Les voyages interplanétaires avaient bercé de douces rêveries des dizaines de générations avant la nôtre. Une chimère romancée à multiples reprises avec de fabuleuses sornettes comme l’hyperespace, les portes des étoiles ou encore la téléportation. Des utopies n’ayant jamais vu le jour. Car l’humanité tournait toujours à cette vieille fission nucléaire ; dévorant uranium et plutonium.
Proxima se situait à 268 000 UA. Cela ne vous dit rien, n’est-ce pas ? Sachez qu’en comparaison, la distance entre la ceinture principale et Mars n’était que de 0,5. Face à l’infini inatteignable pour le sapiens, le système solaire n’était qu’un grain de sable. Pourtant, les trajets entre les stations étaient d’une longueur cauchemardesque malgré les efforts d’ingénierie permanents de Baltimore Industries.
Personne de sain d’esprit ne s’aventurerait seule dans le cosmos. Mis à part l’aspect technique des moteurs et du pilotage, j’imagine que la véritable limite de l’exploration spatiale était la solitude. Il n’était pas question d’ennui ou de risque de cabin fever. Mais plutôt de l’écrasante présence du rien et du tout. Une brutale remise en question de l’ego.
Je pense tout simplement que l’espace et son immensité de vide terrifiaient les hommes au moins autant qu’ils les fascinaient. Et ils n’étaient pas les seuls : les félins aussi.
L'adage stipule qu’un chat n’a pas de maître mais du personnel à disposition. Il aurait évidemment été hors de question de traverser les champs d’astéroïdes sans main de chair pour me gratter le menton et remplir ma gamelle.
Ainsi, mon humaine était mon opium. Mon humaine me faisait toujours oublier l’étouffant univers et la solitude. Mais mon humaine ne me délaissait que trop souvent ces derniers temps :
« Ali ? C’est un scandale ! Mon estomac crie famine depuis l'astroport de Los Pallas ! »
Elle ne m’avait pas entendu. Elle devait être à l’autre bout de l'habitacle, à regarder de vieilles séries terriennes en Betamax. C’était son occupation principale pendant sa longue convalescence suite à la bataille du Firmament de Feu ; la bouche remplie de snacks et un shot d’insuline dans le bras.
Parfait. C’était le moment de m’en griller une discrètement. Depuis la mort d’Ada et de Rodrigue, j’avais repris cette mauvaise accoutumance. Un moindre mal.
Hélas, le flair imparable de la chasseuse de primes me débusqua plus rapidement qu’un mutant vénusien vous désosse un croiseur.
« Tu as recommencé à fumer ! » hurla-t-elle en passant la tête dans le cockpit.
Je lui fis les yeux ronds ; une autre vieille habitude. Mais cela n'eut aucun effet avec une cigarette entre les babines. Je n'étais pas aussi mignon que l'ourson Paddington.
« C’est de ta faute ! Tu me délaisses, soufflai-je en me laissant dériver sur le panneau de commande adapté pour mes menus pâtons.
— Au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, je suis encore blessée ! Jurassic Park m'a presque bouffé sur le Marco Polo !
— La belle affaire ! Je me meurs, moi aussi, figure-toi !»
Ma partenaire retourna dans l'habitacle et me fit peu après planer un toast au beurre de cacahuètes. Ensuite, ce fut une brique de lait avec sa paille spéciale pour félins. Enfin, ce petit train de gâteries se conclut par un patch de nicotine.
Je fermai l'ennuyeux compte-rendu de l’ordinateur de contrôle pour me délecter de la tartine quand le tableau de bord émit un bip. Sur celui-ci clignotait l’antique symbole du combiné téléphonique qui attira mon regard.
« Ah ! Nous captons un signal ! »
Ali revint au cockpit en traînant des pieds malgré l’apesanteur. Elle commanda oralement l’ouverture du canal radio. Les haut-parleurs du Kitty crachèrent avant de transmettre l’appel paniqué d’une femme qui devait avoir une quarantaine d’années :
« Ici Connie… auxiliaire n° 2… demande aide d’urgence aux coordonnées jointes… contrat en fuite… cible dangereuse… demande aide d’urgence aux coordonnées jointes… »
Le message, ponctué de fritures et de grésillements, tournait en boucle. Il existait de nombreuses Connie dans le registre de l’Alliance. Hélas, sans son matricule il était impossible de savoir à qui nous avions affaire.
