Les observateurs du système médian l’avaient baptisée « Comète Rosetta ». C’était une nouvelle venue. Elle avait démarré sa longue danse au sein de Solaris par-delà la planète naine d'Éris.
Son voile de glace en avait émerveillé plus d’un malgré les conséquences désastreuses engendrées. Car Rosetta avait traversé l’autoroute reliant Mars à la ceinture principale, disséminant des grêlons dans tout le secteur. Ses billes, dont la taille atteignait parfois celle d’un ballon de basket, percutèrent de nombreux vaisseaux à une vitesse prodigieuse.
Et devinez qui s’était retrouvé au milieu du tout ça ? Moi, le Kitty et pour se perdre dans les détails : Ali.
« On va mourir ! avait hurlé cette dernière alors que les alertes sonores de notre radar nous déchiraient les tympans. Regarde les écrans ! On va mourir ! »
L’ordinateur de contrôle calcula la trajectoire adéquate, mais ne parvint pas à trouver un chemin suffisamment sécurisé pour nous faire traverser sain et sauf la queue de la comète.
« En avant toute, Kitty ! » criai-je alors que les premiers impacts se faisaient entendre sur le blindage.
Déjà, les vitres du cockpit se fissurèrent sous les chocs. Il nous fallait replier les volets métalliques et poursuivre à l’aveugle. De toute façon, à la vitesse à laquelle nous foncions, cela ne faisait pas une grande différence.
Ce fut ensuite un long quart d’heure semblable à une nuit d’hiver à écouter la pluie tomber sur le toit. Sauf que nous n’étions pas au chaud sous l’édredon. Que ce n’était pas de la pluie ! Et que nous allions très certainement mourir pulvérisés !
Un impact plus violent fit soudainement vibrer le cockpit. Le tableau de bord s’éteignit brutalement. Quelques étincelles jaillirent du panneau de commande et des systèmes de survie. Peu après, un léger sifflement de dépressurisation s’échappa de la soute.
Puis tout s’arrêta. L’Hirondelle était passée au travers de la traînée de Rosetta. Par miracle, nous respirions encore.
« On est vivant ? demanda Ali en me tapotant le bas du dos.
— Pour le moment oui ; mais pas pour très longtemps. »
En effet, sur le moniteur polychrome central du tableau de bord, l’ordinateur de contrôle était en train de lister les avaries par ordre de gravité. Sans intervention d’urgence sur le réacteur désormais à l’arrêt ou les filtres atmosphériques, nous étions condamnés.
« Quelle est la station la plus proche ? » demandai-je.
Mon humaine ouvrit la carte du système sur l’écran cathodique latéral pendant que j’essayais de redémarrer le réacteur Baltimore malgré les nombreuses fuites de Bleu.
Une colonne de bulles azurées s’échappait de la soute et avait traversé l’habitacle. Le liquide s’immisçait désormais jusque dans les instruments électroniques du cockpit.
Du refroidisseur dans les cheveux blonds, Ali me répondit entre deux jurons :
« Yggdrasil ! À quelques heures d’ici… un peu en retrait de l’autoroute céleste. »
Yggdrasil ? Cela faisait bien longtemps que ce nom avait été perdu des mémoires. Aux origines, c’était un simple astéroïde de type M échappé de la ceinture principale. Il avait servi de base d’exploration pour fonder les colonies de Cérès, Vesta et Pallas avant d’être rapidement abandonné. Ce fut le destin de nombre d’entre eux une fois les nouvelles générations de moteurs post-nucléaires mis sur le marché par Lucie Baltimore, leur géniale inventrice.
Au temps de sa gloire, Yggdrasil s’était cependant transformé en une station à part entière où l’on avait même ramené de la véritable terre de la planète bleue originelle. Les premières familles de colons y avaient fait pousser un formidable arbre au cœur des jardins. Celui-ci était rapidement devenu gigantesque grâce à la gravité moindre.
« Tu penses qu’elle est encore habitée ? Ce n’est plus un port répertorié, fit remarquer Ali.
