L’implacable soleil brûlait Anorok, ce monde agonisant des confins de Faeyruine. D’étranges rumeurs circulaient quant à la résurrection de ses anciens habitants. Êtres de magie, les Etheriens régnaient autrefois d’une main de fer sur le continent. De retour, ils feraient planer une menace sur le nouvel ordre établi ; provoquant une guerre comme les mortels et immortels n’en avaient jamais connu.
En détresse, le Conseil des Mages-Rois avait envoyé un groupe d’aventuriers aussi courageux que légendaires. Nous en dénombrions cinq : une naine, héritière de la Lumière et la seule de sa race à prétendre au titre de Paladin ; un barde humain juvénile des plus bavards aux rubans de soie multicolores ; une elfe du Soleil au pas léger et à la peau d’ambre puis enfin deux gnomes poilus et irascibles maniant pour l’un l’acier et l’autre les forces magiques.
Ensemble, ces héros avaient parcouru la jungle d'émeraude pendant neuf lunes, ne s’arrêtant qu’au sein de campements nomades ou à l’ombre de ruines aussi anciennes que le temps. Ils avaient connu la faim, la soif et les attaques répétées de monstres aux impénétrables écailles de diamants.
L’océan d'arbres fongiques s’interrompait désormais sur le rivage d’une mer ombrageuse enveloppée de hautes montagnes. D’obscurs remparts de pierres, qui pourraient tout autant bien être un mirage, se dressaient sur la berge opposée. C’était la Cité des Âmes. Leur objectif ultime.
Afin d’éviter un bien trop long détour, la troupe devait trouver une embarcation capable de tous les accueillir. Guidés par la rôdeuse elfique, ils avaient finalement atteint un vieux village de pêcheurs qui semblait abandonné.
Hélas, le cruel destin les avait en réalité conduits dans l’antre d’un monstre aussi sournois que redoutable : le dragon chromatique Taranus. Dissipant l’illusion, un art dont il était le maître, la créature apparut soudainement aux yeux des infortunés voyageurs.
« Par les tours blanches de Tel'Quarir ! jura en langue elfique la jeune rôdeuse aux boucles dorées. Je nous ai fait tomber dans un guêpier ! »
Maudissant les intrus en prose draconique, la féroce monstruosité aux écailles bleues cracha une gerbe de poison qui vint cristalliser le sable aux pieds de la Paladin. Toute de plaque vêtue, cette dernière brandit son marteau et son bouclier enchanté en guise de réponse. Elle était prête à accueillir une nouvelle salve, car son dieu, Belinor, combattait à ses côtés.
Elle fut néanmoins écartée par son ami le barde. Réajustant les chevilles de son luth, l’homme au costume brodé de lys Théfyrians échauffa sa voix d’insolites vocalises. Après avoir redressé les plumes de phœnix qui surplombaient son chapeau rose, il s’écria alors d’un air suffisant :
« Laisse chanter le pro, je vais te séduire le bestiau !
— C’est complètement débile ! Tu vas te faire dessouder ! » s’emporta la naine à travers son heaume en forme de lion.
Échappant un soupir pompeux, le barde ignora son conseil. Il avançait maintenant seul en direction de l’elfe qui tenait désormais en joue le redoutable dragon de son arc sculpté.
Jaugeant ses adversaires, la menace millénaire rugit. Mais lorsqu’il prépara un nouveau souffle d’acide, il fut interrompu subitement par la rôdeuse :
« Attendez ! C’est un dragon bleu. Dans cette version de Monsters&Mazes, il est censé envoyer des éclairs et non pas des jets d’acide comme les dragons noirs !
— Lee a encore trafiqué l’aventure pour nous faire mourir stupidement ! » s’insurgea Ali en terminant son troisième bol de Kisses.
Ma partenaire avait maintenant les emballages d’aluminium sur la moitié de sa fiche de personnage ainsi que sur les notes de Pingu qui feuilletait frénétiquement son livre de règle afin d’appuyer sa plainte.
Pendant ce temps, le dragon s’impatientait :
« Croyez-vous que ce soit le moment ? L’Initiative a été lancée !
— Oui et d’ailleurs c’est le tour de Mute », grogna McCoy en prenant l’accent d'Arnold Schwarzenegger, comme chaque fois qu’il interprétait son barbare à l’épée d’acier.
