Il était désormais temps de tendre un piège à notre netrunner. Sa disquette métallique de retour auprès de lui, Oppenheim nous laissa travailler sur le plan et fila annoncer la nouvelle aux commanditaires du contrat sans parler de notre implication. Au passage, il affirma passer récupérer la clé de cryptage de l'Awen demandée par Braun dans le coffre-fort de la corporation.
« C’est devenu un petit flagorneur des corpos votre Doc... » avais-je dit à ma partenaire une fois de retour aux commandes de la console.
Le badge du chasseur de primes reposait sur un coin du bureau, sous un mince écrin de rouille. Il gisait aux côtés d’une belle collection de briques de sirops pour la toux et de douilles vides ; preuve d’un amateurisme pour les cocktails tonifiants à base de poudre.
« Je ne pense pas que l'Awen ou les corpos soient son seul problème, me répondit-Ali en relevant la même chose que moi. Tu remontes une piste intéressante ? »
Elle reposa une brique d’élixir aux champignons après s’en être servi un verre. À sa grimace, ce n’était pas demain la veille qu’elle abandonnerait le soda pour la liqueur médicamenteuse vieillie aux radiations.
« Plus compliqué que prévu, car ce pirate est talentueux, maugréai-je en m’acharnant sur les messages d’erreurs répétés. Mais j’ai de quoi le débusquer rapidement ! »
Ali me tendit une disquette vierge pour que je puisse sauvegarder mes avancées et les stocker sur le Kitty. Un tel programme de dissimulation devait être scrupuleusement étudié.
Je profitais de ce court laps de temps pour en apprendre plus sur la station et le potentiel objectif de ce soi-disant terroriste. Les codes de sécurité de Ludwig, toujours fonctionnels jusqu’à ce que la console soit éteinte, permettaient un haut niveau d’accès.
Down Terminal tournait comme un vaisseau des plus basiques. Les consoles qui étaient ciblées par les sabotages contrôlaient le réacteur nucléaire nécessaire pour garder une orbite stable. En les faisant sauter, Down Terminal serait privé d’un tel système et dériverait hors de l’autoroute céleste. Ce qui signifierait la fin de son activité économique. La piste d’un concurrent mal intentionné se renforçait.
Mais ce ne fut pas ma seule trouvaille :
« Ludwig n’en est pas à sa première bavure. L'Alliance a passé le mois dernier à camoufler ses écarts.
— Combien ? demanda ma partenaire.
— Vingt-sept. Dont des policiers. Nous sommes au niveau d’un Hemingwest sous cocaïne, mais toujours moins qu’un département de police de Babylone. Ou même Outrage City, te rappelles-tu ?
— Merde ! Quel carnage, soupira-t-elle. Qu’est-ce que tu fabriques, Doc ?
— Le phosphore blanc a fini par lui fondre le cerveau, dit Nora. Combien de jours avant qu’un accès de folie ne lui fasse retourner son arme contre nous aussi ? »
Ali jura de nouveau.
« Votre ami, s’il ne l’a jamais été, est parti depuis bien longtemps, conclus-je. Si la corpo ne le liquide pas, l’Alliance va s’en occuper. Et leurs droïdes ne comptent pas parmi les plus tendres. »
Le téléchargement était terminé. Ali synchronisa ensuite son poignet avec le traqueur que j’avais sommairement fabriqué en parallèle de mes recherches. Mais malheureusement, notre conversation n’était pas passée inaperçue.
« Vous êtes là pour lui, n’est-ce pas ? »
Monday, la secrétaire, se tenait dans le cadre de la porte face au bureau, le doigt sur la détente d’un Remington braqué sur nous.
« Vous êtes des chasseurs de primes vous aussi.
— Allons, je suis bien trop mignon pour n’être qu’un vulgaire chasseur de primes, m’exprimai-je alors qu’Ali mettait ses mains en évidence. Vous me voyez blêmir sous cette offense, ma chère. »
Le bruit du déclic du chien me figea sur place. Il était rarement de bon augure. Mais cela n’empêcha pas ma sapiens de poursuivre la conversation en s’avançant doucement par-delà le bureau :
« Que voulez-vous dire par… « lui » ?
— Celui qui nous défend tous ici-bas. Et ce n’est pas des nouveaux chasseurs de primes qui vont l’arrêter. »
La thèse d’un sabotage par une corporation concurrente s’envolait. La fable sociale était donc d’actualité.
