La route de Mars et du système médian était condamnée. La faute à l’impuissance de la Marine, l’armée gouvernementale, face aux pirates des mondes extérieurs. Profitant du chaos engendré par la fin du conflit entre la Technocratie et la Ligue Séparatiste, ces forbans pillaient et tuaient désormais à leur guise jusqu'à la ceinture d'astéroïdes principale.
Ali et moi-même étions donc bloqués en orbite de Jupiter, à attendre que le sort tourne en notre faveur. Je détestais cet immobilisme. Bien que, avouons-le, la morosité demeurait impossible auprès de ma troglodyte.
« Je m’ennuie ! » lui avais-je pourtant hurlé ce jour-là.
Les baumes et les onguents aromatiques me donnaient la larme à l’œil. Ma partenaire, une serviette sur le visage, était en train de se faire masser en face de moi. Elle était torturée par ce robot physiothérapeute depuis au moins mille rotations.
« En as-tu encore pour longtemps ? »
Je n’eus qu’un grognement de sa part en guise de réaction. Je réitérai donc ma question avec une tape sur le nez. Ce geste audacieux provoqua enfin une réponse à moitié étouffée par le linge humide :
« À moins que tu ne possèdes un sauf-conduit pour Cérès, je ne vois pas pourquoi tu t’acharnes à me déranger !
— Mais tout ceci est grotesque ! la grondai-je. Quel eucaryote peut bien apprécier se faire enduire de la sorte comme une dinde de Thanksgiving ? »
Ali retira la serviette de son front pour me la lancer. Elle me rata de peu. Le projectile traversa finalement le rideau de satin qui nous séparait des vestiaires du plus grand hammam de Mina'Alsalam.
« Bonjour le Kitty ! » s’exclama soudainement une voix connue.
La tête passée entre les deux voiles transparents, Kumo Raïda affichait un large sourire après avoir enlevé le linge qui avait atterri sur son visage.
« Tiens le samurai de Cerkron ! s’écria Ali en se redressant. Ça fait un bail ! Comment tu vas ?
— Bien mieux depuis quelques secondes, répliqua celui-ci, incapable de détourner son regard de la poitrine huilée de ma partenaire. J’ai appris que vous étiez dans les parages. Auriez-vous deux minutes ? Je peux attendre ici. »
Le n°4 de l’Alliance des Auxiliaires de Justice n’eut pas le temps d’entendre une réponse de la part de ma sapiens. Le robot-masseur lui avait déjà envoyé le gobelet d’huile et son pinceau à la figure. Les injures fusèrent en binaire alors que s'engageait une folle course-poursuite à travers les bains réservés aux femmes. Aucun transcripteur ne pouvait traduire le flot de sermons tant il était rapide.
« C’est le vicieux qui nous avait sorti des Cavernes Mélodieuses ? Le pilote du Oda et piètre chanteur de karaoké ? m’enquerrai-je. Je me demande ce qu’il voulait. »
Le terminal au poignet d’Ali émit quelques secondes plus tard une alarme sonore. Elle venait de recevoir un message et le consulta aussitôt.
« Nous sommes convoqués par l’Alliance, m’informa-t-elle en enfilant rapidement son jilbab blanc par-dessus ses épaules.
— Enfers ! Nous allons encore nous faire conspuer !
— Non, pas du tout. Ils rassemblent les effectifs locaux pour escorter l’un de nos croiseurs jusqu’à l’astroport de Deimos, sur Mars. Nous tenons là notre ticket hors du système extérieur ! »
Sur cette bonne nouvelle, nous quittâmes peu après le hammam. Sur un banc de l’autre côté des jardins méditait Raï. Les jambes en tailleur, il n’ouvrait discrètement les yeux qu’au passage de groupes de jeunes femmes dont le voile transparent ne cachait rien. Son léger sourire satisfait disparu au passage d’un policier de la Brigade des Mœurs Pures.
« Le point de réunion est sur le vaisseau amiral de l’Alliance actuellement au quai Khayr ad-Din », nous informa le samurai alors que nous arrivions à sa hauteur.
Le chasseur de primes n’était pas sorti indemne de son escapade. Une bosse de la taille d’une balle de golf dépassait de son chonmage blanc.
« J’espère que cette corvée imposée par l’Alliance ne vous dévie pas de votre route, s’excusa-t-il ensuite avant de nous accompagner à travers le souk portuaire.
— Pas du tout, nous nous rendions sur Mars ! répondit Ali.
— Et nous espérons y arriver, maugréai-je. Car je me souviens d'une bien rocambolesque histoire de purge.
— Ce serait déplacé par les temps qui courent mais votre méfiance vous honore, répondit Raï. Qu'entendez-vous faire sur la planète rouge ?
