« La limousine va nous attendre pour filer jusqu’au commissariat, ou faudra-t-il un autre véhicule ? » avais-je demandé pendant que Zéphyr se préparait dans la salle de bain.
Il ressortit en arborant une coupe de cheveux flip style laquée, maquillage noir appuyé et robe léopard arc-en-ciel. Le cyborg possédait maintenant l’attitude, les traits fins et les formes voluptueuses d’une certaine Miss Virginia Applebee, l’envoyée spéciale d’un hedge-fund douteux basé sur Mars. La véritable Applebee avait été plongée en sommeil artificiel dans une fumerie d’opium dès son FID reproduit.
« On prendra un taxicab, répondit-il en réglant les dernières petites défaillances du costume holographique. Personne ne laisse tourner une limousine devant un hôtel des ventes. Cela nous trahirait surtout que j’opterai ensuite pour une apparence plus commune. »
Le déguisement possédait un troisième défaut. La voix de Zéphyr restait identique et ne ressemblait en rien au timbre fumé de Miss Applebee. Il le remarqua aussi, mais se voulait rassurant :
« Cette gorgone n’est pas une grande bavarde. Et là où nous allons, il ne sera pas nécessaire d’engager la conversation. Les Célestes et les bourgeois se jugent à distance pour ne pas se refiler des germes. »
L'androgyne éteignit le poste de télévision où, sur l'une des chaînes locales, Byomkesh Bakshi coursait des bandits. Il était temps de partir.
Une fois arrivés à la Cité des Congrès, le plan se déroula comme prévu. Dans les bras du cyborg, je pus passer avec lui tous les contrôles de sécurité. Le costume holographique, bien trop rare pour être détecté, et la reproduction du FID marchaient formidablement.
« C’est presque trop facile ! » soupira Zéphyr.
La salle des ventes était un amphithéâtre moderne aux tapisseries pastorales. Il n’y avait pas de rangées de sièges, mais une succession de petits salons entre lesquels naviguaient des droïdes serveurs, un plateau sur le sommet du crâne.
Plusieurs Techno-Députés nous saluèrent de loin. Un sapiens portant un turban jaune nous adressa un sourire avant de nous céder son fauteuil au plus près de la scène. Là y défilait les œuvres au bras de laquais humains. Il ne nous restait plus qu’à attendre que l’objectif du Prince des Voleurs soit mis en vente pour passer à l’étape suivante.
« Au fait… je trouve ça plutôt banal un vol de bracelet, murmurai-je à l’oreille de Zéphyr pendant qu’il buvait sa seconde coupe de vin Sula. Je pensais que tu étais plus dans le trafic de datas… »
Il me fit signe de me taire. Un déplaisant personnage à la tête de crapaud lévitait vers nous. À la présence d’une couronne de diamants volant au-dessus de son scalp et de ses servants à la peau de chrome, nous avions affaire à un Céleste de Lunapolis.
« Bien la non-révérence, sub-humaine Virginia Applebee », grogna notre interlocuteur d’une voix d’outre-tombe.
Son torse se gonfla sous l’effort de diction. Les tubes transparents qui épousaient son gosier injectèrent dans sa chair grise un mélange gélatineux.
« Vrai-plaisir sincère, méta-novus, répondit Zéphyr en une parfaite imitation de Miss Applebee. Que nous vaut l’auguste visite de votre enveloppe sur Cérès, Arch-Baron ? »
Le Céleste mouilla ses lèvres d’un revers de langue. Il se racla plusieurs fois la gorge. Entretenir la conversation lui demanda un effort incommensurable.
« Simple non-courtoisie, grommela-t-il. L’odeur de curry me donne la nausée. Excellentes enchères à votre sub-personne. »
Puis il se laissa glisser un peu plus loin, vers un groupe de gradés de la Marine.
« Quel hideux Freak, commentai-je une fois l’Arch-Baron à distance.
— Jamais un Céleste ne saurait être un Freak. C’est un humain, me corrigea Zéphyr. À au moins 10 %. »
Un droïde passa près de nous, nous proposant des petits gâteaux à la vraie semoule.
