De tous les naufragés de cette société solarienne en perdition, les Freaks étaient certainement les plus à plaindre. Leur malheur remontait aux avancées en modelage génétique qui avaient permis aux sapiens de reconfigurer leur propre ADN. De la perversion sexuelle ou de la curiosité scientifique naquirent des mutants mi-hommes, mi-animaux.
Les savants fous de la Terre ignoraient que ces mutations allaient ressurgir au fil des âges. Des générations plus tard, des âmes brisées issues de parents et de grands-parents d’apparence humaine se retrouvèrent dotées de queues, de cornes ou de museaux. Souvent moqués à l’instar des monstres de foire et parfois traqués comme des bêtes, la lune d’Amalthea était désormais leur repaire.
« Un verre de lait, honey ? me demanda la serveuse à la littérale taille de guêpe. Il ne faut pas rester à sec pour la suite ! »
J’acceptai volontiers. Le lait du Darwin’s Club était une pure merveille contrairement à celui produit sur Chaldene. Sans doute à cause de la pointe de rhum.
La soirée touchait à sa fin et le cabaret était toujours comble. Dans l’épaisse fumée de tabac, un public magnifiquement monstrueux savourait sodas et alcools au rythme effrontément rock’n’roll des Beagles, actuellement sur scène.
Une salve d’applaudissements conclut leur représentation. Je pus profiter une dernière fois de la pleine lumière pour me griller une cigarette. Quand je sortis mon paquet, un colosse aux cornes d’aurochs pouffa derrière moi :
« T’as pas plutôt envie d’un truc de vrai bonhomme ?
— Dit celui avec un cigare entre les lèvres… » répondis-je aussitôt.
La face de bovin écarquilla les yeux. Ses amis hyènes éclatèrent de rire à en taper les poings sur la table. Je regrettai cependant mes paroles. Ce n’était pas le moment d’initier une bagarre.
L’homme-buffle fouilla furieusement dans son veston. Il n’en sortit pas une arme, mais un Zippo chromé avec lequel il alluma ma cigarette.
« Tu as une plus grosse paire de roubignoles que la moitié de cette orbite ! » dit-il en commandant une tournée de pintes ainsi qu’un lait pour l’ensemble de nos deux tables désormais jointes.
Les lustres s’éteignirent soudainement, plongeant la salle dans les ténèbres. Le pianiste aux huit bras fit craquer ses articulations et Darwin, le patron-dodo ailé du club, demanda le silence.
Les premières notes au piano dévoilèrent Ali, debout sur la scène sous la lumière brûlante du projecteur. Les Freaks ne laissent que très peu d’homo sapiens pure-souche pénétrer sur Amalthea autre que pour le commerce. Mais ma partenaire était différente. Elle était plus proche du tigre que du singe.
Son fard à paupière noir couvrait le dessus de ses pommettes et de son nez jusqu’à ses tempes. Dès le premier couplet, je fus aussitôt suspendu à ses lèvres rouges comme le cœur d’une étoile :
Take me now baby, here as I am...
Vêtue d’un simple t-shirt moulant et déchiré lui tombant sur le haut des cuisses, elle percutait les planches de ses Converses délavées pour accompagner chaque note. Lorsque le refrain frappa, la totalité de la salle chanta avec elle :
Because the night belongs to lovers.
Because the night belongs to life!
Because the night belongs to lovers.
Because the night belongs to us!
Les derniers rangs étaient debout sur le comptoir. Ce soir-là fut une apothéose comme le Darwin’s n’en avait pas vu depuis des années. Et les Freaks purent remercier Ali et Patti Smith.
Trente minutes plus tard, Darwin entra en trombe dans la loge alors qu’Ali se démaquillait le visage. Il virevoltait comme une toupie :
« Quel show ! Non, mais quel show ! Tu les as tous mystifiés, poulette ! Diable ! Quelle présence ! »
Ma partenaire jeta sa lingette démaquillante pour prendre le verre de soda qu’il lui tendait. Elle posa ensuite la question que le tenancier redoutait :
« Tu crois qu’il va venir cette fois ? »
L’ange potelé se figea. Il en avait oublié le réel objectif de ces prestations.
« Je ne sais pas. Il sort rarement de ses bureaux, répondit-il. La voix n’est pas la seule chose qui l’intéresse. Tu joues avec le feu… »
Notre interlocuteur tapota nerveusement le rebord de son verre sans en avoir bu une goutte. Il quitta enfin la pièce en le laissant derrière lui.
Quelques minutes après le départ de l’homme-dodo, on frappa à la porte. Apparut cette fois dans l’embrasure le visage d’Hector Hermann, avec ses yeux et sa mâchoire de tortue. Outre la carapace qu’il portait sur son dos, le reste était humain. C’était l’un des producteurs de musique les plus puissants sur Amalthea. Et la raison de notre résidence éphémère au Darwin’s.
