Ali était de retour dans le cockpit et prit les commandes. Sans surprise, elle nous crasha contre l’ambulance géante. Un second crime de guerre se rajouta à notre liste.
« Rien de cassé ? demanda-t-elle après avoir retrouvé ses esprits.
— Si. À peu près tout… »
Fort heureusement, le vaisseau avait été évacué. Le grand hangar dans lequel nous nous trouvions était vide mis à part les restes du Hornet et l’Intercepteur. Miraculeusement entier, ce dernier avait terminé sa course non loin.
« Tu vois notre kamikaze ? » m’enquis-je en passant par le hublot brisé.
Mais Ali s’était déjà lancée à la poursuite du criminel. Ce dernier venait de rejoindre les escaliers menant au pont supérieur. Rapide comme tous les félins, je la rattrapai promptement au niveau des premières marches.
« Il est blessé, fis-je après avoir remarqué les traces de sang frais sur le sol. Il court pourtant vite. »
Nous avions désormais rallié les coursives où s’entassaient les équipements médicaux hors d’usage.
«Pour un cyborg, ce peu de sang perdu ne fait pas grande différence, me rappela ma sapiens. Restons sur nos… »
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Un sabre venait de lui frôler le visage, manquant de peu de lui raccourcir son joli nez.
L’Ingénieur-en chef et Colonel de l’armée séparatiste, Fritz Von Gebhardt, se tenait dorénavant en garde face à nous. Son uniforme gris déchiré et couvert de taches rouges dissimulait ses implants et son épaisse cuirasse de kevlar sous-cutanée qui nous barrait le chemin.
« Que me voulez-vous, Major ? rauqua l’officier qui reconnut l’habit et le sabre que portait toujours Ali.
— Je vous le dirai après un petit assaut », répondit-elle avec un fort accent germanique moqueur, tout en saisissant le manche de son arme.
Elle le salua avant de se mettre en garde.
« Je vois, soupira son adversaire. Traîtresse ? Marine ? Chasseuse de primes ? »
Il bondit en réalisant une banderole que ma sapiens para avec facilité. Réagissant à l’appel de cette dernière, il accomplit une fente puis un redoublement bien trop lent. Aucune de ses attaques ne toucha sa cible. En un une-deux, mon humaine écorcha le cyborg à la mâchoire.
« Rodrigue avait raison, confia-t-elle. Les gens ne savent pas manier leur coupe-chou. »
Hélas pour lui, Gebhardt ne put avoir de nouvelle passe pour prouver sa valeur d’officier. Nous fûmes arrêtés par une voix familière qui se faisait désormais une spécialité de nous interrompre avant la conclusion d’un contrat :
« Plus un geste ! »
Du coin de l’œil, j’aperçus le canon de la carabine tenue par le gêneur.
« Par les 79 lunes de Jupiter, que faites-vous ici, Braun ? » m’exclamai-je en faisant volte-face.
Le capitaine de la police militaire était accompagné de trois soldats qui maintenaient en joue les deux escrimeurs de leurs fusils d’assaut AR-15.
« Colonel Fritz Von Gebhardt, commença-t-il sans même nous saluer. Vous êtes en état d’arrestation pour conception, trafic et recèle d’implants illégaux et contraires aux lois du Solatech. Et trahison, bien entendu. »
Son sabre volé toujours en main, ma partenaire était furieuse contre le soviet :
« Non content de nous faire rater une nouvelle prime, voilà que tu ruines mon match !
— Désolé, le Kitty, dit le MP. Sommes-nous cependant quittes si je vous dis que devant vous se tient le fumier qui a inventé l’implant ayant détruit la vie de Belle Sassie ? »
Intéressant. Cela changeait beaucoup de choses en effet. Mais je doutai que Braun employât ici la bonne stratégie pour faire lâcher l’affaire à mon associée. Celle-ci émit un juron avant de braquer son calibre vers le cyborg ennemi.
« Il est à nous », grogna-t-elle en désarmant la sécurité.
Gebhardt éclata de rire avant de narguer son auditoire :
« Vous fanfaronnez beaucoup alors que je n’ai toujours pas de menottes aux poignets ! »
Sous l’ordre de Braun, l’un des soldats avança vers le criminel pour lui passer les fers. Celui-ci éternua alors à en faire trembler les murs. Ali, comme le commando, fut tapissée de morve. Les autres, moi y compris, ressentîmes la froide caresse de l’immonde bruine.