« Ce n’était pas une bonne idée de prendre un chemin détourné, fit Ali. Célestes ou non, on aurait dû rejoindre l’autoroute en repassant par Cérès. Tout ça pour ne pas payer le péage, espèce de pingre.
— Que dit la carte sur les coordonnées ? demandai-je en prenant place dans mon siège en ignorant sa remarque.
— Un astéroïde insignifiant proche d'ici, répondit ma partenaire. Nous nous situons à la lisière de la ceinture principale donc rien d’étonnant. Il n’est même pas répertorié par l’administration minière. »
Si les vautours vénaux de la Guilde des Minerais de la Ceinture n’avaient pas catalogué ce bout de caillou, c’est qu’il n’était rien d’autre qu’un amas de poussière.
« Te sens-tu prête pour retourner dans le feu de l'action ? demandai-je à Ali affairée à resserrer ses bandages.
— Back to business, comme tu dis toutes les cinq minutes ! » conclut-elle alors que je faisais rugir le réacteur post-nucléaire.
L’astéroïde sans nom était un rocher gris à la surface écorchée par les radiations solaires. Il paraissait à peine plus gros qu’une médiocre station stellaire.
« Les astéroïdes sont rarement gais, mais celui-ci est plus lugubre que la moyenne, avait commenté ma sapiens en parcourant sans relâche les différentes fréquences disponibles à la recherche d’un S.O.S. plus stable. On dirait un vieil Oreo passé à la machine à laver. »
Elle disait vrai. Ce corps céleste possédait une aura menaçante tout en ressemblant à un vieux biscuit.
« Pas de contact sur la surface ? Aucun nouveau message ?
— Toujours le même en boucle, répondit-elle. Et personne ne semble nous avoir remarqués. On ne reçoit rien d’autre…
— Étrange. L’Hirondelle est un vaisseau furtif certes, mais nous sommes pourtant en visuel et toutes nos fréquences d’entrée sont ouvertes. »
Nous réalisâmes le tour de l’astre. Il n’y avait aucun signe de crash, ni aucune trace d'atterrissage forcé ou intentionnel sur toute la surface. Si le chasseur de primes et sa proie se trouvaient sur cet astéroïde, ils avaient dû trouver refuge en son sein.
Car il n’était pas rare que ces cailloux volants possédassent des crevasses. Justement, Ali avait repéré une entrée à la périphérie d’un cratère. Elle était suffisamment large pour qu’un vaisseau de taille moyenne puisse y pénétrer. Cerise sur la pâtée au saumon, l’ordinateur de contrôle y confirma l’origine du signal de détresse.
À l’intérieur, une faible activité magnétique perturba nos instruments et nous dûmes naviguer à l’aveugle, mais pas sans l’appui de nos projecteurs. Grâce à eux, nous pûmes rapidement relever des traces d’opérations humaines. De puissantes foreuses avaient élargi les parois formant ainsi un tunnel parfaitement cylindrique.
« Coupe le réacteur principal, me conseilla ma partenaire. Avançons avec les deux auxiliaires et les stabilisateurs. »
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Elle avait raison. De nombreuses fissures se dessinaient sur le plafond et nous n’avions pas pour ambition d’être l’origine d’un nouveau signal de détresse.
Le Kitty glissa silencieusement entre la poussière de roche et les quelques éclats qui vinrent s’entrechoquer avec notre blindage. L’Hirondelle arriva ainsi progressivement au-dessus d’un gouffre peu profond, lui aussi artificiel. Quiconque vivait ici s'était mieux camouflé que Mancéphalius ou Carole Séléna.
« Regarde en bas, dis-je en amorçant doucement la descente. C’est un sacré bric-à-brac. »
Le fond du précipice était segmenté d’alcôves de béton hexagonales. C’était comme survoler une ruche géante abandonnée.