Je pivotai alors vers la cigale géante située à la droite de mon écran de Maître du Jeu :
« Mute ? Tu es la magicienne. Que fais-tu ?
— Boule de feu ! Boule de feu ! Boule de feu ! » crépita l’audiocassette à travers le magnétophone qu’elle avait posé entre les canettes de soda.
Animée d’une rage meurtrière, la Freak insecte faisait claquer les dés entre ses doigts de chitine. La médecin de bord n’avait pas besoin de beaucoup de pré-enregistrements pour jouer avec nous. Elle n’utilisait que ce sort de destruction.
« Ne fais pas l’andouille ! s’écria Pingu. Ma petite elfe est juste à côté. »
Pendant ce temps, Braun conspuait Ali sur le fait que le barde n’était pas censé séduire chaque boss que l’équipe rencontrait. Avec sa barbe naissante et ses cheveux mi-longs, le Marine ressemblait désormais à Snake Plissken en plus d’en calquer son caractère. Il était vital que je lui trouve un bandeau pour son œil afin de compléter la panoplie.
« Même avec le meilleur charisme du monde, tu ne peux pas charmer un dragon ! Ce n’est pas roleplay ! Déjà que nous avons passé outre ton troubadour s’appelant Freddy Mercury !
— Y’a rien de plus roleplay ! s’indigna ma partenaire. Il se tape tout ce qui bouge lui aussi ! »
Je me passai la patte sur le visage. J’avais en face de moi la pire équipe de Monsters&Mazes que le système Solarien pouvait me donner. Je commençai à regretter ce long voyage à travers le système avec l’équipage de l’Arche de Noé.
Heureusement, la partie fut interrompue lorsque la radio de l’Intercepteur émit une alerte sonore. Pingu et Braun délaissèrent les figurines et les snacks pour leur métier de soldats renégats et revinrent quelques minutes plus tard avec l’air grave.
« Que se passe-t-il ? demandai-je en rangeant mon sac de dés.
— Il semble que notre fuite du système médian à travers la ceinture puis la lacune de Komarov ait manquée de discrétion, expliqua Pingu. Nos anciens compagnons de la Police Militaire sont sur nos talons car nous sommes désormais aussi recherchés que vous.
— Selon le Commandant Caïus, toujours de notre côté, un convoi de la C.I.G. pourrait nous faire discrètement traverser jusqu’aux Naines. Là, nous organiserons notre contre-attaque contre l’influence de l’Awen avec les derniers éléments fidèles de la Marine. »
Les ultimes mois de la guerre sur les anneaux de Saturne avait rendu inopérante la presque totalité de la flotte militaire sur les géantes gazeuses. La défaite séparatiste et l’affaiblissement de l’armée technocratique dans le système extérieur avaient eu comme effet de laisser le champ libre aux bandits. Mais la situation était depuis presque revenue à la normale d’où nos précautions. En effet, les forbans du Nouveau Monde avaient été de nouveau repoussés dans la ceinture de Kuiper, au-delà de Neptune.
Comment la Marine avait-elle pu reprendre le contrôle de Solaris en si peu de temps me demandez-vous ? À grand renfort de la nouvelle flotte Céleste et de ses tueurs de chrome : les MK-X.
La Méta-Caste de l'Awen, baignant dans tous les trafics et désormais responsable avérée de la guerre, n’en avait pourtant récolté que du profit. Car les détenteurs des preuves de leur culpabilité étaient dorénavant traqués. Ce fut un miracle d’atteindre Jupiter après les événements de la Terre.
« Dans ces conditions, nous nous rendons à Néosterdam, reprit Pingu. Que comptez-vous faire de votre côté ? Car flâner dans un port franc avec C5'000'000 sur sa tête n’est pas des plus recommandés. Heureusement, la nôtre est plus faible.
— Nora pourrait y remédier ! s'insurgea Ali.
— L'Awen a fixé nos primes, soupira Braun. Je pense qu'elle ne pourra définitivement rien y faire.
— Et pourquoi je ne peux plus la contacter ? demanda ma partenaire d’un ton sévère.
— Pour ne pas être détectée ! conclut Braun. Il va falloir demeurer patient ! Et planifier habilement la contre-attaque ! »
Le lendemain matin, nous dûmes donc nous séparer des deux Freaks et des deux humains. Sans plans, nous nous laissâmes ensuite dériver quelques semaines sur l’orbite de Jupiter qui illuminait cette nuit qui ne se terminait jamais.