« Je disais, poursuivi-je la bouche pleine, le coup du bijou m’étonne de toi. »
La fausse Miss Applebee sourit ce qui nous valut quelques regards curieux. Zéphyr se ravisa aussitôt :
« Des informations sensibles sont contenues sur un microfilm à l’intérieur du bracelet, avoua-t-il enfin. Mais le bijou coûte son pesant en diamant donc double bonus ! »
Un beau raisonnement digne d’un chasseur de primes. Je commençais à comprendre pourquoi j’appréciais de plus en plus ce voleur.
Et puis, je me rappelai que mon travail était de mettre hors d’état de nuire les gens comme lui.
Le bracelet en fer météoritique fut présenté au dénouement d’une série d’œuvres d’art classiques dérobées aux communistes à la fin de la guerre. Certains tableaux tombaient en lambeaux tellement les toiles étaient usées par les âges.
Zéphyr en acquit un au premier prix afin d’assurer la suite du plan. Subséquemment, différents acheteurs des lunes des planètes médianes s’affrontèrent avec férocité jusque à ce qu’une envoyée droïde remporte le précieux bracelet pour C850'000.
« C’est idiot de ne pas faire ça en ligne…
— Car c’est tout aussi amusant d’exhiber son portefeuille avec un toast à la main », me confia-t-il.
L’androgyne prit la direction des salons de ventes situés au dos de la scène. L’Arch-Baron et l’homme au turban vinrent la féliciter pour son acquisition avant de prendre congé pour la nouvelle série de reliques militaires.
L’assistant de transport en charge du bracelet, un crâne d’œuf au nez crochu et aux improbables favoris, avait quitté l’estrade et passa juste devant nous pour se rendre également dans les arrière-salles. L’acheteuse quant à elle, traînait ses circuits précisément derrière nous.
« À toi de jouer », murmura Zéphyr en lui cédant la place devant nous au nouveau contrôle de sécurité.
Je me laissai alors doucement tomber sur le sol avant de glisser entre les jambes du droïde. De cette façon, je la suivis jusqu’au bureau où allait être effectuée la transaction.
Le cabinet de ventes était un placard à balai habillé de lambris en faux bois. Un second auxiliaire accueillit l’acheteuse robotique. Son pantin de sécurité, à l'apparence d'une mante religieuse, scanna aussitôt la plaque d’identification de cette dernière.
Je me plaçai silencieusement sous la table en plastique injecté tandis que l’assistant au bracelet entra dans la pièce pour remettre l’objet à son collègue qui l’examina à l’aide de ses lunettes câblées. Lorsque le crâne d’œuf repartit, l’ensemble des acteurs restants s’installa dans un fauteuil.
« Encore un qui utilise des bots pour réaliser ses enchères », maugréa l’auxiliaire de transaction sans se rendre compte qu’il était le seul humain de la salle.
La troisième phase du plan fut alors mise en route :
« Chicka-chick-ah! »
Le sapiens aux lunettes câblées passa sa tête sous le bureau. L’effort lui fit rosir les joues et je reconnus là l’homme qui m’avait rapporté J.A.P.A au restaurant de Gonzo.
« Mais je te connais, toi, sourit-il en approchant sa main. »
Quelle coïncidence ! Mais dommage pour lui, cela ne changeait rien à la suite des événements.
« Harami ! Mais quel sombre crétin de mammifère ! » hurla-t-il.
Je lui avais griffé le menton et mordu l’oreille. Le droïde de sécurité, coincé derrière le fauteuil de son maître, ne parvint pas à m’attraper. Je pus revenir à la charge avant que l’assistant au crâne d’œuf ne rentre en renfort.
« Sanjay ! Jetez-moi ça à l’extérieur ! » vociféra ce dernier.
La cohue fut totale, mais je fus finalement mis dehors à grand renfort de coups de pied.
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« Crâne d’œuf » me maintenait par le cou et fonça vers la sortie de secours la plus proche, écartant du bras les services d’ordre. Une fois au loin, il me déposa au sol. Puis éclata de rire :
« J’adore quand un plan se déroule sans accroc ! »
Son complet trois pièces se volatilisa et apparut une combinaison bleue d’agent de dépannage de l’interweb. L’holosuit poursuivit sa transformation pour, au dernier moment, révéler le vrai visage de Zéphyr.