Il y avait une dizaine d’alvéoles. Chacune accueillait un vaisseau de taille et de forme différente. Les plus anciens, avec leurs ailes effilées et leur peinture rouge toujours tenace, dataient du début de l’âge spatial dans le secteur. Certains étaient récents, mais pas autant que le Kitty.
« Pas un seul quai ne semble libre, je vais essayer de trouver un autre en persévérant par le passage là-bas ! »
En planant au-dessus des alcôves, j’avais identifié un petit souterrain creusé manuellement dans la roche qui continuait un peu plus en profondeur.
« Je vais préparer ma combinaison et sauter ici, me répondit Ali. Je vois un sas d’accès pour les sorties en extérieur.
— Es-tu certaine ? » demandai-je.
Je plaçai ensuite mon casque autour du cou puis synchronisai l’ordinateur au poignet de ma partenaire avec le système de communication sans fil.
« Si cette Connie a besoin d’aide pour récupérer le bandit, autant ne pas traîner…
— Justement. Nous ignorons à qui elle avait affaire. Ni ce que nous allons trouver là-dedans. Et tu as l'air de te remettre plus difficilement de tes blessures qu'à l'habitude... »
Ali enfilait déjà sa combinaison spatiale par-dessus ses bandages. Le casque maintes fois réparé vissé sur la tête, elle vérifia ensuite le système de maintien de température, le filtre à dioxygène et les divers autres instruments qui devaient la faire revenir en vie.
C’était le moment d’engager le briefing protocolaire habituel :
« Que dis le processus si tu découvres une salle clairsemée d’œufs bizarres ? demandai-je en imitant la voix mécanique d’un robot.
— Je ne suis pas idiote, répondit-elle. Je reste loin.
— Et si tu trouves un cube menant à un monde parallèle sadomasochiste ? poursuivis-je en vérifiant sa pression sur le tableau de bord.
— Je ne suis pas idiote. Je reste loin. Quoi que...
— Non ! Et si… »
Elle me fit taire en me grattant derrière les oreilles tout en rabattant sa visière. J’entendis sa voix à travers mon casque audio :
« Il n’y aura pas de problème. C’est nous les problèmes. »
Quelques instants plus tard, Ali sauta dans le vide gelé. Je la vis flotter jusqu’à l’ouverture de cette curieuse station abandonnée avant de reprendre mon exploration.
Si cette dernière s’avérait infructueuse, je n’aurais qu’à remplacer l’un des vaisseaux dans son alcôve. Le risque était cependant que ceux-ci tombent en miette et viennent polluer ma vision déjà fortement réduite. Il fallait demeurer prudent avec les vieux équipements.
« Tu me… çois ? »
Hors du vaisseau, le signal grésillait un peu, mais la voix de ma sapiens passant par le micro situé dans le col de sa combinaison était suffisamment claire pour comprendre le principal.
« Oui ! Es-tu à l’intérieur ?
— Affirmatif. J’ai pu entrouvrir la porte du sas pour m’y glisser et initier l’égalisation des pressions, répondit-elle. Si je ne suis pas réduite en compote dans quelques secondes, je devrais pénétrer dans cette espèce de base militaire et l’explorer sans gaspiller l’oxygène des bouteilles. »
Parfait. Les lieux possédaient encore leur atmosphère. À moins d'être scellés, cela signifiait que les fonctions principales étaient opérationnelles et donc qu’un ordinateur tournait toujours.
« Tu ne peux pas brancher la nouvelle caméra du casque ? demandai-je en essayant de l’activer à distance.
— Non… l’audio pompe déjà toute ma batterie… et le signal radio est très mauvais. C’est à… si je t’entends… »
Les accumulateurs au plomb étaient vraiment de qualité médiocre. Néanmoins, la faiblesse du signal radio devait être due à la présence de murs épais en béton, car mon humaine avait mentionné avoir affaire à une base militaire.
« Bien reçu. Fais attention ! » l’alertai-je.
Je n’entendis que l’armement du calibre .50 comme réponse. Malgré ses blessures, Ali avait les choses en main. Je pouvais me concentrer de nouveau sur ma mission.
