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#15 HOMERUN (2/2)

Nous rejoignîmes le 21e étage en sautant depuis le trou béant qui concluait le couloir actuel. En dessous, ce n’était plus de longs corridors ponctués d’appartements miteux, mais un grand espace surchargé de laveries électriques et de matériel de sport à l’abandon. Là où il y a quelques minutes, le terminal dessinait une sphère rouge symbolisant le FID d’Ionescù prenait désormais place un terrain de base-ball improvisé. Sur ce dernier, entre des piles de linge sale, jouait un groupe d’enfants.

La morve au nez, un batteur miniature accosta Ali en lui tirant le bas de sa veste rose :

« Vous cherchez Lutka « Balle de Feu » ?

— « Balle de Feu ? » demandai-je. Tu parles de Lutka Ionescù ? »

L’enfant acquiesça avant de se moucher de sa manche. Il nous posa ensuite une étrange question :

« Vous êtes aussi des amis d’Octo-Man ? »

Ali et moi nous échangeâmes un regard en coin pendant que le garnement continua en faisant vriller sa batte entre ses doigts :

« Vous avez le même badge qu’Octo-Man. Vous êtes également chasseur de primes ?

— Oui, répondit mon humaine. Cet Octo-Man, vient-il souvent ici ?

— Il est venu plusieurs fois pour nous voir jouer ! s’écria le garçon en nous montrant l’identique nombre de doigts. Il est sympa. On l’aime tous bien. »

L’enfant nous indiqua enfin du bout de sa batte une immense benne à ordures qui tenait lieu de gradins à un public de droïdes désactivés. Leurs bras coincés par l’humidité maintenaient des banderoles recouvertes de slogans ponctués de fautes d’orthographe.

Je pris la direction signalée avec mon humaine sur les talons. Enjambant plus facilement les tuyaux de plomb gros comme des câbles interweb, elle dut venir à mon secours avant que je ne me perdis dans les emballages de lessives et de bonbons.

Sur le banc d’une carcasse de rame de métro était assise Lutka Ionescù. Elle enseignait à un second groupe d’enfants comment réaliser le pitch parfait en répétant un geste de lancer avec une balle de base-ball. Quand elle leva les yeux vers nous, sa classe se dispersa et la gangster resta seule avec nous.

« J’ai bien peur que ma prime ne soit déjà réservée, dit la femme aux traits de jeune fille fatiguée. J’attends quelqu’un qui me doit quelques explications.

— Cela ne fonctionne pas comme ça, je le crains, précisai-je.

— C’est la technique qu’a trouvée Kousteau pour se faire de l’argent facilement ? demanda Ali en s’appuyant contre les portes de plexiglas rayé repliées à l’intérieur. Est-ce qu’il t’as aidé à t’échapper du pénitencier de haute sécurité ?

— Oui, avoua Lutka. En échange, la moitié de ma prime devait revenir à ma mère… pour ses soins et ses quelques commissions… »

Non content de se jouer de l’Alliance et du système judiciaire, le demi-poulpe cyborg était encore un bel exemple pour les auxiliaires de justice.

« Elle est morte… et c’est ma deuxième évasion, reprit Lutka. Ce qui signifie la fin du voyage pour Kousteau et moi.

— Pour moi ? » crapota la voix artificielle de Karl Kousteau.

Presque invisible, le chasseur de primes venait de glisser par l’une des fenêtres. Longeant les murs, il se rapprochait de Lutka. Deux armes étaient pointées sur nous : un colt 9mm avec silencieux et une espèce de fer à repasser qui semblait plutôt lourd.

« Ce brave et courageux chasseur de primes, Karl Kousteau ! m’écriai-je alors que l’homme poulpe continuait de maintenir ses distances.

— Lui as-tu avoué que tu gardais tout le fric ? dit Ali en désignant l’évadée du pouce.

— Quoi ? s’offusqua-t-il en tournant son visage de céphalopode vers la fugitive. N’importe quoi ! Ils mentent !

— Je pense qu’une prime avait largement de quoi payer une chimiothérapie, même la plus médiocre… rétorquais-je en me tournant vers la fugitive.

— Arrête de jouer les innocents, Kousteau, intervint celle-ci. Je suis passé au tribunal plusieurs fois avec cet identique visage d’enfant alors crois-moi, je connais les ficelles d’un bon mensonge. Et tu veux savoir la règle numéro un quand on ment, Kousteau ? »

Elle avait saisi le manche d’une batte de base-ball en plomb qui traînait sur le sol.

« C’est de ne pas se faire gauler, conclut la criminelle.

— Attends ! Doucement ! Il y a un malentendu ! » gémit le transcripteur alors que le chasseur de primes reculait jusqu’à la fenêtre brisée derrière lui.

Sa peau et sa combinaison changèrent de couleur. Elles arboraient désormais le gris métallique et les graffitis de l’intérieur de la rame désaffectée.

