L’humanité m’avait toujours autant rebuté que fasciné. Nous parlons là d’êtres capables de fissurer des atomes et de traverser l’univers par simple amour. Et d’un autre côté, nous avons cette même espèce à l’origine des chambres à gaz et de la bombe H. C’était la difficulté majeure de vivre auprès des sapiens : dissocier le bon du mauvais. Un exercice bien éreintant tant il mélangeait souvent les deux.
Pour les comprendre, il faut connaître leur Histoire. Une existence damnée ponctuée de guerres. Cette propension à la violence était explicable cependant. Notre planète d’origine était une jungle : le fort chassait le faible. Mais une société évoluée ne devrait pas avoir pour but de gommer cette archaïque hiérarchie ? Une fois le monde annihilé, était-ce judicieux de transposer ce modèle à notre système ? Et étendre ainsi ce chaos humain à l’univers ?
Être un auxiliaire de justice permettait le plus souvent d’être du bon côté du revolver. Mais parfois la chance tournait.
« Auxiliaire de justice n°TI-2-20XX-777 lance appel de détresse à l’Alliance, hurlai-je. Suivez la balise ! Auxiliaire de justice n°TI-2-20XX-777 lance appel de détresse à l’Alliance ! »
Un S.O.S dans l’espace est aussi utile que de crier depuis le fond d’un océan. Par-delà la ceinture, les signaux semblaient se perdre davantage dans le néant.
« Auxiliaire de justice n°TI-2-20XX-777 lance appel de détresse ! E.T. téléphone maison ! Allo, Major Tom ? Quelqu'un ? Mince, alors !»
Un violent impact me fit presque couper le bout de ma langue. Il fut aussitôt suivi du ricochet du projectile entre les différentes plaques d’acier du blindage. Le cockpit était désormais plongé dans le noir, seul le tableau de bord clignotait.
Un nouvel indicateur lumineux apparut en relief : la pompe secondaire avait aussi été touchée. Nous allions bientôt manquer d’oxygène.
Ali était installée au poste de tir de la 200. Elle rendait coup pour coup, remplissant la soute et la cabine d’une odeur de poudre qui me prit le museau. Elle bombardait nos poursuivants jusqu’à la surchauffe générale, quitte à faire fondre le canon.
L’Intercepteur aux lignes de faucon était plus rapide et mieux armé. J’ignorais où ces douaniers corrompus l’avaient déniché. Mais ma haine était plutôt dirigée vers le zélé Sur-Intendant de la Marine qui n’avait pas lésiné sur leur réserve de munitions. Depuis maintenant trois jours, ils nous pilonnaient sans relâche.
« Comment peut-on encore voler avec tout ce qu’il nous crache à la figure ? » hurla Ali.
Elle avait fait irruption dans le cockpit, le visage et les doigts pleins d’huile et de sang. Ma partenaire cherchait nos outils. Le canon avait fini par lâcher.
« Le Kitty est invisible aux radars à courte portée, car sa signature est trop faible, répondis-je. Ils tirent à l’aveugle… et plutôt mal. »
Une rafale frôla les stabilisateurs gauches, réduisant en charpie le boîtier de communication au passage. Quelques secondes plus tard, un incendie se déclara dans la soute, activant l’alarme sonore.
« Face à eux, seuls des pirates viendraient à notre secours ! » maugréa Ali en abandonnant les outils pour saisir l’extincteur carbonique.
Son opinion était juste. Il fallait trouver une autre solution.
« J’ai un cluster d’O.C.E.P. en visuel, criai-je par-dessus le concert strident de la sirène. Je vais essayer de nous y cacher quelque temps. Mais il est plutôt dense.
— Tu es capable de voler à travers ça ? demanda Ali de plus en plus inquiète à la vue de la pluie de débris ferreux et de morceaux d’épaves.
— Non. Je propose donc de les inviter à bord. Nous pourrons discuter tranquillement avec chacun un sorbet de ta Snoopy Cone Machine ! »
Un nouvel impact me plaqua contre le siège. Un obus avait traversé la carlingue juste en dessous du cockpit, provoquant une importante fuite d’air sous mes pattes.
Je perdis tout contrôle à quelques mètres du nuage d’astéroïdes et de carcasses de vaisseaux. Par chance, l’ordinateur avait eu le temps d’activer le système de freinage et le parachute. Derrière nous, l’Intercepteur avait cessé l’assaut de peur de se fracasser contre ces objets célestes en perdition tant redoutés des pilotes.