— Elle n’appartient à aucune corporation c’est pour ça… »
Mais Yggdrasil était bien plus qu’occupée. Quand nous fûmes à portée, nous pûmes deviner un astéroïde grouillant de vie. La station avait été creusée dans le minerai pur qui n’était maintenant plus qu’une enveloppe. De nombreuses fenêtres cylindriques parsemaient sa surface. À l’intérieur, des jardins luxuriants clairsemaient les parois de roche. C’était comme un gigantesque terrarium céleste de nickel et de verre.
Mais le plus impressionnant était bel et bien cet arbre titanesque qui occupait la totalité de l’astéroïde dans sa hauteur. Son tronc et ses feuilles étaient blancs ce qui donnait un merveilleux contraste avec l’écrin d’émeraude de la forêt tropicale qui recouvrait ses racines.
« Je crois que c’est ce que j’ai vu de plus beau dans tout le système », me dit Ali.
Ce n’était pourtant qu’un simple arbre, du terreau et des tonnes de mousses vertes mutagènes. Les humains étaient si mélancoliques de notre planète d’origine que je ne comprenais pas les raisons qui les avaient poussés à la ravager de la sorte.
Mais la station était d’autant plus impressionnante à l’intérieur. Les gens vivaient sur toute la surface interne, dans des terriers et des nids suspendus recouverts par la végétation. Il n’y avait pas de taxicabs, ni aucun trafic d’ailleurs. On ne pouvait que se laisser bercer par le chant des oiseaux et les battements des éoliennes qui garantissaient la bonne circulation de l’air. Ce coin de paradis cosmique n’avait rien à voir avec le chantier naval d’autrefois.
Nous confiâmes le Kitty à l’unique garage d’Yggdrasil, tenu par une lilliputienne aux épaules si larges qu’on aurait cru être un nain des contes anciens si sa barbe avait été plus touffue. Hélas, tout comme les enfants de Vala Aulë, elle annonça une facture salée pour la réalisation de son art.
« Il ne nous reste plus qu’à trouver un petit boulot ! » m’avait avoué Ali en épluchant une à une les dépenses du ticket de caisse en écorce recyclé.
Toutes étaient malheureusement justifiées. Rosetta avait complètement ravagé notre seul moyen de transport.
« Hélas ! Je doute qu’il y ait un contrat intéressant sous cet épais feuillage. »
Les jours suivants ne furent que désillusions. Il y avait du travail sur Yggdrasil, mais personne ne souhaitait le confier à deux chasseurs de primes en maraude. Pour être tout à fait honnête, cela était le cas dans la plupart des stations et des villes du système.
« Gratte encore, j’aperçois un truc vert ! » me guida Ali.
Elle avait refusé de se rendre elle-même au fond de cette benne à ordure. J’avais dû me soumettre à la recherche de résidus de nutrigel qui flottaient dans la gravité hasardeuse.
« Il n’y a rien ! Tu n’as qu’à manger de la mousse ! »
J’étais remonté à la surface pour la voir accroupie. La bryophyte et sa faune allaient de nouveau être notre repas du soir quand un jeune garçon atterrit pieds nus dans notre banquet :
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« Je peux savoir ce que vous faites, bande de chasseurs de primes ? » nous avait-il demandé en faisant claquer l’un des bracelets Slap multicolores que recouvraient ses bras.
Il se présenta ensuite sous le nom de Benàn. C’était le fils du jardinier principal d’Yggdrasil que nous rencontrâmes peu après lorsque l’adolescent nous invita chez lui pour un vrai dîner. Sa famille habitait dans un gigantesque amadouvier sclérosé contre la paroi métallique de l’ancien astéroïde.
« Pardonnez les gens d’ici. L’isolation les a rendus amers et l’abondance avares », s’était excusé Alàn, son père.
C’était un petit homme au large cou et au regard pétillant. Très jovial, il se fichait royalement de savoir que nous étions des auxiliaires. Sa moustache et sa barbe brune tressée sautillaient à chacun de ses mots. Malgré les efforts de sa femme pour le débarbouiller, il avait toujours le visage taché de boue.
« Diligua ! Veux-tu cesser ? » s’écria-t-il.
Diligua le gronda, peu satisfaite de l’allure crottée de son mari face à ses invités. Elle était son exacte opposée, grande, fine et élégante. Et sans mottes de terre dans ses cheveux blond-platine.