« Tu as pu échanger le bracelet avec la copie ? » demandai-je en me doutant de la réponse.
Le cyborg entrouvrit la fermeture à scratch du costume pour me laisser apercevoir le bracelet de fer contre la peau de sa hanche.
Un nuage de vapeur m'aveugla. Si son épiderme n'avait pas été de métal, il aurait fondue sous l'intense chaleur.
Un taxicab nous attendait au bout du quai et nous pûmes quitter rapidement les lieux. L’alerte avait déjà été donnée comme pouvait en témoigner le détachement de véhicules de police qui passa au-dessus de notre tête quelques secondes plus tard. Braun allait broyer à mains nues les droïdes de sécurité de la salle d’enchères.
« Mince ! Les nouvelles vont vite ! s’étonna Zéphyr alors que nous franchissions un péage entre deux tours de dépollution. Il est un peu sur les dents ce MP, non ?
— Tant mieux, fis-je remarquer. Tu vas pouvoir te faire passer pour lui au commissariat sans risques… »
Le bracelet en lieu sûr dans une cabine d’holosex abandonnée, il était désormais temps d’aller secourir Ali au cours de la dernière étape du programme élaboré par mes soins. Plan irrémédiablement censuré par Zéphyr.
« Je t’ai déjà dit non… me coupa-t-il alors que j’essayais de la convaincre que l’explosion des cuves de Bleu était une parfaite diversion pour couvrir notre fuite.
— Refais-moi ta voix de Braun », lui demandai-je toujours vexé.
Les quelques images du soviet dans les journaux de l’interweb avaient permis la réalisation d’un costume holographique basique, mais convenable.
« Je m’appelle Braun Raspoutine. Et j’ai un balai profondément enfoncé dans l'anus. »
Excellent ! Il avait saisi cette mélodieuse harmonie de condescendance et d’autorité qui caractérisait le MP.
Une fois dans le commissariat, il n’y eut aucun obstacle jusqu’aux cellules tant les bureaux ressemblaient davantage à un véritable champ de foire. Tout le monde courrait dans tous les sens à travers a fumée de cigarette. Les téléphones à cadran sonnaient sans que personne ne prenne le temps de répondre. Braun avait menacé d’expédier aux colonies tous ceux qui ne participaient pas à la traque de Zéphyr.
Zéphyr qui, d’ailleurs, déambulait maintenant dans le quartier de haute sécurité en sifflotant. Les gardes avaient tellement peur du Marine que, comme prévu, personne ne vérifia le FID de l’androgyne.
Dans sa cellule, Ali faisait le poirier avec le peu de mouvement que lui autorisaient les menottes. À ses côtés, Hemingwest était au bord de la crise de nerfs et se rongeait les ongles jusqu’au sang. Lorsqu’il vit Braun, une lueur d’espoir illumina son regard :
« C’est bon ! Vous l’avez attrapé ?
— La ferme, Nigel ! Ali peut sortir. Pas toi. » toussa Zéphyr.
Hemingwest savoura tout de même cette demi-victoire. Il était à présent débarrassé de mon humaine qui me prit alors dans ses bras enfin libérés de leurs entraves grâce aux talents du maître voleur.
Le soulagement fut bref, car à l’instant où Zéphyr referma le battant pour le verrouiller, le véritable Braun fit irruption au bout du couloir. Tous les sapiens jurèrent les uns après les autres.
Le cyborg rouvrit brutalement la porte dont le battant barra le passage à Braun. Mais cela permit à Hemingwest, qui avait compris la situation, de s’évader lui aussi. Nous dévalâmes alors les escaliers de la prison jusqu’au tarmac. Là, nous nous volatilisâmes enfin dans le nuage de prospectus soulevés par le retour du convoi du CPD revenant de la salle de vente.
« Par ici ! » cria Ali en choisissant la direction des cuves de Bleu.
Zéphyr avait disparu. Désormais seul au milieu des pistes d’atterrissage, Hemingwest décida de nous suivre.