« Voici donc la diva du moment ! Puis-je entrer ? »
La question ne se posait plus, car il se dandinait déjà d’un pas lent vers Ali qui avait ôté son t-shirt trempé de sueur.
« Bien entendu Monsieur Hermann, répondit tout de même ma sapiens. Voudriez-vous un verre ? »
Elle lui proposa le gobelet oublié par Darwin et ensemble ils trinquèrent. Le regard oscillant entre les yeux et les seins nus de mon humaine, l’homme-tortue la félicita longuement pour sa performance. La conversation dévia rapidement et déjà, il avait sa main libre ancrée sur la cuisse droite d’Ali.
Hector Hermann ne changerait donc jamais. Sa prime atteignait aujourd’hui une coquette somme qui n'attendait qu'à être empochée.
« Je vais pimenter un peu nos ébats, mangeur de salade. »
Tout sourire, ma chasseuse de primes lui braquait son calibre sous la mâchoire écailleuse. Le regard d’Hermann passa de l’amusement lubrique à la défiance bien qu’il réalisait la gravité de la situation.
« C’est inutile, se targua l’homme-tortue. Aussitôt livré, je serai relâché. Je suis intouchable.
— Ah oui ? Le nargua Ali. Pourtant j’hésite à le faire. Et à des endroits où tu n’as pas forcément envie.
— Nous verrons ça avec le shérif une fois à son bureau, intervins-je en laissant mon humaine menotter cette insaisissable prise.
— Nul besoin de se rendre à son bureau », dit la voix familière d’un homme qui venait de passer à son tour la porte de la loge des artistes.
Le Capitaine Braun n’avait pas revêtu son uniforme, mais était en tenue civile : un blouson de cuir synthétique brun sur les épaules et une paire de bottes lestées assortie avec son pantalon beige. Il ressemblait à l’un de ses archéologues des productions hollywoodiennes.
« Raspoutine ? Qu’est-ce que tu fiches ici ? demanda Ali. Las de coffrer des innocents, te voilà shérif d’Amalthea maintenant ?
— Ne dites pas de sottises ! s’offusqua le soviet. Le shérif Easter est à l’extérieur. Je suis venu vous chercher. »
Il nous tourna ensuite le dos avant de s’arrêter.
« Et vous pouvez relâcher cette crapule, dit-il avant de partir. Nous avons d’autres chats à fouetter. »
J’étais furieux :
« Qu’est-ce qu’il nous raconte avec ses chats à fouetter ? Ne sait-il pas à quel point nous avons peiné pour piéger Donatello ? »
Hermann se gaussa ; fier de pouvoir une fois encore abuser de sa notoriété. Il se permit une dernière pique verbale à notre égard avant de quitter pour de bon le Darwin’s.
A case of literary theft: this tale is not rightfully on Amazon; if you see it, report the violation.
« Retourne dans ton égout, vieux lubrique ! » lui hurlai-je avant que ma partenaire m’empoigne en même temps que son blouson rose.
Râler était désormais inutile. Nous devions voir ce que Braun, que nous n'avions pas croisé depuis nos mésaventures dans la ceinture, et le shérif avaient de si important pour laisser courir la tortue.
Le capitaine se tenait aux côtés de Melblanc Easter, le Freak lapin intégral, soit 100 % rongeur, qui possédait l’étoile de cuivre d’Amalthea. Tous deux étaient appuyés contre le capot enneigé de la Ford de patrouille :
« Quoi de neuf, docteur ? s’enquit Ali, arrivée à leur niveau.
— Fermez-la. Dans la caisse. Tout de suite », trancha Mel en jetant son mégot de cigarette dans la neige.
Une fois à l’intérieur, le grossier lapin de garenne laissa au Camarade Braun le plaisir de nous briefer :
« Tout d’abord, veuillez m’excuser pour Cérès, commença Braun. La gravité de la situation m’a forcé à prendre des mesures drastiques totalement inacceptables. »
Le Marine avait visiblement élargi son vocabulaire.
« Tout porte à croire que tu réitères les mêmes erreurs ici, Capitaine, répondit Ali en présentant ses poignets pour mimer une arrestation.
— J’aurais dû vous inclure à la traque de Zéphir, poursuivit celui-ci. Je doutais de vous jusqu’à ce que le système entier ne parle que de votre coup d’éclat contre les Triades Disparues. »
Les poings d’Ali se serrèrent. Le Marine ignorait à quel point le sujet était délicat.
« Viens-en au fait », intervins-je.