« Écoute petite… »
Le coup partit et frôla la joue d’Ali qui retourna à couvert derrière le bureau d’Oppenheim, renversant toutes les briques en plastique qui rebondirent sur le sol.
Quand je relevai la tête, la jeune femme avait déjà disparu avant que le nuage de poussière de rouille ne se dissipe.
« Si elle prévient le reste de la station, ils vont nous balancer dans le vide… grogna mon humaine.
— Tu n’allais pas quand même pas la tuer, si ? » demanda Nora qui avait plongé elle aussi derrière le bureau.
Son pistolet automatique était toujours dans son étui ce qui me rassura aussi.
« Lee ? As-tu pu télécharger les informations ? On… »
Le terminal à son poignet émit une alerte sonore. De retour sur son épaule, nous pûmes la découvrir ensemble. C’était le petit programme que j’avais mis au point avant que nous soyons interrompus. Trahie par sa trace numérique, notre cible se déplaçait dans les coursives. Il préparait un nouveau sabotage.
Ma partenaire galopa immédiatement vers la sortie, bousculant les officiers de police qui avaient été attirés par le coup de feu :
« Venez !
— Et Oppenheim ? demandai-je.
— Laisse-le où il est, répondit Nora. Évitons une autre bavure. »
Jamais nous n’avions aussi vite couru. Non sans surprise, le dernier ascenseur disponible cala à mi étage après un long cri d’agonie. Il ne nous restait plus qu’à rejoindre le point d’accès aux coursives par un escalier une fois encore encombré de pièces de robots.
Sur les paliers dormaient des gens de tout âge, mal nourris et fortement irradiés par la proximité du moteur de la station. Certains étaient si faibles qu’ils eurent à peine l’énergie de se mouvoir devant nous et nous dûmes escalader les barreaux de la cage d’escalier.
« Nous figurons bien loin des commodités du haut de Terminal, fis-je remarquer.
— Je me demande vraiment ce qu’ils ont à gagner au sabotage de cette dernière. »
J’avais aperçu à cet instant à quel point ces personnes étaient recouvertes d’hématomes. Certains possédaient visiblement des fractures non soignées ou des hémorragies flagrantes qui n’étaient pas causées par le taux de radiation constant. Pourtant, ces gens n’étaient pas en état de se battre entre-elles. Elles n’avaient même pas essayé de nous voler.
Nous eûmes la réponse un peu plus loin. À l’ombre d’une cage d’ascenseur désaffectée, trois hommes en uniforme antiradiation de la police prenaient à partie une jeune femme qui ne détenait plus la force de crier.
Ali, rouge de colère, avait déjà la main sur la crosse de son .50. Mais celui-ci resta de nouveau dans son étui. Ces brutes demeuraient intouchables, car nous ne pouvions attirer l’attention sur nous.
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« J’ai envie de vomir, me confia-t-elle.
— Je sais », répondit Nora alors que la finalité de tous ces sabotages commençait à se dessiner dans mon esprit.
L’accès aux couloirs des tunnels de maintenance n’arborait qu’une sécurité mineure et il avait été facile pour notre terroriste d’y pénétrer. Les caméras avaient été volées, les drones de patrouilles désossés et le système d’alarme électronique ne possédait plus de sirène. Enfin, la serrure mécanique avait été piratée beaucoup plus récemment. Nous demeurions donc sur ses talons. Un peu trop d’ailleurs.
Une forme sombre manqua de peu Ali et je dus sauter de son épaule. Une barre de plomb tomba au sol dans les quelques centimètres d’eau bleue stagnante. Notre assaillant s’enfuyait dans l’un des trois couloirs qui nous faisaient désormais face.
« Tout va bien ? demandai-je à ma sapiens alors que j’entamais la poursuite du criminel dans la coursive centrale.
— Oui… oui, affirma celle-ci en dégainant son arme pendant que Nora la relevait. Je me dirige sur la gauche, je vais le piéger un peu plus loin.
— Je prends la droite ! » conclut Nora.
Je courus à vive allure vers la coursive centrale, évitant les déchets tranchants et les pieux rouillés. Notre cible n’avait pas mon agilité et l’odeur du sang m’alerta qu’il s’était déjà dangereusement blessé dans cet environnement bercé dans la pénombre à laquelle j’étais insensible.