Ali dégaina son Desert Eagle, mais Kousteau fut plus rapide. Son étrange pistolet plat émit un bourdonnement et l’arme de ma partenaire lui échappa aussitôt des doigts. Le calibre avait été attiré par le magnétogun.

« Surprise ! La minette ne s’y attendait… » s’écria-t-il avant qu’un swing de la batte de plomb l’éjecte au-dehors non sans fissurer le bocal à poisson qui lui tenait lieu de casque.

Nous entendîmes ensuite le bruit d’un plongeon et puis plus rien.

« Qu’est-ce qu’il y a derrière ? » demanda Ali toujours désarmée.

Lutka lâcha la batte qui rebondit lourdement sur le plancher en acier.

« La réserve d’eau potable », répondit-elle en se massant le coude.

Mon humaine commençait à enjamber la fenêtre avant que j’intervienne :

« Arrête ! Tu… »

Trop tard. L’indomptable tête brûlée avait déjà plongé dans le collecteur d’eau chlorée. Elle avait réussi à me faire hurler :

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« Mais quelle idiote ! Nous ne sommes pas dans Le Grand Bleu ! Elle n’a aucune chance contre un Freak céphalopode en milieu aquatique ! Encore moins sans arme ! »

Je m’étais retourné vers Lutka, spectatrice tout comme moi du ballet de bulles et de vagues qui agitait maintenant la surface. Une idée me vint alors :

« Aurais-tu un terminal à disposition ? Un micro-ordinateur ou quelque chose pour se connecter au réseau de la station ?

— Je crois que le petit Baxter possède un vieil IBM sous l’un des sièges, me répondit Lutka. Si sa sœur ne lui a pas volé, il doit être là avec tous ses fils… »

C’était parfait ! Le P.C., bien rangé dans sa mallette en faux cuir, était fonctionnel et déjà câblé. Malgré la limite à quatre-vingts caractères par entrée, je parvins à me frayer rapidement un chemin jusqu’au data-core. Ce fut alors un jeu d’enfant que d’actionner la gigantesque turbine au fond de la cuve pour vidanger l’eau.

« Tu viens d’enclencher la turbine au fond de la cuve ? » me demanda Lutka, la tête penchée au-dessus du réservoir.

J’entendis grincer les pompes sous mes coussinets. Oui. Je venais d’enclencher la turbine au fond de la cuve.

« Enfer ! Je suis trop bête ! Comment peut-on annuler ça ? » paniquai-je en pianotant à travers les menus.

Ces systèmes de gestion étaient pratiques pour lancer des commandes. Mais dès qu’il s’agissait de rétropédaler, c’était un véritable casse-tête.

« Stop_turbine_t=0 ! Stop_turbine_t=0 ! » criai-je en matraquant la touche d’exécution.

Sans succès. À ma dernière tentative, celle-ci sauta pour aller se perdre au milieu des canettes de soda.

« Enfer ! Un jour, tu finiras ruinée avec tes ordinateurs moyenâgeux, IBM !

— L’eau se vide ! me prévint Lutka. Je vois du mouvement, mais surtout le fil d’alimentation d’une caméra contre la paroi ! Essaie de la trouver sur le réseau pour apercevoir quelque chose sous l’écume ! »

C’était une idée. Je pourrais regarder mon humaine se faire déchiqueter vivante grâce à mon incroyable bévue.

La touche de nouveau en place, je lançai la recherche des dispositifs électroniques du niveau et parvins par miracle à rallumer la caméra de la cuve. Le combat s’afficha sur le moniteur avec la plus mauvaise résolution du système.

Je vis Ali se battre au corps à corps avec Kousteau. Ce dernier, débarrassé de sa combinaison terrestre, était monstrueux avec son torse humain aux membres tentaculaires. Ces membres gélatineux étaient cependant d’une grande utilité. Il les avait enroulés autour des bras, des cuisses et du cou de ma partenaire. Cet infâme chasseur de primes était en train de la faire suffoquer.

Il ne restait désormais que deux mètres d’eau avant les pales de la turbine. Le moteur ne tournait pas suffisamment vite pour provoquer un siphon, mais les réduira en charpie sans faire de différence.

L’homme pieuvre avait identifié la menace et se fixa à la paroi du bout des tentacules qui prenaient la place de ses jambes. La caméra hors de l’eau, je pus le voir en train de maintenir la tête d’Ali sous la surface. Ses pieds devaient se débattre à quelques centimètres des immenses pales.

« Ali ! J’arrive ! » m’écriai-je en lâchant des yeux l’écran.

Lutka me retint. Elle avait de nouveau la batte en main.

« Tu es fou. La cuve fait presque trente mètres de profondeur ! Tu ne vas pas sauter droit dans ce mixer !