Le MP acquiesça puis remonta sa manche gauche. Depuis son ordinateur au poignet, il afficha le mandat de recherche classifié d’une jeune Freak femelle. Selon le fichier, elle possédait la queue, le dos et le haut du corps d’une salamandre de feu.
« Son nom est Sassie « Belle » Salamanca. Simple serveuse sans histoires au Sodomorre jusqu’à il y a une semaine. Selon les VHS de surveillance, elle se serait reconvertie et aurait fait sauter deux stations d’extraction d’Arsine au cœur de Jupiter. Ses feux d’artifice ont provoqué la mort d’une centaine d’ingénieurs et détruit C70'000'000 de marchandises et d’équipements. »
Je ne pus que souligner d’une moue l’incroyable performance de cette reconversion professionnelle.
« Pas mal ! réagit Ali en consultant le fil d’actualité à partir de son propre ordinateur. La presse n’en a pourtant pas parlé.
— C’est un problème de corpos ça, fis-je remarquer. Pourquoi la Marine t’envoie ?
— Car l’Arsine est indispensable à l’effort de guerre contre la Ligue Séparatiste sur Saturne, répondit Braun. Ces stations représentent un crucial enjeu militaire d’où ma présence ici.
— L’opération est top-secrète, compléta Mel. Une Freak qui contribue à la cause indépendantiste est littéralement l’étincelle qui embraserait Jupiter.
— Et Solaris n’a pas besoin d’un second soleil, commentai-je.
— Nous rejoignons en ce moment un vaisseau affrété par les services spéciaux de la Marine, dit Braun. Bien entendu, si vous acceptez, vous toucherez une gracieuse prime pour votre aide et votre silence.»
Le nez collé à la vite où s’agglutinaient les flocons blancs, Ali réfléchissait.
« Je veux un smoothie et le grade d’Amiral, négocia-t-elle alors que le véhicule de police amorçait une montée en direction des hangars devenus invisibles dans le blizzard.
— Comptez deux smoothies, Camarade », conclus-je.
L’Intercepteur réquisitionné pour l’opération nous attendait, prêt à partir avec le Kitty à l’intérieur. Une fois sortis du véhicule, dans le hangar, Mel nous introduisit au premier membre d’équipage, un homme aux nageoires de manchot, occupé à vérifier le bon fonctionnement d’un stabilisateur.
« Moi, c’est Pingu, le pilote, se présenta l’homme-manchot. Si vous n’aimez pas mon surnom : blâmez-les programmes TV. »
Son bec soutenait une improbable paire de lunettes de soleil.
Le second, assis sur la rampe d’accès, était une cigale intégrale qui ne portait rien à part un radio-cassette Fischer Price suspendu à son cou par une bande de sport élastique.
« Quant à elle c’est Mute, poursuivit Braun. Mute est muette et ne parle que par l’intermédiaire d’enregistrements. C’est l’artilleur, médecin et aussi la mécano. Autant de bras que de fonctions. »
Mute fouilla dans ses ailes et sélectionna une première cassette. Un jingle de publicité de qualité médiocre nous souhaita la bienvenue.
« Braun. C’est l’équipage le plus cool que j’ai jamais vu… »
Ali avait des étoiles dans les yeux face à cette Agence Tout Risque du cirque Pinder.
L’Intercepteur, baptisé l’Arche de Noé, décolla peu après avec Pingu et Mel aux commandes. Nous fîmes alors cap vers la profonde atmosphère de la planète gazeuse où se trouvaient les raffineries d’Arsine.
« Comment allons-nous choper cette Belle Sassie ? » demanda Ali peu après avoir détaché son harnais.
Dehors, l’horizon noir vira à l’ocre puis à l’orange. Nous baignions dans un voile aux couleurs d’épices. Les nuages étaient zébrés d’éclairs d’or. Ils changeaient de teinte au gré des vents célestes : tantôt roses, parfois bruns. Leur danse voluptueuse était aussi envoûtante que dangereuse.
« Commençons par esquiver ces orages, répondit Mel. Et ensuite… »
Le tableau de bord vira soudainement au rouge. Une alerte retint l’attention des deux pilotes qui nous ordonnèrent de boucler de nouveau nos ceintures. Mon humaine me prit dans ses bras alors que l’Intercepteur fonçait droit vers ce ciel des Enfers.
« C’est moi ou cet astéroïde est en feu ? demanda Pingu. Ordinateur ? Check moi l’O.C.E.P. qui sur notre trajectoire.
— Ce n’est pas un astéroïde, c’est bien trop rapide ! intervint Braun. On dirait un vaisseau titanesque ! »
Il avait raison. Le Buzz Aldrin, ancien fleuron des kryptoniers de Vénus, se dirigeait à pleine vitesse vers le noyau de Jupiter. Sa carlingue et ses immenses réservoirs étaient en proie à un effroyable incendie.