« Je rêve ou ce répugnant personnage vient de me cracher dessus ? » bégaya Braun avec une voix cassée.
Von Gebhardt profita de l’étrange confusion pour saisir une arme à feu et mit à terre les deux soldats qui couvraient les arrières de Braun. Ce dernier, perdu dans la contemplation de ses mains, ne fit rien pour l’empêcher de fuir.
« J’ai la tête qui tourne », fis-je en me sentant planer à deux mètres du sol.
Des mains roses me frottèrent les yeux. Maladroites, elles m’avaient presque aveuglé et cassé le nez. Je les devinai me caresser les joues et le menton. Je n’avais plus de poils sauf sur ce dernier. Plus de museau et des oreilles percées ainsi qu’au mauvais endroit. Je voyais si flou malgré l’épaisse paire de lunettes.
« Je suis un humain ! m’écriai-je à mon tour. Et roux !
— Qu’est-ce que… mugit Ali d’une voix virile. J’ai un duo de…nom de… »
Ses mains tapotèrent ses hanches et sa poitrine.
« Ce chacal a interverti nos carcasses, expliqua Braun dans le corps d’Ali en regardant la touffe de poil effrayée qu’était devenu le dernier soldat.
— C’est un sorcier ! Au bûcher ! hurla Ali à travers l’enveloppe du MP.
— Je pense que ce sont tout simplement des implants fonctionnant à courte portée, précisai-je. Nous contrôlons un autre tas d’os, mais nous sommes toujours bien à l’intérieur de notre propre crâne. Ils ont dû voler par ses projections glaireuses jusqu’à nos voies nasales. Puis, nager vers notre cerveau.
— Ou alors c’est une malédiction comme dans Monsters&Mazes ! » insista Ali en faisant grincer sa combinaison spatiale d’assaut de Marine.
Elle était maintenant en train de gonfler ses muscles et de se tapoter l’entrejambe.
« Ce n’est pas de la magie ! » conclus-je avant de me saisir de mon propre corps à l’intérieur duquel paniquait le soldat.
Avec l’enveloppe d’Ali, Braun inspecta les deux autres hommes de son escouade. Von Gebhardt les avait liquidé pour prendre la fuite. Sans plus attendre, le MP fonça à sa poursuite. Mon humaine s’élança sur ses talons en me laissant derrière. J’étais le seul à ne pas savoir courir sur deux jambes.
« Enfer ! Je n’ai aucun équilibre ! » pleurai-je en basculant de nouveau en avant.
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Le soldat qui avait atterri dans mon corps s’en sortait mieux que moi. Heureusement, celui-ci était resté à mes côtés après ma nouvelle débâcle ambulatoire. Peut-être avait-il pitié de moi ou bien craignait-il que je lui fracture quelque chose ? Toujours est-il qu’il était incapable de parler et se mordit plusieurs fois la langue en essayant.
Au gré d’insurmontables efforts, je parvins à rejoindre un terminal. Le vaisseau était toujours alimenté, mais comme je le redoutais, il chutait tout droit vers la planète. Dans quelques minutes, nous allions pénétrer dans l’atmosphère et griller au même titre que du bacon au brunch hebdomadaire.
« Tu devrais verrouiller les monopods de sauvetage », articula difficilement le squatteur avant de se mettre à tousser.
Je savais qu’il allait dire ça. Je connaissais aussi ses identifiants m’ayant permis de me connecter. Nous partagions donc plus que nos simples anatomies.
« Laisse-la venir, lui répondis-je en désactivant une à une les capsules de secours. C’est une boule de poils.
— Quel merde ! dit-il après avoir vomi sur sa propre épaule. J’aurais préféré être dans le corps de la nana.
— Crois-moi, lui rétorquai-je. De nous tous, celui que je plains le plus est ce pauvre Raspoutine. Avec Ali, ce sera un miracle s’il récupère ses fesses en entier. »
Et cela n’était que la face de l’iceberg. Je doute que partager sans le vouloir leur passé respectif à cause de cet implant soit un exercice appréciable.
« Au fait, je m’appelle Lee, » me présentai-je.
