La vie à bord du Kitty était souvent ponctuée de débats houleux entre Ali et moi. Nous avions abordé une variété infinie de sujets, mais l’un d’eux revenait sans cesse au grand dam de l’ordinateur de contrôle que nous avions programmé pour suivre le score.
J’étais pour ma part convaincu que la plus belle ville sur Terre avait été Tokyo, la conurbation du Pacifique et le dernier bastion consumériste de l’Eurasie communiste.
Ses gratte-ciels de verre dépassaient la troposphère. Les cerisiers holographiques de Yanaka volaient la vedette aux néons d’Akihabara. Enfin, les Izakayas combinaient ambiance, alcool et plats chauds ; le tout bercé par le doux fumet des cigarettes de soie.
Et puis Tokyo était la mégapole des robots géants, paladins d’acier contre la menace rouge grandissante. Les japonais avaient réussi à bâtir des armures monumentales, pilotées par un équipage. Hélas, les soviets avaient été les premiers à déployer des androïdes mastodontes ; les premiers à développer l'IA qui fit basculer le destin de la Terre.
Ma partenaire avait une tout autre théorie qu’elle défendait corps et âme. Une thèse imbibée de ketchup et de Budweiser.
« Tout le monde sait qu’il n’y avait qu’une seule véritable ville sur Terre. Et elle s’appelait New York City, me répondit Ali, la bouche débordante de Nerds acidulés. »
Assis sur le rebord de l'unité extérieure d'un climatiseur, nous entamions notre cinquième heure d’ennui à surveiller la sortie de cet immeuble. C’était un gratte-étoile plutôt huppé du centre-ville de Canyon Creek, la station des courses et des paris plus ou moins légaux, située en orbite de Callisto.
« La Grosse Pomme… soupirai-je. Il n’y avait rien de plus banal. »
Ma partenaire me fatiguait. Mon paquet de cigarettes était vide. Je me sentais déjà grincheux.
« L’unique intérêt de cette métropole, à part les mille échoppes à pizza, était l’espèce de parc prenant toute la place, dis-je en m’étirant. Mais imagine-toi qu’ils l’ont orné d’une statue de canidé ? Offensant ! »
Ma sapiens m’interrompit en me mettant un doigt sur le museau. Elle n’aimait pas que je critique ce balourd de Balto. Mais surtout, quelque chose bougeait enfin dans la ruelle en contrebas. Cela ne m’empêcha pas de poursuivre :
« Une petite statuette de bronze. Risible. Savais-tu que les pyramides de l’Ancienne Égypte avaient été bâties pour, et par les chats. Voilà quelque chose qui valait le détour sur cette planète avant que vous, bipèdes impotents, ne fassiez tout sauter.
— Oui, oui… c’est ça, m’ignora Ali. Regarde ! La porte de derrière est en train de s’ouvrir. »
Simo Golowi, modeste parieur et gros endetté à la prime bien alléchante, venait de sortir de l’édifice que nous surveillions depuis ce matin. Il vivait sous un pseudonyme ridicule près de cette lune de Jupiter où il avait commencé une autre vie et un nouveau business. Malheureusement pour ce brigand en col blanc originaire de Mars, son FID mal bricolé l’avait trahi. Quand son infâme petite tête au front plat franchit les portes, il fut temps de passer à l’action.
« Brillant ce Golowi, expliquai-je. Cribler de virus le data-core de son ancienne corporation pour ensuite vendre les barrières N/Z6 adéquates au prix fort. La loi de l’offre et la demande à son paroxysme.
— Tu dis des mots intelligents », ironisa Ali en haussant les sourcils avec dédain.
Cette australopithèque m’énervait quand elle faisait ça.
« Beaucoup de gens travaillent dans ces immeubles, lui fis-je remarquer. Oublie le jet-pack, nous devons être aussi discrets que nos propres ombres ! »
Mon humaine de service écouta mon conseil. Silencieusement, elle rangea son calibre dans son holster.
« Il faut donc se la jouer ninja… » chuchota-t-elle.
Une lueur dans le regard, elle dégaina le petit tantō qu’elle avait gagné quelques jours plus tôt après un contrat sur MorningStar. Malicieuse comme toujours, elle me lança soudainement :
« Je saute.