« Le Krypton est inerte. Pourquoi flambe-t-il ? demandai-je.
— Réquisitionné par la Marine, il a dû faire le plein d’Arsine ! répondit le MP. Nous devons l’arrêter !
— Nous sommes au sein d’un Intercepteur pas d’un Croiseur, cria Mel éternellement de mauvaise humeur. Ce truc fait dix mille fois notre aéronef ! Et je n’aborde pas une fournaise pareille ! »
Le tableau de bord émit une nouvelle alerte avant qu’un traçage lumineux ne se dessine sur les vitres intelligentes du cockpit. Ce système novateur remplaçait les terminaux cathodiques sur les plus récents vaisseaux.
« L’ordinateur de contrôle a détecté l’éjection d’un monopod depuis le Buzz Aldrin, intervint Pingu sans se soucier de la dispute entre Braun et le shérif.
— Allons le chercher, demanda Ali. Un transporteur de cette taille ne prend pas feu tout seul ! Ma parole que votre Belle Sassie doit y être mêlée. »
Jurant comme à son habitude, Mel ordonna à son pilote l’accostage du monopod. Dans la soute, Mute préparait déjà l’unité médicale et son lit instrumenté pour le rescapé.
La cigale géante avait eu le bon réflexe. La capsule de secours était complètement carbonisée et son occupant dans un piètre état. Le mini-droïde médical qui procéda aux analyses se voulut malgré tout rassurant :
« Un peu de fumée toxique inhalée et quelques brûlures mineures », avait-il confié pendant que ses appendices pointus appliquèrent méticuleusement un gel réparateur et des microbandelettes.
Aidée par Braun, ma partenaire épongea la suie qui s’était accrochée au corps du survivant. Ce dernier s’avéra être une femme étrange :
« C’est normal les deux paires de boobs ? s’inquiéta mon humaine en découvrant tout comme nous une anatomie particulière.
— Ce n’est pas de la suie, Ali, intervins-je. C’est sa peau !
— Idiots que nous sommes ! C’est Salamanca ! » cria le Marine.
Les écailles noires et rouges de la femme-salamandre étaient maintenant clairement visibles sous les brûlures superficielles. Nous tenions notre terroriste !
« Et bien… Mission terminée… » soupira le MP pendant que Mel passait des liens métalliques aux poignets de la terroriste.
Le FID de la rescapée concordait effectivement avec les données de la Freak. Nous tenions là notre saboteuse séparatiste sans le moindre effort.
« Mute, surveille-moi la donzelle et préviens-nous quand elle se réveille, demanda le lapin. Je vais voir si Pingu a pu déterminer la trajectoire du kryptonier. Il manquerait plus qu’il emboutisse une station. »
Mute fouilla dans son dos afin de sortir la cassette adéquate :
« Oui, Monsieur ! » coassa une voix de cartoon.
Le shérif nous salua avant de se diriger vers le cockpit, cigarette aux lèvres. Braun, quant à lui, prit le temps de nous raccompagner au Kitty solidement amarré dans le réceptacle à chasseurs situé sous la soute.
« Désolé de vous avoir fait lâcher Hermann pour ça, s’excusa le soviet. Vous toucherez quand même votre partie de la prime.
— Ce n’est rien, ironisai-je. Nous allons juste remonter un opéra pendant trois semaines pour le débusquer de nouveau ! Nous pensions à la Belle et le Bête. Intéressé ? »
Il ne put répliquer. Plusieurs bruits sourds résonnèrent soudainement au-dessus de nos têtes. Il y eut alors un grincement métallique suivi d’un cri couvert par les jurons de Braun qui se précipitait à l’échelle.
Mute gisait au sol ; les ailes froissées, mais en vie. Le module médical avait été saccagé et le petit droïde détruit.
« Envolée !
* La saloperie ! jura le Marine. Comment... »
Sur le lit reposait la paire de menottes tordue et ensanglantée.
Braun nous indiqua ensuite qu’il comptait rejoindre les autres dans le cockpit pour mettre la cigale à l’abri. Nous le suivîmes ; Ali l'arme en main.
« Pingu restera dans le cockpit verrouillé avec Mute, nous expliqua Mel une fois rejoint. Il n’y a pas d’armurerie sur ce vaisseau donc il faudra faire avec ce que vous avez sur vous.
— On peut cependant compter sur ça, dit Braun en donnant à mon humaine l’un des talkies-walkies.
— Je pars avec le Capitaine aux cuisines, nous avisa Mel. Ali, tout électron libre que tu es, nous te laissons couvrir le réacteur et la salle des machines. »