Il me répondit en tendant la patte avant :
« Sergent William McCoy.
— Parfait, Sergent McCoy, conclus-je. Maintenant, arrêtez de penser à ma partenaire nue, car j’aimerai me concentrer sur les monopods sans réviser l’anatomie de deux sapiens. »
Le moniteur émit soudainement une alerte visuelle. Quelqu’un venait de pénétrer à l’intérieur du pont de commandement. À en juger par le lecteur de FID, il s’agissait de Gebhardt.
« Trouvons une arme et allons-y ! » m’écriai-je en me rendant compte que je pouvais tenir une mitrailleuse pour la première fois de ma vie.
Lorsque le sergent et moi-même arrivâmes au pont de commandement, Ali et Braun y étaient déjà. Ils avaient fini par rattraper le « colo-criminel » et poursuivaient une dispute improbable déclenchée par la récente porosité de leurs consciences.
« Tu as largué cette fille parce qu’elle te surnommait « Syrniki » ? hurla mon humaine sous les traits rouges de colère de Braun. Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? C’est le plus mignon des biscuits !
— Tu veux qu’on parle de gâteaux ? Tu as dépensé plus en Reese’s que moi en nourriture de toute mon existence ! C’est insensé ! enchaîna Braun.
— Dis le mec qui mange des Tic Tac Toe Pasta pour chaque repas comme un étudiant fauché !
— On attaque le mode de vie ? Dans ce cas, désolé de te l’apprendre, mais la télécommande d’un magnétoscope n’est pas à cet usage ! Lui répondit ce dernier d’un air dégoûté.
— N’as-tu pas honte ? Vicieux ! »
Enfin, pour la santé mentale de leur infortuné public, la joute verbale dériva de nouveau sur qui devait arrêter Fritz Von Gebhardt.
« Soyons sérieux Capitaine, intervint Gebhardt. Vous me capturez et après ? Mes connaissances en matière d’implant sont bien trop importantes pour la Marine. Je passerai un accord et serai réaffecté au Bureau des Ingénieurs, libre comme le vent. »
Cette conversation avait des airs de déjà-vu.
« Il a raison, m’interposai-je. Les types comme ça ont trop à offrir avec les stupides inventions.
— Hors de question de le laisser courir pour qu’il pirate le cerveau d’autres innocents comme Belle Sassie ! intervint Ali en dévisageant le Marine dans sa propre enveloppe.
— Les ordres sont les ordres ! Je dois le ramener vivant ! hurla le Camarade Braun à en déchirer les poumons de ma partenaire. Sais-tu ce que c’est de suivre une consigne une fois dans ta vie ? »
Trop tard. La détonation d’une arme à feu résonna dans l’immense cockpit. Le MP, ou plutôt Ali avait pressé la détente de son AR-15. Fritz Von Gebhardt avait eu le visage scindé en deux au niveau des oreilles.
Les deux militaires jurèrent. Braun fusilla mon associée du regard avant de la menacer de son propre calibre .50 irisé.
« Je suis dans ta tête, affirma Ali sans sourciller. Je sais que si je ne le faisais pas tu allais décharger mon pistolet de la même façon. »
Braun baissa l'arme avant de se pincer l’arête du nez comme pour réfléchir. Avec le cerveau gorgé de sucre de ma sapiens, je lui souhaitai bien du courage. Il risquait de se faire un anévrisme. D’ailleurs je sentais déjà l’odeur de caramel s’échapper de ses oreilles.
« Le rapport aurait été plus simple à remplir, grommela-t-il. Comment vais-je expliquer maintenant que la moitié de son crâne décore le pare-brise d’une frégate médicale ? »
Une alarme résonna sur le pont et un message d’alerte s’afficha sur les moniteurs monochromes.
« Pare-brise d’un vaisseau qui vient de pénétrer dans l’atmosphère, fis-je remarquer en notant aussi la soudaine montée en température de la pièce.
— Que diriez-vous de prévenir Pingu et de nous casser d’ici en vitesse, Boss ? proposa McCoy à qui l’idée de rester dans un cercueil en perdition ne plaisait pas davantage.
— Pingu est là ? Mute également ? demanda Ali qui avait subitement changé d’humeur.