Alàn fut d’abord réticent, mais ne tarda pas à nous confier les travaux les plus simples en l’échange d’un toit et d’un bon repas quotidien. Nous avions enfin de quoi subsister dans ce village de Schtroumpf.
Pour ce qui était de notre facture, Diligua était allé négocier auprès de la naine du hangar afin d’obtenir un amendement. Elle était l’ingénieur chargée des éoliennes et avait souvent des pièces détachées à troquer contre des services.
Les journées étaient douces sur Yggdrasil. La compagnie de cette famille se révéla forte appréciable. Benàn était un énergique adolescent. Il ne cessait de nous parler de ses rêves d’évasion et de conquête de l’espace. Il en avait assez de vivre enfermé dans cet aquarium, mais son père s’était toujours opposé à un départ prématuré.
« Il m’avait promis de me payer un aller-retour pour Cérès à mes douze ans, puis un voyage à mes seize. Et enfin de partir à l’Académie de Marine à ma majorité, nous raconta-t-il une fois que nous prenions l’air à l’ombre d’un pissenlit qui faisait la taille d’un parasol. Mais il s’est toujours abstenu de tenir sa parole ! »
De rage, il referma son tourne-disque et lança au loin la dernière canette de soda de notre pique-nique qui alla tournoyer lentement près d’une bille de bois.
« Je croyais que tu voulais devenir pirate, m’étonnai-je quand il fit mention de l’Académie. Pourquoi rejoindre la Marine ?
— Pour apprendre le maniement des armes ! Mon père refuse que j’utilise les siennes et l’armure qu’il cache sous son établi. Je ne sais même pas me servir d’un revolver ! »
Ali lui tendit alors son calibre, canon en main. Le garçon feint l’hésitation, mais les étoiles dans ses yeux trahissaient son excitation. Mon humaine n’eut pas besoin d’insister davantage, car quelques secondes plus tard, il avait déjà l’arme entre les doigts.
« Ça a l’air vachement lourd ! confia-t-il. C’est différent dans ma console de réalité virtuelle.
— Essaie-le », fit Ali en replaçant l'aiguille sur la première piste après avoir rouvert la platine portable.
Du menton, elle désigna ensuite la canette de soda qu’il avait lancé quelques minutes plus tôt. Ensemble, ils s’entraînèrent en musique tout l’après-midi. Benàn avait presque épuisé les munitions d’Ali quand Diligua vint nous chercher sur son Solex à voiles pour le souper.
Ce fut notre quotidien pendant les deux semaines suivantes. Nous avions été tellement productifs auprès d’Alàn que celui-ci n’avait plus besoin de nous pour entretenir la station. Je le soupçonnais toutefois de nous avoir écartés en raison des maigres talents de jardinage de ma sapiens. Cette dernière possédait deux mains gauches, mais aucun pouce vert.
Un matin, Benàn nous présenta son vaisseau. Il avait commencé à assembler ce dernier en réparant les pièces usées du hangar avec les outils de sa mère. Son nom témoignait de ses ambitions : l’Arcadia.
Ce garnement taciturne était un génie de la mécanique. Toutefois, il eut besoin de ma patte savante pour la configuration de l’ordinateur de contrôle et la vidange hors gravité du moteur post-nucléaire. Ma partenaire quant à elle, améliorait le prototype de jet-pack que le jeune garçon avait volé à un pirate de passage.
Le soir, Ali et Benàn échangeaient souvent des histoires de forbans et d’aventuriers. Il était fasciné par les flibustiers de l’âge d’argent des colonies de Jupiter : King Xiao et les Triades Disparues, Amadeus « Le Voyageur », Osborn le Freak ou encore Marcellàn « Aux poings de fer » et ses célèbres combats à mains nues. Ce dernier était le favori du jeune garçon et il en parlait pendant des heures.
Ils eurent en point commun de concéder à Goldsun, le corsaire, le respect qu’il méritait. Et cela malgré le fait qu’il se soit rangé aux côtés de la Marine pour la récente conquête de Pluton.