De petits débris frôlèrent le Kitty, pulvérisant un à un les derniers volets nécessaires au ralentissement. Sans l’appui des mitrailleuses avant, nous manquâmes de finir notre course contre le flanc d’un kryptonier géant originaire de Vénus.
Simple caprice de la fatalité. Car quelques instants plus tard, un demi-astéroïde cent fois plus imposant s’apprêta à croiser notre chemin.
Je voyais le reflet de mon visage sur la vitre noire du moniteur central. Mes traits fatigués étaient baignés de rouge par ces messages d’alerte pour lesquels je ne pouvais plus rien. Nous allions nous crasher sur la surface, y creuser une belle balafre et tomber dans l’un de ces cratères sans fond. Ou bien, à cette vitesse, finir par en dessiner un nous-mêmes. Notre ultime tombeau se rapprochait de plus en plus.
« Mince ! miaulai-je. Je voulais revoir Saturne et ses anneaux. J’espérais revoir Titan ! »
Il n’y eut aucune explosion, aucun tonneau mortel pour disséminer nos restes et le Kitty dans le cosmos. Il n’eut même pas d’impact contre un sol rocheux ou un gisement de fer. Car nous étions de nouveau passés au travers du danger.
Nous traversâmes une atmosphère qui ralentit notre chute à travers un ciel azur de paradis. L’Hirondelle plana par-dessus un désert orangé qui encerclait un lac bien trop sphérique pour être naturel. Une curieuse bourgade aux toits rouges entourée de prairies roses occupait un rivage lointain.
J’avais ressenti le choc de l’impact tant attendu dans chacune de mes vertèbres ; des épaules au bout de la queue. Je ne sentais plus mes membres arrière. Quelque chose s’était cassé dans le bas de mon dos.
Je me rappelle avoir crié, souhaitant désespérément une réponse d’Ali. Silencieuse, mon humaine vint finalement me chercher dans le cockpit et nous pûmes nous extirper du Kitty par le hublot.
« Si je mets patte à terre, tu ne me retrouveras plus », plaisantai-je en voyant ma sapiens s’enfoncer jusqu’à mi-cuisse dans le marécage écarlate qui nous entourait.
Ma sauveuse ne dit mot. Au sang et à l’huile qui recouvrait son corps se mélangeait maintenant la boue. Une plaie béante à son cou coulait comme une fontaine. Le shrapnel était resté figé profondément dans sa chair, c’était à peine si elle pouvait respirer.
En fin de compte, le vaisseau s’en était le mieux sorti. Ses ailes étaient à demi enfoncées dans un amalgame de limon et de vase. Les impacts d’obus par lesquels s’engouffrait l’eau aux reflets bleutés étaient potentiellement réparables si l’on ne tardait pas trop. La question était plutôt le délai qu’allaient nous attribuer nos poursuivants. Sur ce point, une réponse nous fut aussitôt donnée :
« Mains en l’air ! »
Épuisée, Ali tomba finalement à la renverse.
If you spot this tale on Amazon, know that it has been stolen. Report the violation.
« Les mots me manquent pour exprimer à quel point ce dispositif rivalise d’ingéniosité », dis-je incrédule quand Yaan-ze eut fini de m’expliquer le fonctionnement du dôme atmosphérique qui était aussi un camouflage.
L’adolescente à la crinière de feu fit disparaître les plans holographiques des bobines électromagnétiques d’un claquement de doigts, avant de poursuivre son exposé :
« Son seul défaut est sa consommation en énergie. Cette dernière est si incommensurable qu’elle nécessite la présence d’un réacteur nucléaire. Heureusement, celui installé par les gens qui habitaient ici avant nous fonctionne toujours. Ils ont d’ailleurs dû l’emprunter sur l’un des navires du cluster. »
Elle faisait allusion aux carcasses de tankers qui flottaient au milieu des morceaux d’astéroïdes. Astéroïdes dont de minuscules débris métalliques décoraient la chambre de la petite maison de colon, reproduisant les plus célèbres constellations.
Au demeurant, Yaan-ze signifiait Columbia en dialecte vénusien ; comme la constellation de la colombe.