— Ils nous attendent dans l’Intercepteur ! expliqua Braun en sectionnant le FID de Gebhardt. Filons d’ici avant que les vitres n’explosent ! »
Le pare-brise en polymères se fracturait de part en part. Le vaisseau se déchirant et les ascenseurs hors service, nous dûmes rejoindre le hangar principal à la force de nos mollets. Celui-ci était sur le point de s’effondrer sur lui-même, mais les deux courageux Freaks étaient restés en position, à dégager l’Intercepteur des décombres.
Grâce aux talents de Pingu et mon expérience pour ces situations désespérées, nous parvînmes à quitter la frégate juste avant de pénétrer dans la stratosphère. Contournant l’orbite où se battaient encore la Marine et les séparatistes, nous pûmes finalement rejoindre le calme habituel du vide sidéral.
Tout danger désormais écarté, je m’étais assis aux côtés d’Ali allongée sur la banquette du module médical. Mute, la cigale géante, soignait quelques blessures superficielles sur le corps masculin d’emprunt débarrassé de son armure.
« Ce serait cordial de mettre un sous-vêtement quand on se balade dans l’enveloppe de quelqu’un », grogna Braun qui revenait du cockpit avec une conserve de Tic Tac Toe Pasta dans la main.
Ma partenaire, la tête du soviet dans l’appareil d’imagerie radio, lui répondit d’un juron fleuri.
« Voilà ton dû, dit-il en lui lançant le FID. La version officielle du rapport, que je dois encore manipuler à cause de nos frasques, stipule que Gebhardt est mort en tentant de fuir dans un monopod. »
Il sourit à travers le visage d’Ali. Ce fut une expérience étrange.
« Qu’en est-il des implants, Mute ? demanda mon humaine en ôtant ses épaules du scanner. Allons-nous retrouver nos corps prochainement ? »
En l’attente de plus amples résultats de l’IRM, la cigale géante jongla entre ses différentes cassettes pour exprimer son inquiétude. Elle provoqua un recul de panique de la part d’Ali lorsqu’elle sortit ensuite d’un tiroir une paire de pinces nasales chirurgicales de la taille de son avant-bras.
« … Ou… espérer… mort… implant ! crapotèrent les enceintes de son radio-cassette afin de formuler ce maladroit constat.
— Combien de temps ? demanda Raspoutine qui surveillait l’apparition des conclusions sur l'écran par-dessus mon épaule.
— Heures… jours… années… » répondit le florilège de voix par lequel communiquait la médecin.
Elle leva ensuite ses pattes en signe d’impuissance ce qui ne rassura pas le Marine.
« Va pour la pince, décida son interlocuteur en saisissant les chevilles de son propre corps occupé par Ali.
— Hors de question ! Hors de question ! pleurnicha mon humaine en sautant à l’extérieur de la couchette. Jamais !
— Ces trucs vont bien finir par se décoller, fis-je remarquer en zoomant sur les images de l’IRM. Regardez, les sockets membranaires se retirent du cortex et c’est tout juste s’il n’est pas déjà en train de se désagréger. »
Mute valida mes observations et revit ses estimations à la baisse. Selon elle, le cerveau devrait désormais rejeter le corps étranger d’ici quelques heures. Ces implants étaient beaucoup moins aboutis que celui utilisé sur la Freak salamandre.
« Que diriez-vous d’attendre patiemment autour d’un solide scotch ? proposa McCoy qui était en contact radio depuis le cockpit où Pingu se divertissait de la situation.
— Pas avant une bonne douche ! râla Ali. Je constate que mon corps, comme celui de Lee, est encore couvert de sang et de boue jaune toxique. »
Elle tapota ensuite les omoplates louées à Braun pour le guider jusqu’à la salle d’eau de l’Intercepteur.
« Piégée ainsi dans une enveloppe de mec, je préfère d'ailleurs profiter de cette nouvelle expérience », dit-elle.
Le soviet, toujours aussi stoïque, ne se laissa pas séduire par la proposition :
« Certainement pas.
— Je tiens à vérifier si la chanson dit vrai, Raspoutine ! »
Puis elle se mit à chanter en imitant un accent slave le célèbre couplet de Boney M :
« Most people looked at him with terror and with fear
But to Moscow chicks he was such a lovely dear ! »
Personne ne tient vraiment longtemps tête à mon humaine. Pas même ce grincheux de soviet.
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