Hélas, ce hacker cumulait les ruses ou bien n’avais-je pas été assez malin. Au détour d’un couloir, quelque chose me traversa la patte avant droite et je reçus un violent coup dans les côtes. Je fus alors projeté dans une flaque de boue en contrebas, enseveli sous une cascade d’eau croupie.
Par chance, je repris rapidement connaissance. Mon assaillant avait dévalé le torrent et, sans se préoccuper davantage de moi, fonça en direction de la sortie du tunnel qui était illuminée.
« Halte ! »
Ali venait de sauter d’un puits dans le plafond et tenait désormais l’homme en joue. Elle tira au sol en guise de sommation. Le coup de feu et le vacarme de l’impact sur le béton résonnèrent presque à l’unisson dans la coursive. Les bruits de pas s’étaient arrêtés. J’entendis alors la voix d’un jeune garçon :
« « Mort ou vif », doit dire votre annonce. »
Il détenait un micro-ordinateur portable au moins aussi vieux que le Kitty. Portable était un bien grand mot. L’unité centrale était délocalisée sur son dos, le clavier accroché au bras et des lunettes câblées faisaient guise d’écran. Avec un tel poids sur les épaules, il était à bout de souffle.
Seulement, ce n’était pas là l’unique raison de son épuisement. Je le vis en effet soulever sa capuche afin de révéler son visage. À la lueur blafarde des diodes, il avait les traits fatigués d’un vieil homme.
« C’est terminé, lui répondit Ali pendant que je la rejoignais en boitant. Derrière toi, il n’y a qu’une chute dans le vide d’une centaine de mètres. Après avoir longé les clapiers, tu te fracasseras le crâne dans le cimetière des pièces détachées. »
L’adolescent pianota sur le clavier mécanique de son ordinateur. Presque aussitôt, un vrombissement fit trembler les murs. Quelques secondes plus tard, la sortie de la coursive fut entièrement obstruée par un vaisseau au blindage vert.
Mon vaisseau. Il avait préparé son coup et piraté le Kitty.
« Laissez-moi partir ! » exigea l’adolescent.
Les deux mitrailleuses de 40 mm se redressèrent et se mirent à tourner. Il les avait armées.
« Je n’ai pas le choix. Je dois finir ce que j’ai commencé… dit-il.
— Je vais compter jusqu’à trois, le menaça ma partenaire. Je veux que tu poses ton Power Glove et que tu lèves les mains en l’air. Sinon je vais devoir tirer.
— Laissez-moi… insista le jeune garçon.
— Un. »
Les mitrailleuses tournaient toujours, faisant siffler les ailettes de refroidissement.
« Deux.
— Ali ? » miaulai-je, inquiet.
Quelqu'un cria depuis la même coursive depuis laquelle mon humaine s’était laissée tomber. Nos invités firent alors esclandre. Oppenheim chuta dans l’eau, entre Ali et le netrunner. Le chasseur de primes, serrant dans ses bras sa secrétaire, dévisageait le hacker tout en se relevant.
« Un pas de plus et j’explose la caboche de ton espionne », mugit Oppenheim avant de se perdre en jurons incohérents.
Les canons du Kitty retombèrent.
« Doc ? Qu’est-ce que tu fais ? » cria Ali, l’adolescent toujours en joue.
Le chasseur de primes se retourna vers nous, braquant rapidement son arme dans notre direction avant de l’enfoncer de nouveau brutalement dans la pommette ensanglantée de la jeune fille.
Il avait le regard perdu à l’horizon, sans lueur. Cette pauvre âme était de retour dans les tranchées de Saturne. Sa raison l’avait abandonné pour un instinct sauvage. Cette guerre insensée poursuivait ses ravages même une fois terminée.
« J’ai déjà nettoyé le serveur de la station, dit le hacker. Votre ami a choisi le mauvais camp ; le camp de l’oppresseur. Vous ne pourrez rien pour lui à moins de me tuer. Mais alors vous sacrifierez tous les habitants de Down Terminal.
— Lee ? Tu sais de quoi il parle ? »
Je l’éclaircis sur la situation grâce à mes précédentes recherches sur le P.C. d’Oppenheim :
« L’arrêt du réacteur et la ruine économique de Down Terminal comme de sa corporation. Mais aussi la fin des radiations mortelles pour ses résidents.