Quelques minutes plus tard alors que Yaan-ze commençait à m’expliquer le fonctionnement de refroidissement du réacteur, Ali nous rejoignit. Elle ne portait plus sa combinaison, mais une robe rockabilly noire à pois rouges. Il lui avait fallu moins d’une demi-journée ceinturienne pour se remettre sur pieds après un tel accident. Mon humaine sortait définitivement de l’ordinaire.
Grimaçant sous l’effort, ma partenaire s’assit en tailleur à nos côtés. Elle me donna ensuite un bout de sandwich au beurre de cacahuètes qu’avait dû lui préparer Beek-sun, le grand frère de Yaan-ze, qui assurait la maintenance du dôme. Ce rouquin au nez cassé avait passé la matinée à veiller à son chevet. Fort à parier qu’elle lui avait tapé dans l’œil.
« Comment vous sentez-vous ? » demanda l’adolescente loquace.
Bien qu’une simple amatrice d’ingénierie, Yaan-ze était une experte en soins médicaux d’urgence.
Déjà, la petite infirmière inspectait scrupuleusement chacun des bandages et particulièrement le pansement à son cou.
« En vie. Grâce à vous », la remercia Ali.
Mon humaine me gratta ensuite entre les deux oreilles avant de poursuivre vers le menton. Mon ronronnement trahit mon affection. Je voulus étirer mes jambes, mais celles-ci avaient encore beaucoup de difficulté à se déplier. Cela avait cependant un avantage : un morceau de sandwich supplémentaire.
Yaan-ze se retira, préférant nous laisser seuls. Je pus alors m’entretenir avec ma sapiens qui s’empressa de demander un compte-rendu de la situation. Je privilégiai commenter sa nouvelle tenue :
« Tenterais-tu un casting pour Grease ? Où est-ce que tu as trouvé ça ?
— Dans le dressing. Quelqu’un a mis ma combinaison et ma veste à sécher dans le jardin qui donne sur la rive.
— Sûrement Yaan-ze. Juste après que tu te sois évanouie, ces exilés des mondes intérieurs nous ont sortis du marécage autour du lac protégeant leur réacteur. Quelques mètres plus loin et nous étions finis. »
Je rassurai ensuite Ali concernant le Kitty. Beek-sun et ses amis étaient en train de le remettre d’aplomb dans la grange commune du village. Le bâtiment était visible depuis la fenêtre où elle se tenait maintenant.
« Une bien étrange tribu… » dit mon humaine.
Je souris. Les compagnons de Yaan-ze et de son frère étaient en effet des plus énigmatiques. Vêtus uniquement d’une couche de boue sèche, ils avaient fui le système médian et occupaient désormais cette vieille colonie américaine abandonnée. C’étaient des esclaves des usines de Vénus. Des mutants qui avaient échoué dans ce cluster grâce à la providence.
« Quelle est sa mutation ? » demanda Ali en désignant une photographie de Yaan-ze accrochée au-dessus de sa paillasse.
Notre hôte possédait les photos de chacun des jeunes du village. Elle les avait disposées autour du vieux Stars and Stripes à quarante étoiles.
« N’as-tu pas remarqué les tumeurs qui recouvrent son dos ? Des cancers à répétition qu’elle soigne comme elle peut, répondis-je.
— Des pauvres bougres irradiés par les Planètes de l’Enfer, hein ? Pour sûr, ils savent faire quelque chose de leurs douze doigts ! »
Le dôme électromagnétique protégeait toujours leur asile. Grâce aux fermes hydroponiques et à leurs cultures, ces réfugiés vivaient dans la quiétude. Jusqu’à ce que nous leur ramenions des douaniers de Cérès. Ce fut la prochaine appréhension d’Ali que je rassurai du mieux que je pouvais :
« Beeks' a vu l’une de leurs sondes survoler la voûte énergétique il y a quelques heures. Le cluster d’O.C.E.P est assez dense pour s'y cacher. Mais ce n’est qu’une question de temps avant qu’ils ne percent à jour le subterfuge. »
Ma sapiens laissa échapper un rire d’épuisement.
« Ils nous en veulent tant que ça ?
— Ali Mary Angel Koviràn, répondis-je en articulant bien chaque syllabe de son nom et de ses prénoms. Tu as éjecté leur officier par le air lock du Kitty. »
Mon interlocutrice bafouilla d’inaudibles excuses qui se transformèrent beaucoup trop rapidement en justifications :
« Et puis je n’aime pas les uniformes. Et encore moins les types corrompus qui me volent mes précieux FID. Et tu te moques de moi ? C’est toi qui contrôlais le sas ! »
Léger détail sans importance. Nous pouvions débattre jusqu’au dîner, cela ne changeait pas le fait que l’Intercepteur et son équipage réclamaient maintenant vengeance.