— Nous allons chercher ma sœur, Nora !
— Tiens donc ! » s’étonna le samurai.
Traversant ensuite le souk pour rejoindre le port, ma sapiens salivait si abondamment à la vue des étals de pâtisseries que je dus esquiver les gouttes qui tombaient de son menton.
Nous passâmes finalement par l’arrière-cour d'une ancienne mosquée, car les réfugiés des mondes extérieurs s’entassaient autour des hangars. Ils étaient séparés des habitants par de hautes barrières de fer et de béton. Là, Raï et Ali durent forcer le poste de contrôle à l’aide de leur badge pour rejoindre le vaisseau mère de l’alliance. Et quel vaisseau !
« Palsambinette !»
Le Calamity était un super-croiseur des plus impressionnant. Il possédait une centaine de canons protégeant une carlingue d’acier et d’aluminium rose grande comme une tour de cinq cents étages. C’était certainement l’un des navires de guerre les plus puissants des géantes gazeuses ; car spécialement conçu pour traquer les naufrageurs et autres équipages de pirates.
Les chasseurs de forbans de l’Alliance avaient à leur tête une ancienne amirale d’état-major de la Marine en la personne de Janice J. Fonda. Trois adjectifs définissaient parfaitement la Commandante du Calamity : sévère, rigide et, j’oubliais… draconienne.
« Ali ! Vas-tu te tenir tranquille ? » murmurai-je alors que les différents appelés commençaient à se rassembler dans le mess.
Ma partenaire se grattait le cou et les membres. Sa quinte de toux était si violente que Raï s’inquiéta de la situation.
« Ce n’est rien, le rassurai-je. Nous avons ici un cas sévère d'allergie à toute réunion ou forme d’organisation. Si jamais Madame Fonda lance une présentation holographique à son arrivée, Ali va faire un arrêt cardiaque. »
L’ex-Amiral fit son entrée, instaurant instantanément un silence pesant. Elle toisa ensuite rapidement l’ensemble des auxiliaires mobilisés de ses yeux semblables à la neige statique d’un écran cathodique.
Contrairement à Crekron78, nous avions là un groupe assez homogène d’homo sapiens. À vrai dire, seul Raï et Fonda se détachaient du lot. Lui avec ses habits japonais traditionnels et elle avec sa peau en plastique transparent sur laquelle se reflétaient les diodes et les LED du pont de commandement.
« Commençons, lança-t-elle en se positionnant au centre de l’amphithéâtre improvisé. »
Elle avait la voix cassée d’une fumeuse invétérée.
« Comme vous le savez, la situation se détériore d’heure en heure. Les pirates occupent désormais la majorité de l’autoroute de Saturne à la ceinture. Naturellement, la Marine est incapable d’endiguer le fiasco causé par leur guerre idiote. Les pertes du gouvernement central de Mars ont été catastrophiques. »
Le premier rang, qui buvait ses paroles, acquiesça.
« Nos plates-formes locales doivent se replier. Ainsi, nous organisons ce convoi d'urgence. Le risque que nous soyons ciblés étant non-négligeable, nous attendons l’arrivée de la C.I.G. et une flottille de l’armée en ce merveilleux port de Mina'Alsalam pour passer ensemble par Cérès02 puis Mars. Des questions ? »
Le résumé était plutôt bref. Fonda avait pris tout le monde de court. L’assemblée hésita. Finalement, un petit homme barbu avec un lance-roquette sur l’épaule prit la parole après avoir fait un pas en avant :
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« De quelle escadrille de la Marine parlons-nous ?
— Pertinent comme toujours, Starbuck, commenta Fonda. Nous sommes rejoints par le T.M.S. Yosemite et quelques destroyers qui ont échappé au raid sur Miranda.
— Et concernant la C.I.G. ? » poursuivit un chasseur que je reconnus comme Rao, du clan des Survivants.
La commandante du Calamity fit basculer les effectifs de la Marine pour nous montrer le détail de la flotte de la Compagnie des Indes Galactiques qui défilait maintenant sur l’écran. À la fin de la courte liste, les schémas des différents vaisseaux présents se dessinèrent. Outre les douze supercargos, la mégacorporation commerciale possédait huit cuirassiers, sept destroyers et quatre croiseurs, dont le Man’o’War Marco Polo. Ce dernier accueillit l’approbation de toute la salle, sauf d’Ali et Raï qui n’y connaissaient rien en bâtiment de guerre.
« Vetorio Van Hoorn lui-même sera à bord de ce vaisseau de ligne pour commander notre hétéroclite petite flotte, nous annonça Fonda, fière de son modeste effet de surprise pour nous donner espoir.