— Comment ? Mais il y a au moins vingt mètres et…
— Yippee-ka-yay motherfucker ! »
Elle s’élança sans retenue. Je ne pus que crier, non sans briser l’effet de surprise que je défendais tant.
« Citer des Betamax ne te rend pas immortelle pour autant ! Espèce de demeurée ! »
Je me maudis de ne pas avoir davantage insisté pour Fievel la veille. Il n’était jamais bon de stimuler l’imagination d’Ali en matière de violence.
Golowi ne vit pas la mort venir du ciel. Ma sapiens planta son court sabre droit à travers son thorax avant de le percuter de plein fouet. Notre cible fut pliée en deux sur le sol. Sa tête heurta brutalement le montant d’acier d’un conteneur de recyclage, brisant ses microchips temporales. Il fut ainsi privé de sa vision.
Golowi et son costume trois pièces hors de prix de chez Borderline furent réduits en charpie. L’ancien banquier de la NBM était troué de part en part. Les plaques de kevlar qu’un techie lui avait rajouté sous les côtes ne lui furent d’aucune utilité face à tant de furie. Ses appels à l’aide ne se résumèrent qu’à de bien trop longs gargouillis étouffés. Il rendit finalement l’âme entre deux bulles vermeilles.
C’est alors que je vis que le vaurien n’était pas sorti seul. Quatre personnes, une femme en tailleur beige impeccable et trois individus équipés de matériel électronique se tenaient tétanisés dans le cadre de la porte. Mon humaine sauvage leva brièvement les yeux, la figure couverte de sang. Elle les remarqua aussi.
Je reconnus alors la caméra Polaroid, la perche microphone ainsi que la célèbre Janet Berlioz, de MoneyBiz-79. Nous venions de massacrer le sujet de son émission en direct, sur la chaîne la plus regardée des lunes de Jupiter.
Oups !
Comme attendu, les jours suivants ne furent que disette.
« Encore un restaurant qui nous jette dehors ! » cria Ali, la plaquette du menu toujours entre les doigts.
Elle caressait les photos de nouilles sautées et les bibimbaps au porc comme si elles étaient les derniers souvenirs d’un membre de sa famille aujourd’hui disparu.
« Les chasseurs de primes ne sont vraiment pas très appréciés au-delà de la ceinture. Je pense que notre petit show à la télévision ne nous a pas non plus aidés. »
Canyon Creek était une bien trop modeste station pour abriter des gargotes susceptibles de nous accepter. Les touristes et fortunés qui fréquentaient les lieux n’étaient pas du genre à s’attarder dans les fast-foods. Pour preuve, il n’y avait même pas de distributeurs à plats instantanés.
« Mais j’ai faim, moi ! » pleura Ali en mordant le fascicule.
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Son estomac gargouilla bruyamment, nous valant quelques regards interrogateurs de passants. Ces derniers s’enfuirent aussitôt après nous avoir reconnus.
« Voyons le bon côté des choses. Nous sommes des stars ! »
Sur les écrans cathodiques qui recouvraient la vitrine d’un magasin d’électronique, le Kitty et son équipage faisaient encore les faits divers. Le choc des électrons sur le moniteur retransmettait en haute qualité les effusions de sang et l’agonie de Golowi. La scène, commentée par le cyborg aux formes obscènes qui présentait les infopubs, tournait en boucle.
Fière de son inattendu statut, Ali bomba le torse et son visage s’illumina. L’allégresse se dissipa rapidement quand son abdomen se tordit de nouveau. Elle se roula par terre, comme une enfant colérique.
« Sincères salutations, Madame. Seriez-vous, si je ne m’abuse, Ali, la « Nova du Diable » ? »
Nous sursautâmes. Un homme, ou plutôt un robot aux traits humanoïdes de métal magnifiquement sculptés et animés s’était approché de nous. Il portait une perruque blonde et une longue veste de brocart à boutonnage avec un jabot blanc ; un véritable aristocrate des temps anciens. Nous restâmes bouche bée devant un tel androïde.
« Et bien ? insista-t-il en employant un ton poli, mais avec un soupçon d’autorité relayé par ses iris dorés.
— Oui… Heu… C’est bien moi », bégaya Ali qui reconnut le nouveau surnom que lui avaient donné les chaînes d’informations en continu.