« L’idéal serait de réparer basiquement notre aéronef et de les entraîner loin le plus vite possible », conclut-Ali, le regard égaré dans les constellations miniatures de notre hôte.
Peu avant le souper, Beek-sun nous rassura quant à l’avancement des travaux sur le vaisseau. Selon lui, l’Hirondelle serait en état de voler d’ici quelques jours. La problématique technique principale concernait la synthèse du refroidisseur alcoolique qu’ils ne possédaient pas. Entre-temps, il espérait que l’Intercepteur ait rebroussé chemin. Cependant, la présence du chasseur des douanes ne sembla guère l’inquiéter.
« Nous sommes traqués depuis Vénus, expliqua-t-il autour du repas. Cela ne change rien à notre quotidien.
— J’ai vécu ça, dit Ali. Et je connais la nécessité de rester caché sans que des idiots nous fassent repérer… »
Beek-sun lui tapota l’épaule de son unique main valide puis la rassura :
« Le village ne vous voit pas du tout comme des perturbateurs. »
Un ami du mutant, habitant de l’autre côté du lac, mais de passage au village, avait été convié au dîner que nous prîmes dans la salle à manger comme si nous fêtions Thanksgiving. Il avait rapporté de succulents mollusques à la chitine cobalt. Si le bras droit d’Ali n’avait pas été coincé par les bandages, elle aurait dévoré le sien en moins de temps qu’il aurait fallu pour le dire.
En plus d’être un mécanicien plutôt talentueux, Beek-sun s’avéra être un véritable fanatique d’armes à feu. Sa collection personnelle comptait des dizaines de pièces, dérobées çà et là au fil de ses périples. Le village possédait de quoi se défendre. La vue de ce jeune John Rambo, avec une cartouchière comme unique vêtement et une ZeG-HW rouillée au bout de son seul bras, était cependant plus ridicule qu’autre chose.
Pour ma part, je préférais la compagnie de Yaan-ze. Recevoir caresses et câlins à longueur de journée surpassait grandement les démonstrations de testostérone de nos deux sauvages.
J’ignorais pourquoi, mais tout était remis en perspective auprès de Yaan-ze. Qu’il était agréable de faire la sieste sur son ventre pendant qu’elle écoutait en boucle Black Sabbath sur son quarante-cinq tours. Je me sentais peut-être plus chat et moins chasseur de primes.
Le soir du troisième jour, nous avions mangé tous ensemble au bord du lac. Une légère brume embrassait les rives de sable orange. La berge se teintait de rouge au gré des infimes vagues provoquées par les changements des cycles du réacteur.
« Dis-moi Yaan-ze, dit Ali. Tu es la plus jeune ? J’ai l’impression qu’il n’y a pas d’enfants dans le village.
— C’est parce que les mutants ne peuvent pas en avoir, répondit l’adolescente. Castration chimique.
— C’est infâme, s’insurgea Ali. Mais que va devenir la colonie ? »
Yaan-ze eut alors une explication qui nous brisa le cœur :
« Rien, mais ce n’est pas important. Notre espérance de vie est très réduite de toute façon. Je pourrais fermer les yeux ce soir et ne jamais me réveiller…
— Qu’ils viennent nous tuer cette nuit ou demain cela nous importe peu. Nous sommes libres et heureux ! Autant que cela finisse ainsi », souligna Beek-sun qui nous rejoignait.
Il tendit une part de tarte à la citrouille à Ali qui contre toute attente, refusa. Pour être honnête, je n’avais plus d’appétit non plus. Beek-sun le remarqua et nous charia aussitôt :
« Mais ne faites pas cette tête ! Et puis au pire, la douane nous trouve… que vont-ils faire ? Nous rançonner pour qu’on répare leurs vaisseaux ou nous voler quelques crédits qui ne nous sont d’aucune utilité ! »
Beek-sun se sentait coupable d’avoir assombri l’ambiance et sa sœur vint à son secours :
« On connaît la musique après avoir voyagé deux ans dans l’espace médian. Notre vie ne vaut pas le prix d’une balle. »