— Van Hoorn est un corpo ! Pas un amiral, intervint un auxiliaire dans le fond de la galerie. Qui dirige réellement la puissance de feu du Marco Polo ?
— Une légende d’outre-tombe orgatronique avec une Lettre de Pardon Corporatique, expliqua Fonda. Il ne parlera qu’aux plus aventureux d’entre nous, mais nous avons le Marquis de Bellescharettes à nos côtés.
— Rodrigue ? » s’exclama Ali en voyant s’afficher le visage de l’androïde aristocrate que nous avions rencontré sur Canyon Creek.
Rodrigue Bonisseur-Marie, Marquis de Bellescharettes, apparaissait à l’écran dans son bel habit-veste noir aux épaulettes rouges et or. Nous tenions là un fabuleux Commodore de la Compagnie des Indes Galactique.
Fonda avait entendu Ali et en profita pour enchaîner rapidement sur la répartition des rôles.
« Raïda et le Kitty, qui semble bien connaître ce bon Marquis, se rendront à bord du Marco Polo pour y assurer la liaison. Starbuck et McNichol Jr. iront sur le Yosemite avec la Marine. »
L’homme au lance-roquette et un colosse aux larges épaules rondes exécutèrent un salut militaire. Tout comme la cyborg, ils devaient être des anciens de l’armée.
« Le reste séjournera sur le Calamity, désigné bâtiment de tête, reprit finalement Fonda. Vous venez de recevoir le détail de la procédure par message privé sur vos terminaux. Si vous avez des questions, DungeonMaster07, l’IA du vaisseau y répondra. Rompez ! »
Le convoi de la C.I.G. apparut dans la fin de l’après-midi. Celui-ci était escorté à bon port avec les derniers vestiges de la seconde flotte en provenance de Miranda. Bricolés en cours de route, les destroyers militaires avaient subi d’importants dommages, mais le T.M.S. Yosemite était aussi intact que les supercargos de la corporation.
Après un bref détour par le hangar public pour embarquer à bord de l’Hirondelle, nous nous étions aussitôt envolés vers le Man’o’War de Rodrigue. Notre ami l'anthropophage nous accueillit à la sortie du sas quelques minutes plus tard.
« Dame Ali ! Quel plaisir de vous revoir !
— Je suis là aussi », grommelai-je alors qu’ils se serrèrent tous deux dans les bras de l’autre.
Une fois les retrouvailles effectuées, l’androïde nous invita à poursuivre la discussion sur le trajet de ses appartements.
« Qu’est-ce que tu fabriques sur un navire de la C.I.G. ? demanda ma sapiens après avoir longuement complimenté son bel uniforme de paramilitaire.
— Et bien, votre rencontre m’a bouleversé, imaginez-vous, répondit celui-ci. Face à notre amour impossible, j’ai décidé de prendre le large moi aussi et de parcourir le système comme autrefois. Bien qu’imparfaite, la C.I.G. me permet cette extravagance. Elle n’a que faire de ma damnée unité orgatronique et de mes histoires de famille.
— Le Marco Polo n’a pourtant rien de comparable avec un aéronef d’exploration ou votre Falstaff de collection.
— Il est vrai que nous avons là un bâtiment de guerre hors norme pour une société commerciale ! D’ailleurs, que diriez-vous de visiter le hangar de maintenance des réacteurs, Maître Lee ? »
Mais le Man’o’War avait déjà enclenché son premier cycle. Un rugissement infernal secoua la carlingue tandis que les turbines se mirent à tournoyer au rythme des alertes lumineuses. Nous partions de ce pas vers le système médian et son rempart d’astéroïdes.
« Il semblerait que nous devions remettre notre récréation à plus tard », s’excusa Rodrigue en nous escortant finalement jusqu’à la passerelle de commandement située à quelques minutes de marche.
Cette dernière surplombait le pont principal où s’entassaient tous les officiers et les ingénieurs derrière les consoles de pilotage annexes.
« Osu, le matou ! Comment vas-tu ? » m’aborda un curieux personnage aux lunettes de couleur jaune vif, par-dessus un établi improvisé pour son étrange bricolage.
Contre toute attente, le duo de mercenaires de Babylone nous attendait. C'était la journée des retrouvailles !
« Satori ? Ada ? Que faites-vous ici ?
— Un contrarre est un contrarre, répondit la solo, assise les bottes sur un clavier. La C.I.G. paye cash pour se tailler rapidamente du système extérieur.
— Maintenant que vous le mentionnez... intervint le Commodore en consultant un écran tactile de la taille d’une boite à chaussures que lui tendait l’un de ses subalternes. La voie semble libre, mais la prudence requiert que des chasseurs légers se rendent prochainement sur le quadrant THX1138. Nous passerons d'ici quelques heures près d’un O.C.E.P. à l’inquiétante signature thermique.