— Il y a des poutres de fer en travers, répliquai-je la tête par-dessus la rambarde de sécurité à contempler la scène. Peut-être que… »

L’eau chlorée disparut peu à peu, mais ce n’est pas pour autant que ma partenaire put reprendre son souffle. Les tentacules de Kousteau se resserraient encore davantage autour de sa gorge et de sa bouche.

Le bout d’un d’entre eux forçait le passage pour s’y introduire. Ma sapiens le mordit de toutes ses forces. D’un coup de dents, elle déchira l’appendice avant de la cracher dans la turbine qui tournoyait à vide.

« Il va y avoir du calmar grillé au menu de Liriopé ce soir ! » cria Ali avant de saisir un autre tentacule avec sa bouche.

Le Freak fit claquer son bec. Sans transcripteur, il fut impossible de comprendre ses insultes. Il gonfla ensuite ses muscles gélatineux parsemés d’implants et souleva mon humaine par la taille, prêt à la lancer dans le piège mortel.

Mais ma sapiens fut plus agile et parvint à échapper à l’étreinte. Bloquant ses pieds dans les câbles d’alimentation de la turbine qui étaient fixés aux poutres métalliques transversales, elle tira vers elle le céphalopode.

« Monsieur le chat ? m’interpella Lutka au loin. Je viens de trouver la console pour couper le moteur ! »

L’évadée de Larissa était aux côtés d’une armoire électrique dont elle avait forcé l’ouverture à coup de batte. Je la rejoignis en gardant les yeux vers l’improbable combat qui se déroulait. Ali était en train d’arracher un à un les tentacules de Kousteau encore scotchés à la paroi de métal.

« Ne coupons pas la turbine, prévins-je avant que la jeune femme au corps d’enfant n’actionne l’interrupteur rouge d’arrêt d’urgence. Sortons plutôt les barreaux de l’échelle !

— Tu es sûr ? » demanda-t-elle avant d’obéir à ma directive.

Je répondis à l’affirmative avant de rejoindre les abords du précipice. Ma partenaire matraquait le crâne mou du poulpe qu’elle tenait fermement sous son coude gauche. Elle était rouge de rage ce qui camoufla un peu les marques de succions ensanglantées qui recouvraient ses avant-bras, son cou et son visage.

« Dis-moi, Lee ? cria-t-elle. Question verte du Trivial Pursuit : où est le cerveau des octopodes ?

— À l’avant, répondis-je à travers l’écho. Juste derrière les yeux. »

Kousteau caqueta de plus belle en se débattant. Ali lui maintenait un tentacule avec la bouche et deux autres dans la main gauche. Il utilisait les cinq restants pour lui matraquer le ventre et le dos.

Saisissant le visage spongieux par les orbites, ma partenaire plongea non pas la tête, mais le corps animal de ce dernier entre les pales. Son torse humanoïde se cabra avant que la faucille d’acier ne lui broie le scalp. La turbine décora finalement le bas de la cuve de sang mauve et d’organes déchiquetés.

« Perdu, lança enfin Ali. Il est sur les murs.

— Jules Verne a pris sa revanche sur le kraken. Bien joué !

— Je sais. Je sais », se vanta-t-elle en remontant l’échelle comme si de rien n’était.

Ma sapiens avait vaincu la pieuvre-humaine, mais était dans un état déplorable. Outre les marques de ventouses, le chasseur de primes lui avait broyé les côtes et légué un œil au beurre noir. Couverte d’un mélange visqueux de bave, d’encre et de sang, elle ne devait rêver que d’une douche bien chaude. Encore.

« As-tu retrouvé ton calibre ? demandai-je.

— Oui. J’aurais cependant préféré me battre avec un rhinocéros plutôt que ce truc pour le récupérer. »

L’arme extirpée de sous sa combinaison, Ali braquait désormais le canon droit vers Lutka Ionescù. Nous avions en effet toujours un contrat à remplir.

« Allez-y, répliqua celle-ci en se rapprochant. Je n’ai pas peur de mourir. Regardez-moi…

— Le syndrome de Turner n’a pas de vaccin, répondit Ali. Mais avec des soins adéquats…

— Trop chers. Pourquoi croyez-vous que je braquais des convois de palladium ? rétorqua Lutka. Pour ma mère aussi c’était trop coûteux. »

Elle s’était approchée de nous et avait saisi le canon de l’arme. Les mains tremblantes, elle le positionna sur son front.

« J’ai tué beaucoup de gens et merdé sur toute la ligne, dit-elle. Ne laissez pas ma condition vous attendrir. J’accepte cette fin que je mérite. »

Lutka retira elle-même le cran de sécurité et tenait désormais fermement la bouche à feu contre sa tête.

« Une partie de la prime permettra de construire de vraies tribunes à ces mini-sapiens », conclus-je.

Elle sourit. Ali pressa la détente.

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