Après ces quelques mois passés sur l’Intercepteur, reprendre les commandes du Kitty me fit le plus grand bien. Toutefois, sans l’équipage de l’Arche, Ali était devenue taciturne, plus renfermée. Les jeux-vidéo ne l’amusaient plus. La musique ne la faisait plus danser. Diantre ! Même les pains à l’ail de PizzaDroïde ne pouvaient la sortir du lit.
Heureusement, un vieil ami trouva le remède à cette dépression cosmique :
« Mancéphalius ! »
Ali avait ouvert le sas à Titania peu après une brève missive annonçant son arrivée. La femme de bismuth, entourée d’un halo de condensation causé par l’atmosphère confinée de l’Hirondelle, pénétra dans le vaisseau.
« Pourquoi ce silence de plusieurs mois ? s’enquerra ma partenaire.
— J’ai dû changer d’orbite, répondit l’IA à travers la radio. Obéron n’était pas sûr. Taranis et l’Awen ont remués la forêt d’informations pour vous traquer.
— Où êtes-vous désormais ? Si ce n’est pas indiscret. »
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Mancéphalius marqua une pause le temps que sa garde du corps nous rejoigne dans l’habitacle. Puis, il reprit de sa voix artificielle :
« Cette information ne doit résonner sur aucune fréquence et ne relève d’aucun intérêt majeur. Les ondes sous sur écoute depuis vos déboires sur Terre. C’est pour cela que j’ai préféré envoyer Titania en personne. »
Cette dernière venait de porter doucement la main à son cœur et de la vapeur d'eau commença à se former autour de son épiderme métallique.
« Nous avons travaillé ensemble pendant presque une année. J’ai tout risqué pour retrouver Nora. »
Titania poursuivit son geste. Ses doigts de métal s’enfoncèrent dans sa chair inorganique jusqu’au poignet, provoquant des vaguelettes le long de sa poitrine. Celles-ci s’évanouirent quand la femme de Bismuth ressortit de son propre corps un petit objet dur noir de forme allongée.
« Que contient cette disquette étrange ? demandai-je.
— Votre prochaine mission pour moi, répondit l’IA.
— Quoi ? As-tu conscience que nous possédons une prime sur nos têtes ? s’indigna Ali. Nous te remercions pour tout ce que tu as fait pour nous ! Mais…
— Une récente conversation entre Nora et un certain Lucas Chow a été détectée par Carole Séléna sur Io. La lune semi-terraformée. Visiblement elle était en orbite de cette lune où Chow possède un repaire.
— Nora ? Sur Io ? s’enquit ma sapiens avant de prendre le disque dur que me tendait la servante silencieuse.
— Qui est ce Chow ? demandai-je bien que ce nom me dît quelque chose.
— Lucas Chow, répondit subitement Titania de sa voix de guitare mal accordée. Trafiquant d’armes et d'informations. Vieux collaborateur des dépouilleuses d’organes de Magnya et indic gouvernemental. »
Je détestais quand elle faisait ça.
« Un être humain de grande qualité, commenta ma partenaire. Que ferait ma sœur avec lui ? Pourquoi se déplacer jusqu’ici ?
— Elle vous cherche très certainement, répondit Mancéphalius. C'est un trafiquant d'informations spécialisé dans les individus recherchés avec de hautes primes. Vous ne le connaissez pas ? »
Voilà d’où je connaissais cet olibrius. De l’annuaire de l’Alliance.
« Faire appel à un data broker pour retrouver un contrat s'apparente à de la triche, expliquai-je. Le Kitty ne fonctionne pas comme ça !
— Nous en aurons le cœur net une fois sur place, dit Ali. Qu’exiges-tu en échange, Mancéphalius ?
— Chow possède des datas intéressantes sur le gouvernement, expliqua l’IA. Récupérez-les grâce à ce disque dur intégrant un logiciel de décryptage.
— Facile ça ! me vantai-je en prenant la direction du cockpit. C’est un travail classique que nous avons accompli des dizaines de fois.
— Fort bien, alors. Prenez soin de vous, enfants du génome. J'ai entendu qu'une flotte Céleste rejoignant Jupiter en ce moment même et Chow n’hésitera pas à vous trahir si jamais il vous reconnait. Soyez prudents ! »
J’étais installé à mon poste de pilote quand Titania quitta enfin le Kitty. Le Baltimore enclencha son cycle à la fin des calculs de l’ordinateur de bord, pile au moment où ma partenaire me rejoignit dans le cockpit.
