étiez des auxiliaires de justice ; et non des bandits. Je suis un imbécile !
— Cela ne change rien. Nous représentons tout de même une menace pour vous, grogna Ali, dos au mur. Comme tu l’as dit, les droïdes de ta famille sont traqués. Et devine par qui ?
— Nous ne nous attaquons qu’aux criminels, car cela n’attire pas l’attention. Tu ne risques rien ici, j’ai mis tous mes amis au courant. »
C’est le genre de détail qu’il fallait évoquer dès le début, mon cher Rodrigue. Tu aurais évité tout cet embarras.
L’unité orgatronique, mélange de science et chance, avait réservé bien des surprises par le passé et apparemment, en avait d’autres toujours en réserve.
« Je voulais juste passer un agréable séjour avec vous. »
Ali l’embrassa. Il lui en fallait peu niveau niaiserie. Prenez une chambre ! Mais pour cela, il était déjà trop tard.
L’androïde prit ensuite congé ; juste après avoir demandé à mon humaine de le rejoindre dans quelques minutes, sur l’un des balcons surplombant la Salle de Bal. Il lui avait fortement déconseillé de revenir dans cette dernière maintenant que le minuit jupitérien allait sonner.
« On en apprend tous les jours n’est-ce pas ? » dis-je à ma partenaire en sautant sur le sol après avoir rebondi sur le cadre d’un tableau représentant un pantin qui en consumait un autre.
L’ironique clone métallique de « Saturne dévorant son fils » glissa le long du mur et alla se fracasser derrière le banc où était assisse Ali, occupée à se recoiffer dans le reflet d’un vase vide.
« Lee ? Depuis quand es-tu là ? rougit-elle de honte et de colère.
— Ne te fais pas de mouron, je n’ai écouté que la fin. »
Je pris trois petites tapes sur la tête dont je ne compris pas l’origine. Je lui mordis l’auriculaire pendant la dernière.
« Ce n’est pas le moment de nous quereller. Ne comptes-tu pas rejoindre ton prince charmant ? »
Mon interlocutrice haussa des épaules. Elle hésitait :
« Il doit faire ce cinéma à toutes les pauvres gourdes qu’il ramène ici, avant de leur picorer le cortex avec des Froot Loops. »
Mais elle se trompait.
« Non, je pense qu’il était sincère, lui avouai-je. Sir Rodrigue ne dégage pas de mauvaises ondes et mon sixième sens de chat me demande de lui faire confiance. Et enfin, il me fait penser à Westley dans Princess Bride. »
Après quelques minutes, mon humaine se redressa. Elle était vraiment magnifique dans cette robe. Robot anthropophage ou pas, ce Rodrigue de Bellescharettes avait de la chance de l’avoir en partenaire ce soir.
« Tu crois qu’on va pouvoir récupérer les FID de toute la bande de dégénérés qui se cuite dans la Grand Salon une fois qu’ils auront… enfin, tu vois… à la Romero… »
Elle mima un zombie dévorant sa proie invisible.
Mais nous pouvions dire adieu aux primes. C’était sans aucun doute avec ces dernières que les Liddenbürg s’assuraient un train de vie aussi luxueux depuis des décennies.
Je suivis Ali pendant sa longue marche jusqu’au balcon. De la Salle de Bal résonnaient Les Quatre Saisons de Vivaldi.
Derrière des portes sculptées l’attendait Sir Rodrigue. Il avait désormais un uniforme militaire avec de larges épaulettes d’or, une cocarde multicolore sur le cœur et un sabre de cavalerie à la ceinture. Il souriait. D’un vrai sourire. Aussi impossible qu’il fût constitué de métal, une larme coula sur sa joue.
Quand leurs regards se croisèrent commença le troisième mouvement de l’Été. C’était la saison d’Ali. L’aristo-robot, je le savais, était allé lui-même choisir la musique.
Je pris place sur la rambarde du balcon. En dessous, le spectacle était tout autre. Couverts par les douces notes centenaires, les Liddenbürg et leurs convives entamèrent une bien différente et sanglante chorégraphie. Une valse des ténèbres où ils consumaient des existences tachées de mort, depuis trop longtemps révolues.
Sir Rodrigue tendit sa main gantée de blanc et invita Ali à le rejoindre.
« Puissiez-vous m’honorer d’une dernière danse ce soir ? » demanda le marquis.
— Rodrigue, les flatteries c’est avant de coucher avec la princesse, plaisanta Ali. Pas après. »
Elle saisit sa main et se plaqua contre lui.
« Hélas, je n’aurai de cesse de vous en couvrir. »
Ils dansèrent sans s’arrêter, comme s’il n’eut jamais de lendemain. Flottant au-dessus du tout, les deux amants de cette nuit tristement éphémère étaient seuls au monde, roi et reine de leur univers.
Ce fut quand même une magnifique soirée.
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