« On dit que le Roi Soleil, le vaisseau de Goldsun, brille au même titre qu’une étoile et que c’est comme ça qu’il se camoufle dans le firmament céleste ! s’excita Benàn. Sa flotte était si rapide que même les Intercepteurs de la Marine ne pouvaient rivaliser en vitesse pure ! »
Notre conteur amateur ne retenait pas sa fougue. Des histoires sur les pirates, il en connaissait des centaines. À vrai dire, il y en avait tellement qu’on ignorait comment dissocier la vérité du mythe. En effet, nombre de ces criminels et aventuriers n’avaient jamais existé.
Mais les vacances prenaient bientôt fin. Il ne me manquait plus que quelques couches de peinture sur le Kitty et Alàn se targuait tous les soirs d’avoir prochainement un dernier travail pour nous.
Je le soupçonnais cependant de monopoliser la parole afin que son fils n’aborde plus le sujet de son émancipation. Et cela se confirma au crépuscule suivant :
« Attendez tous les deux, je voudrais vous parler. »
Il jeta un coup d’œil à Benàn qui avait pris sa console de réalité virtuelle pour aller s’entraîner au sabre dans la faible gravité.
« Amalrik, le magasinier de la station, m’a dit que vous aviez vidé ses stocks de soda… » commença-t-il en débarrassant les restes de son nattmal.
Mais ce n’était pas là le plus important.
« … et de munitions de calibre .50 AE. Le genre de balles pour chasser la baleine ou le cosmodonte !
— Nous n’aurions pas dû vous cacher ça, Alàn, nous en sommes désolés, s’excusa Ali. Nous souhaitions juste apprendre au gamin comment tirer. »
Alàn sourit timidement, nous pûmes le voir à sa barbe.
« Il n’y a pas de mal, rassurez-vous, dit-il après un court silence. J’aimerais simplement que cette histoire de pirate lui sorte de la tête…
— C’est un descendant des premiers colons… évidemment qu’il a le goût de l’aventure, dis-je.
— Je sais bien. J’étais comme lui… »
Notre hôte avait le regard plein de nostalgie. Cela ne trompait pas.
« Tu étais moins pire que lui… le corrigea sa femme qui réparait un modulateur dans un coin de la pièce. Ce gamin a plus de potentiel que tout le clan réunit. Il a passé l’âge de jouer avec son Spirographe.
— Je sais, je l’ai vu tirer, avoua Alàn. Et pour sûr, il est certainement bien plus futé que moi.
— Alors, pourquoi ne pas le laisser partir ? » demanda Ali.
Le jardinier nous montra ensuite sa jambe droite. Son mollet était constellé d’impacts de balle et de cicatrices causées par des shrapnels. Les mêmes plaies dormaient sous la terre sèche qui recouvrait en permanence ses mains.
« Il fut un âge où je suis allé voir ce qui se passait sur les mines solaires de Mercure et les colonies des mondes extérieurs. C’était une belle époque qui touchait déjà à sa fin, dit-il en réajustant son pantalon. Que trouvera-t-il maintenant ? La Marine et la corruption technocratique ? Non… non il n’y a rien pour lui là-bas.
— Et l'armure était du temps où vous aviez servi ? demandai-je en faisant allusion aux propos de Benàn concernant la carapace assistée.
— Servir ? Je n’ai jamais servi personne que les plantes géantes d’Yggdrasil », dit-il.
Il se gratta la barbe, les yeux de nouveau dans le vague. Quand il s’adressa ensuite à nous, il nous fit promettre d’arrêter de bercer son fils de douces utopies. Puis il prit congé en flottant vers son établi situé au premier étage.
« Comment pouvons-nous lui expliquer que lui-même se complaît dans sa propre illusion ? » nous demanda alors Diligua sans attendre de réponse.
Elle avait pourtant raison. Quand leur fils fêtera ses dix-huit printemps martiens, Benàn partira vers Cérès ou la planète rouge… si ce n’était avant. Yggdrasil et ses terriers étaient bien trop petits pour un garçon comme lui.
« Mon père était comme ça aussi », conclut Ali à mi-voix.
Diligua avait fini de réparer le modulateur, mais elle le jeta aux ordures. Demain, Benàn le récupérerait secrètement pour améliorer son système de radar. Elle quitta enfin la pièce après nous avoir souhaité une bonne soirée. La tristesse se lisait sur son visage.