Lui présentant son avant-bras, l’inconnu l’aida à se relever avant de poursuivre :
« Excellent, vous m’en voyez comblé ! »
Il inclina ensuite la tête pour la saluer.
« Je vous ai entraperçu sur les chaînes de télévision et je me languissais de vous rencontrer, poursuivit-il. Mon nom, si je puis me permettre…
— Permettez-vous », insista ma partenaire en buvant ses paroles.
Il sourit, avant de terminer :
« Mon nom est Rodrigue. Rodrigue Bonisseur-Marie, Marquis de Bellescharettes. »
Il n’était bien évidemment pas rare de croiser des droïdes de toute fonction et de toute intelligence, autant dans les planètes de cœur qu’au-delà de la ceinture. Les plus basiques, comme à bord du Danaë ou dans la plupart des stations-citées, n’étaient que des esclaves avec suffisamment d’esprit pour prendre des initiatives simples. Mais certains, comme les robots diplomatiques ou des assistants de recherche, faisaient preuve de caractère plus prononcé. Ceux-là étaient bien souvent de très étranges personnages. Nombreux s’émancipèrent au fil du temps puis voyagèrent d’eux-mêmes.
Beaucoup furent néanmoins ségrégués, voire traqués. Ce fut le cas des droïdes à unité orgatronique. C’était la première réelle génération de machines ultra-intelligentes utilisant un cerveau artificiel en partie composé de matière organique. À son comportement, ce Rodrigue appartenait à ce groupe particulier comme il nous l’avoua peu après.
« Quant à mes intentions, très chère, elles sont limpides, poursuivit-il entre quelques envolées lyriques ayant pour but de flatter mon humaine. J’ai pour ambition de vous inviter au bal annuel de ma famille. »
Les ronds de jambe de cet aristo-robot ne m’intéressaient guère. Cependant, je vis des étoiles naître dans les yeux d’Ali.
« Un bal ? Avec un banquet et… une robe ? »
Mon attention fut de nouveau piquée à la mention d’un banquet. L’androïde acquiesça. Il nous avait convaincus.
Quand ma sapiens lui expliqua peu après notre situation financière et le fait qu’elle ne possédait pas de garde-robe présentable en haute société, le chevalier sans armure la chaperonna chez le meilleur couturier de Canyon Creek. La robe, secrètement choisie par ma partenaire, de même que quantité de bijoux, de maquillage et de parfum avaient été entièrement aux frais de Rodrigue.
Le Kitty fut ensuite mis à l’abri dans une soute spéciale de son Falstaff première génération, une vieille pièce unique de prestige. Il était surnommé le « Condor de chrome » en raison de l’envergure de ses ailes de près de 200 m.
Les deux réacteurs Baltimore ronronnèrent comme une tempête sur Mercure. Glissant entre les vents solaires, nous nous mîmes tous trois en route vers l’emplacement de la réception. Selon le marquis, cette dernière avait lieu au sein d’une station dont la position était connue uniquement des androïdes du système : le célèbre manoir flottant des Liddenbürg.
Bien que cocasse, notre nouvel ami s’avéra un hôte remarquable pendant la traversée du groupe d’Himalia. Il se montra cordial, fort intéressant et extrêmement amusant. Lui-même avait connu et même commandé mille aventures à travers l’espace inhospitalier à bord de vaisseaux pirates et des destroyers militaires. Je pus voir dans les étincelles d’or de ses yeux de verre qu’aucun de ses récits n’était un mensonge. Le Marquis de Bellescharettes supplantait aisément Lapérouse et Cook réunis.
« On dit que les lacunes de Kirkwood abritent des vers géants, est-ce vrai ? demanda Ali qui enchaînait les questions plus vite que les sodas.
— Fabulations ! démentit le conteur d’un soir. Toutefois, nous y avons rencontré de vétustes cosmodontes soviétiques !
— Impossible ! rétorquai-je, au moins aussi captivé que la sapiens.
— Et pourtant ! poursuivit Rodrigue. Hélas, ce jour-là, mon couard de timonier s’est récusé d’y avoisiner notre bâtiment.
— Et pourquoi ? demandions-nous en chœur.