Car devant moi, la grotte rétrécissait drastiquement. Le diamètre ne fut bientôt presque plus suffisant pour que le Kitty puisse passer. Par moment, je sentis la roche racler contre le blindage. Je commençais à craindre que cela n’arrache des équipements. J’aurais pu élargir la voie à coups de mitrailleuse, mais le risque de voir le plafond s’effondrer ne m’enchantait nullement.
« Penses-tu réellement que ce soit un complexe militaire ? demandai-je en rentrant l’un des projecteurs avant qu’il ne percute un bloc de minerai flottant.
— On dirait. Je n’ai rien compris au protocole d’entrée… les haut-parleurs… rendus l’âme. Mais, en tout cas il y a bien de l’oxygène donc j’ai pu enlever mon casque. »
Une base militaire perdue ? Jusqu’à présent, il n’y avait eu aucun système de défense, mais cela n’était peut-être pas le cas à l’intérieur.
« Qu’est-ce que tu vois ? demandai-je par curiosité.
— Des murs rouges. Des indications peintes en jaune, mais totalement illisibles, commenta Ali. Il y a une grande quantité de détritus sur le sol, mais du coup je peux y suivre des traces de pas de semelles plombées. »
À l’extérieur, la sortie du tunnel s’amorça enfin et je pus distinguer de nouvelles constructions humaines. Plaqués contre le sol poussiéreux reposaient de vieux monopods à moitié désossés. Leurs carcasses rendaient toute manœuvre difficile dans ce cloître obscur.
« Fais très attention à toi, lui répétai-je. J’arrive au bout du souterrain. Je perçois une espèce d’ouverture de secours. Je vais essayer d’y amarrer le Kitty. »
Ali ne répondit pas. La liaison radio avait été coupée. Puis, quelques jurons grésillèrent dans le casque et me firent sursauter. Quelques secondes plus tard, mon humaine était de retour en ligne :
« J’ai trouvé Connie. »
La sobriété du message ne présageait rien de bon.
« Comment va-t-elle ? m’enquerrai-je en mettant ma manœuvre en pause.
— Je… je lui demanderai quand j’aurai retrouvé son visage. J’ai l’impression d’être dans le film Society. Tu te rappelles ?
— Élégant. Comment peux-tu savoir que c’est elle ?
— L’émetteur gît à ses pieds. »
Ce n’était pas le meilleur des scénarios. Son assaillant avait sans doute fini par se débarrasser d’elle. Mais quand je lui demandai s’il y avait des traces de celui-ci, Ali réclama le silence. La liaison radio fut de nouveau coupée, mais cette fois-ci volontairement.
Je repris donc ma manœuvre, faisant glisser le Kitty contre le plafond qui s’effrita par endroits. La poussière et les blocs de roche ainsi soulevés vinrent tambouriner contre les vitres du cockpit, obstruant toute vision. Il fallut attendre quelques minutes que le nuage se condense un peu plus loin pour que je puisse atteindre le ponton.
Je parvins enfin à me fixer suffisamment proche de la paroi métallique. Il allait être possible de réaliser un pont entre le sas du vaisseau et le socle d’éjection du canot de sauvetage sidéral.
« Voyons voir ce que les sapiens sont venus faire aussi loin de Cérès et de Pallas », murmurai-je à moi-même pendant que je câblais l’ordinateur de contrôle au réseau informatique interne miraculeusement fonctionnel.
Mais mon humaine revint en ligne :
« Lee ? »
Sa voix était plus faible, comme si elle chuchotait.
« J’ai… type en visu. Je crois que je suis détectée. Il se met à détaler !
— Je me hâte ! répondis-je. As-tu pu récupérer le FID de Connie ?
— Non ! Cette enflure le lui a arraché ! cria-t-elle alors que je l’entendis courir sur un sol en métal. Ne te précipite pas ! Télécharge une carte des lieux qui puisse nous aider. Je pense que tu seras plus utile dans le vaisseau que sur place ! »
La communication fut conclue par un coup de feu et un grognement de douleur.
« Ali ? »
Pas de réponse.