— Qu’est-ce qu’on fait ? » demanda Ali, la voix tremblante.
Je soupirai :
« La ruine économique n’amènera rien de bon dans les deux cas. »
Nous nous étions retrouvés dans la zone grise inhérente à chacun de ses gagne-pains qui impliquaient de sortir des sentiers battus de l’Alliance. Les contrats permettaient d’éviter tous ces dilemmes d’ordre moral et la vie était plus simple de cette façon.
« Ce n’est pas notre souci ! cria Oppenheim. La tête de cet homme est mise à prix ! Nous devons mettre fin à ces agissements. Tir ! »
Monday, la secrétaire, lui mordit la main. Il la frappa avant de la jeter au sol. Le pied sur sa tête, il enfonça son visage dans la boue. Les tourelles du Kitty ronronnèrent de nouveau. « Doc » Oppenheim mit alors en joue le jeune garçon qui braqua les mitrailleurs de 40 sur cette nouvelle cible désormais à découvert.
Il n’y avait pas de camp. Juste des convictions, ballons d’hélium s’entrechoquant au-dessus d’une flamme soumise au vent sur le point d'exploser. Le choix appartenait maintenant, comme souvent, à celui qui viserait le mieux.
« Ton ami. Ton arme. Ta décision, répondis-je à Ali. Quoiqu’il arrive, je respecterai ton verdict. »
Oppenheim tira le premier. La jeune femme, n’ayant jamais cessé de se débattre, le déstabilisa et il rata sa cible. La balle de son .38 explosa contre les vitres blindées de l’Hirondelle.
Un nouveau tir résonna dans la coursive. C’était Nora qui venait d'arriver derrière nous. Elle avait touché « Doc » entre les deux épaules. L'ex-Marine et enfant de Titan s’effondra sur le sol à l’instar d’un pantin à qui on aurait coupé les ficelles.
Ce n’était pas terminé. Paniqué, le hacker pianota sur son ordinateur et les mitrailleuses du Kitty nous mirent en joue. Mais rien ne se passa. Elles tournèrent à vide.
« Elles sont à sec depuis deux semaines, idiot, ricana Ali. On est au moins aussi fauchés que vous. »
Ni le netrunner ni la jeune femme qui s’était jetée vers lui ne participèrent à la plaisanterie.
« Et maintenant ? » demanda celui-ci.
Ma partenaire avançait vers lui, ramassant la douille de son calibre qui avait glissée à l’intérieur d’une vieille bouteille.
« Et maintenant tu m’arraches ce FID avant de disparaître de la circulation avec un nouveau de ta confection, répondit Ali. Changer d'apparence est un talent rare, mets-le à profit, homme aux mille visages.
— Toutefois, tu peux faire exploser autant de consoles que tu veux… » dit Nora en nous rejoignant.
Elle m’attrapa ensuite dans ses bras afin d’examiner mes blessures.
« … ils enverront toujours des gens les réparer et d’autres chasseurs de primes te traquer. Vous devriez partir d’ici avec le premier cargo. »
Sur ces mots, les épaules du jeune hacker tombèrent. Il semblait vaincu et au bout de ses forces.
« Je t’ai dit que c’était vain ! lui hurla Monday. Ils ont trop à perdre et sont trop bien protégés ! »
Nous fîmes marche vers le chasseur de primes pour que Nora récupère la clé de Braun puis nous nous dirigeâmes vers le Kitty. Au moins, nous n’avions pas à descendre jusqu’aux plates-formes d’atterrissage.
Je pensais déjà à un bon bain pour me débarrasser de cette odeur d’égout quand mon humaine, alors sur nos talons, s’arrêta à la hauteur du couple, toujours tétanisé :
« Dis-moi, vu que tu n’as pas l’air d’être la moitié d’un idiot », dit Ali alors que Nora et moi entrions dans l'Hirondelle.
Le hacker et Monday levèrent la tête avant de dévisager Ali. Cette dernière s’était retournée vers le corps sans vie de Ludwig Oppenheim. Du sang s’écoulait du dos de l'infortuné et venait se perdre à ses pieds.
« Tu sauras faire quelque chose des codes d’accès que ce pauvre Doc trimballait sans cesse avec lui. »
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