— Car tout le rhodium de l’univers ne vaut pas une rixe contre un géant de métal. »
L’aristo-robot était dans le juste. Même aujourd’hui, un croiseur aurait du mal à mettre hors combat ces goliaths dérivants depuis des décennies.
Outre ses talents de capitaine de navires d’exploration, l’androïde était par-dessus tout un maître d’armes des plus compétent. Et il ne renâcla pas à nous donner des cours d’escrime de grande qualité.
« N’importe qui dans cet univers peut appuyer sur une détente, nous avait-il dit un matin. Mais le maniement de la lame combine noblesse et élégance.
— Pourquoi donc ? grognai-je avec le fleuret entre les crocs. Personne ne se bat plus à l’épée !
— Lee a raison, dit ma partenaire. Même Kumo Raïda de l’Alliance a fixé un .44 Magnum sur son katana.
— Deux exemples bien parlants ! Plus personne ne sait assurer correctement sa garde ! reprit le robot. Il suffit des bases pour châtier le quelconque bipède qui brandit un rasoir droit ! »
Je n’étais toujours pas convaincu :
« C’est un coup à digérer du plomb avant même de dégainer la moindre lame. »
Pour réprimander ma mauvaise foi, Rodrigue utilisa la plus subtile des diversions connues. Le faisceau laser émis par le bout de son index forma un petit point rouge entre mes deux pattes. Lâchant mon arme, je répondis à mes instinctives pulsions le temps qu'il finisse son cours avec mon humaine.
Enfin, les derniers jours, l’androïde passa beaucoup de temps seul avec cette dernière. Cela ne me dérangeait pas. Il était à ses soins et une véritable complicité s’était rapidement créée. Je me réjouis pour Ali. L’espace solitaire et la vie de chasseur de primes n’avaient pas toujours été tendres avec elle ces derniers temps. Pour ma part, j’avais bien à faire en la contemplation de la mécanique du Falstaff.
Entre les cours d’escrime, les histoires et les soirées au thème de vieux music-hall dont notre professeur intérimaire était en adoration, nous ne vîmes pas la semaine passer. Le jour du bal arriva alors que notre destination se dessinait sur les radars.
« J’ai hâte de découvrir le manoir des Liddenbürg », dis-je à Rodrigue cet après-midi là.
Pendant ce temps, ma partenaire prêtée pour un soir se maquillait maladroitement dans la salle d’eau du Falstaff.
« Il paraît que c’est un véritable château flottant dans l’espace. »
Et ce fut le cas. Assis sur le tableau de bord, je pus voir la forteresse en orbite forcée autour d’un astéroïde non répertorié. Elle était soudainement apparue derrière un nuage de poussières célestes.
« Un manoir ? m’exclamai-je. Cet édifice devrait être surnommé le Versailles des Liddenbürg ! »
Cette étrange station spatiale brillait comme une étoile sur une toile multicolore de la même manière que la queue d’une comète. Le castel possédait d’imposants simulacres de tours blanches aux toits d’ardoises depuis lesquels flottaient des étendards holographiques. Une multitude d’anciens vaisseaux tournoyaient autour du donjon. Les invités du bal étaient venus en nombre.
« Il y aura beaucoup d’humains cette année, commenta Rodrigue. Mais à ce qu’il m’ait été témoin de contempler, Dame Ali sera la plus resplendissante. »
L’aristo-robot ne lésina pas sur les flatteries quand celle-ci nous rejoignit dans le cockpit. Et il n’eut guère besoin d’être imaginatif tellement ma jeune homo sapiens rayonnait dans cette robe à la polonaise. Le tissu était de la couleur de ses yeux. Le corsage doré suivait parfaitement ses courbes et se confondait à hauteur d’épaules avec ses magnifiques cheveux blonds bouclés. Sur sa poitrine rebondie grâce au corset reposait un pendentif en émeraude ; le dernier cadeau de Rodrigue. Elle ressemblait à une candide princesse prête à épouser un futur empereur.
« Et vous, Seigneur Lee, votre poil est aussi soyeux que la plus belle des nébuleuses. Quel est donc votre secret ? »
Même si je n’avais pas fait autant d’effort que mon humaine, un tel compliment ne me laissa pas de marbre. Ce robot venait de gravir un rang sur l’échelle des serviteurs de la race féline.