« Prête ? D’après le bureau des Rangers d’Io, Chow serait bien sous protection de témoin et aurait pris la tête d’une communauté de néo-hippies en périphérie de la capitale.
— Tu as fouillé dans le fichier des indics ?
— Exact ! Et la ville en question s’appelle Cochise. »
Il était temps de réviser son Diné bizaad. Car les Navajos d’Io ne parlaient pas le solarien.
C’est au bar de l’un des hôtels-casinos que j’attendais mon humaine. Autour de moi, tout le monde fumait de gigantesques cigares et je devais me concentrer sur mon verre pour ne pas succomber à la tentation de me griller une Lucky.
Un lait frais sur le comptoir, je mâchai la paille spéciale qui me permettait d’aspirer ma boisson. Sans le savoir, je m'étais mis à chantonner le couplet de l'un de ces affreux tubes aboyés par je ne sais quel nouveau boys band à la télévision. MTV avait grandement perdu en qualité. Les vraies valeurs se perdaient. Au moins, il y avait Beavis et Butt-Head juste après.
« Comment tu me trouves ? » demanda Ali.
Ma partenaire me surprit en émergeant de derrière un cactus décoratif en polystyrène. Elle s’était revêtue d’une minijupe en jean et d’une bien trop large chemise tie and dye nouée au-dessus du nombril et grande ouverte à la poitrine. Les couleurs étaient capables de réaliser un attentat au salon annuel des épileptiques organisé sur Neso.
« Je vois que tu as même pensé au patchouli, remarquai-je en la reniflant. Tu représentes ici le cliché parfait pour t’incruster dans leur petite famille de brouteurs de pissenlits pour y échanger tes bracelets d’amitié ! »
Elle avait en outre pensé aux bracelets multicolores. Ces bijoux complétaient la panoplie avec de vraies fleurs orangées de ses cheveux.
« Merci. Et maintenant ? »
Suite à la question de ma sapiens, je désignai du menton le serveur, un grand brun au teint olive totalement imberbe qui vint m’apporter l’addition. Nous prîmes alors la direction de la sortie de la cafétéria climatisée pendant que j’expliquai à mon humaine la suite de mon plan d’infiltration :
« Grâce à Goyathlay ici présent, je sais que ces beatniks mal tondus réalisent généralement leurs emplettes au drugstore de Tekoomsē Avenue, à la sortie nord du périphérique extérieur. Il n’y a donc plus qu’à s’y rendre et à les attendre !
— OK ! N’oublie pas la disquette ovale bizarre !
— J’ai vérifié sur l’interweb. On appelle ça une clé USB et on peut y loger des centaines de disquettes !
— C’est beau le futur. »
Dehors, il fallut s’habituer à la chaleur accablante qui nous avait cloués au sol. Sans les brumisateurs installés tous les trente mètres, nos deux carcasses auraient été transformées sur place en beef jerky.
Cochise apparaissait pourtant comme une ville exceptionnelle. Capitale de l'hémisphère sud d'Io, son architecture était un patchwork d’arts et de cultures qui avaient tout et rien en commun. Tours de béton rouge peintes de figures géométriques, quartiers résidentiels de voilures et de vrai bois ainsi que des centres commerciaux de verre poli recevaient une myriade de peuples.
Mais le plus important ? Les trottoirs en véritable gazon. Un paradis pour les coussinets.
« C’est reposant de se promener dans les rues sans voir de drones de la police au-dessus de la tête, fit remarquer Ali en enlevant ses sandales.
— Une ville raffinée pour gens civilisés.
— Et leurs cinémas diffusent Un jour sans fin. Toujours déçu d’avoir été recalé au casting pour la marmotte ? »
Je grognai une timide affirmation.
Nous eûmes cependant à peine le temps de rejoindre la périphérie de Cochise. Le long d’une nouvelle avenue, nous croisâmes le minibus électrique de membres de la communauté. Celui s’arrêta à notre hauteur en faisant crisser ses pneus.
Il surgit de la porte latérale un homme barbu aux interminables cheveux noirs qui atteignaient presque la ceinture tressée de son short cargo troué. Par les nombreux trous de ses vêtements, il m'était alors possible de voir que ce néo-hippie n'avait d'organique que le tronc et le visage. Le reste n'était que prothèses cybernétiques aux couleurs pastel.