— Le Kitty s’en charge ! » annonçai-je avant que Satori, refermant sa mallette d’outils, ne se porte volontaire pour piloter l’Hirondelle.
Ada Grant proposa ensuite ses services à la tourelle ce qui permit à Ali de rester auprès du commandement de la C.I.G. conformément aux directives de l’Alliance. Car, curieusement, Raï et son Oda ne nous avaient toujours pas rejoints...
« Torpille à 0200 ! » avais-je hurlé depuis mon poste au radar de l’Hirondelle.
D’une vrille, Satori esquiva facilement la roquette qui ne nous était pas destinée. Le projectile fonça droit vers le convoi avant qu’un cuirassier de la Marine ne l’intercepte. Le leurre rougeoya puis absorba la déflagration silencieuse.
« J’avertis aussitôt Ali que les pirates se cachent dans ce cluster d’épaves et de roches ! annonçai-je à travers les tirs d’Ada.
— Quelque chose me dit qu’ils sont déjà au courant ! » se moqua Satori en retournant promptement vers les nôtres.
Passé l’écran de fumée antimissile déployé par la Marine, nous atterrîmes au milieu d’un assaut de grande envergure. Surgissant du néant sidéral, des croiseurs au revêtement miroir apparaissaient dans l’ombre entre nos propres bâtiments. Suréquipés, ils tiraient abondamment sur tout ce qui ne portait pas leur étendard noir.
Pendant ce temps, les chasseurs légers de l’armée et de la C.I.G. affrontaient des nuées de droïdodrones qui caquetaient sur toutes les ondes radio. Au milieu du chaos, le scintillant Calimity faisait volte-face en exhibant ses sept rangées de batteries.
« Ali ? Ali ? criai-je à travers le canal sécurisé vers le pont principal du Man'O’War. Ali, tu me reçois ?
— Ici le Marco Polo, Lee ! répondit la voix de ma partenaire. Vois-tu Raïda quelque part ? On est abordé ! On a besoin d’aide immédiatement ! »
Le caquètement d’un droïdodrone suivi des échos de tirs de son calibre .50 mit fin à la brève conversation.
« Abordé ? Comment de simples flibustiers peuvent-ils approcher un croiseur de cette taille ?
— Peut-être grâce à un croiseur de cette taille ? » me répondit sarcastiquement Big Brain en faisant pivoter ma tête vers ce que je crus être un mirage.
L’étrange brouillard enveloppant le flanc bâbord du navire amiral de la C.I.G. se dissipa, dévoilant un titanesque vaisseau de guerre. Les pirates s’étaient frayé un chemin jusqu’au cœur de la flotte en réduisant en poussière les cuirassiers d’escorte. Puis, leur plus gros atout à la carlingue noire ornée de pics était entré en jeu pour décapiter nos défenses.
« Cet étendard à la tête de reptile me dit quelque chose, fis-je remarquer en abandonnant la radio pour mieux apercevoir le bâtiment. La situation est plus que catastrophique. Comment va-t-on faire pour revenir à l’intérieur ?
— Tous les hangars sont verrouillés en cas d’abordage donc ce sera physiquement impossible, répondit Ada après nous avoir rejoints à la demande de son compère. Je me demande bien comment ils ont pu rentrer.
— Pas besoin d’y aller corporellement ! enchaîna Satori, tandis que la solo retira de son sac la trousse à outils de son partenaire.
— Que veux-tu dire ?
— Enfile ça au lieu de poser des questions ! Presto ! » m’ordonna son associée de sa douceur habituelle.
Ada me revêtit de lunettes d’assistance à la visée qu’elle resserra au maximum. Ces dernières déployèrent un panneau en polymères qui se referma sur mon visage tout en m’obscurcissant la vue.
« Qu’est-ce que vous fabriquez ? Ma vue est obstruée et puis ce gadget est toujours bien trop grand ! Même pour un Maine Coon.
— Laisse-moi faire, me répondit Satori bien que sa voix semblait lointaine. C’est bon ! »
Aussitôt, une pointe métallique me transperça l’oreille gauche jusqu’au tympan puis ce fut comme si mon corps bascula en avant. Mon estomac se retourna tandis que les picotements causés par un incontrôlable vertige envahissaient l’extrémité de mes pattes et de ma queue.
« Tiens le coup ! Ce ne sera pas long ! » chuchota le techie bien que sa voix me déchirât l’esprit.
Je faillis vomir, mais les lignes du cyberespace me recrachèrent soudainement dans la réalité. Je n’étais plus dans le cockpit du Kitty mais au milieu d’une brutale et sanguinolente mêlée.