Traînant lentement ses sabots sur l'asphalte, il arriva finalement près de nous :
« Salut ! Je m’appelle Jésus. Vous êtes nouveaux dans le coin ? » s’enquerra-t-il en étreignant ma partenaire tout en faisant grincer ses articulations.
Une telle familiarité lui aurait valu un coup de taser sur une autre lune.
« Yep ! répondit Ali avant de nous présenter sous nos sobriquets d’emprunt : Mon nom est Joan et voici Milk. »
Le cyborg sourit, un peu perdu en entendant nos faux substantifs plus vrais que nature. Il me caressa ensuite avant de me gratter le menton.
« Vous avez un endroit où crécher ? »
Jésus et ses camarades nous accueillirent dans le van où régnait une forte odeur de plantes. Le demi-monde d’Io était aussi la lune des drogues naturelles ; souvent issues de connaissances ancestrales importées depuis l’ancienne Terre.
Inspirant une dernière bouffée d’air frais, Ali entra puis se plaqua contre l’une des couvertures aux motifs géométriques accrochée aux flancs du véhicule électrique. Je la rejoignis avec l’aide de Jésus puis le van se mit en route.
« Nous devrions arriver au pueblo dans quelques heures, nous renseigna la conductrice, une grande rousse avec un écran à la place des yeux. Si vous voulez profiter du paysage, vous pouvez monter devant quand nous serons au drugstore.
— Merci, Jésus, dit Ali. Au fait, n’avez-vous pas accueilli récemment une jeune femme a la peau brune et aux cheveux bruns provenant du système médian par hasard ?
— Non, répondit le hippie. Avec les pirates, plus personne n’est venu sur Io depuis des mois. En tout cas, pas au pueblo… »
Les achats effectués et l’habitacle rempli de rations issues de surplus militaires, cette Mystery Machine rallia l’autoroute du désert en début d’après-midi.
Les pieds nus reposant sur l’une des bouches d’aération de la planche de bord, Ali dormait à poings fermés. Entre ses bras, j’étais le seul à profiter des vastes étendus qui se perdaient jusqu’aux pieds des immenses montagnes à l’horizon.
Ces chaînes, parmi les plus hautes du système, protégeaient cette portion de l’hémisphère sud que les humains avaient réussi à rendre partiellement habitable. Car la maigre atmosphère maintenue à grand renfort de synthèse chimique n’englobait en réalité qu’une demi-sphère de cinq cents kilomètres de rayon autour de Cochise.
Derrière les monts fondus par les vapeurs corrosives, s'étendait un marais volcanique de soufre en fusion de plusieurs millions de kilomètres carrés. L’astre de Zeus, occupant tout le ciel, transformait le reste de la lune en véritable enfer tellurique par son attraction gravitationnelle.
« N’y a-t-il rien d’autre que du désert à perte de vue ? demandai-je en croisant la cinquantième copie d'un saguaro en fleur depuis que nous avions quitté la capitale.
— Il y a plusieurs villes à l’est de Cochise, me renseigna Jésus qui venait de prendre le volant sans avoir à poser ses mains dessus. Mais la communauté a préféré s’installer le plus à l’ouest possible. Derrière le lac Gichi-Gami.
— Qui a eu l’idée de s’implanter là-bas ?
— Le premier e-Fils d’Argos, le titre que l’on donne à celui qui chapeaute la collectivité, répondit Jésus tandis qu’Ali se réveillait. Aujourd’hui nous en sommes au cinquième.
— Tu connais son véritable nom ?
— e-Fils d’Argos est son véritable nom. Comme le tien est Milk. »
Jésus ne saisit pas l’ironie de ses propos.
Je ne pus avoir confirmation qu’il s’agissait de Chow. Si ce trafiquant s’était lui aussi poussé la barbe et les cheveux, il serait difficile de le confondre sans avoir accès à son FID.
Nous roulâmes toute la nuit sous le regard de Jupiter, car Io ne possédait pas sa propre révolution. Au matin, notre guide et conducteur nous montra du doigt l’immense pic rocheux qui se dessinait devant nous. C’était le Mont Gichi-Gami qui surplombait le lac éponyme. À son pied, sur la rive boisée, se tenaient les maisons en terre cuite de ce culte de cyber-Bee Gees .