« Votre pote le voleur a pris la tangente par le garage et l’on a tous les flics du district aux fesses par votre faute ! » vociféra l'exécrable individu.
Le tarmac était séparé de la rue adjacente en contrebas par un haut dénivelé. Il nous fallait sauter quitte à nous rompre le cou. Si nous ne prenions pas assez d’avance, les engins volants de la police allaient nous rattraper en un clin d’œil.
Ali se jeta dans le vide et atterrit brutalement dans une benne à ordures. Hemingwest, voyant les droïdes s’approcher, démolit le capot du terminal de contrôle des cuves. Il jura à n’en plus finir :
« Nom d'une goupille ! Il faut tout faire soit même, ici ! »
Pianotant sur les grossières touches en plastique, il provoqua une surchauffe de la pompe. Sous la pression, les durites d’acier gonflèrent comme des ballons de baudruche. L’écran cathodique de la console brisé, Hemingwest avait obtenu l’étincelle qui allait mettre le feu au liquide.
« Fripouille ! L’explosion était mon idée ! » hurlai-je en sautant avec lui.
Nous rejoignîmes ma partenaire dans une impasse protégée de la vue des drones par un enchevêtrement de fils électriques. Elle devait servir autrefois de décharge aux riverains, car elle était encombrée de vieilles bouteilles en verre et divers caissons de déchets ne pouvant être recyclés.
« Je crois que je me suis tordu un truc », avoua Ali après avoir échoué à se remettre sur pied.
Assise sur un fut de bière Kingfisher, elle se massait la cheville douloureuse. Hemingwest s’approcha d’elle pour l’examiner, mais révéla rapidement son véritable objectif. Un culot brisé dans la main, il avait plaqué mon humaine contre le tas d’ordures.
« Ma famille va devoir jouer de relations peu désirables afin de faire oublier ce petit manège, mugit-il. Entre ça et Yggdrasil, je commence à en avoir assez de toi, blondinette !
* Tu n’étais pas obligé de nous suivre… » balbutia ma partenaire.
Il serra davantage le goulot entre ses doigts ; sa lame de verre à quelques centimètres de la gorge d’Ali. Mais il s’arrêta non sans avoir fait couler quelques gouttes de sang.
Le visage de ma partenaire disparut sous des volutes de fumée rose qui l’aveuglèrent. Zéphyr apparut sous les traits holographiques. Il repoussa ensuite l'agresseur qui il glissa pour mieux chuter sur le sol.
« Pour une surprise ! » glapis-je.
Zéphyr enjamba la crapule qui avait tenté de l'assassiner, les pieds de chaque côté de sa tête. Le goulot de verre en main, il s’assit alors sur son torse de tout son poids d’humain amélioré à grand renfort de métal.
« Je règle une dette envers le Kitty aujourd’hui. »
Et Hemingwest ne fut plus jamais un problème.
Nous retrouvâmes plus tard la véritable Ali à l’entrée du parking où nous avions garé l'Hirondelle. Hélas, les droïdes et les hommes de Braun patrouillaient la zone, nous empêchant d’y accéder. Zéphyr nous invita donc dans sa suite le temps que la situation revienne à la normale sur Cérès.
« Je me sens vraiment nue sans mon arme », maugréa Ali.
Son calibre et son badge encore au commissariat et ses vêtements perdus lors de son arrestation, ma partenaire ne portait toujours que son boxer sale.
« Je suis sûr que la police te les rendra dans la semaine, la rassurai-je. Ils ne vont pas se mettre l’Alliance à dos pour quelques cuves de Bleu. »
Allongée sur le lit géant, je l’entendis soupirer en faisant sauter le bracelet brillant entre ses mains.
« Tu oublies ta petite séance de cambriolage !
— Pas de preuves… répondis-je en allumant la radio après avoir commandé une bouteille de Champagne pour fêter la libération de mon humaine.
— Il n’est même pas beau ce bracelet », grommela Ali, le bijou à son poignet.
Occupé à ôter son costume, Zéphyr réagit :
« C’est la seconde partie d’un puzzle. Il contient un microfilm avec un fragment de clé cryptée ayant appartenu aux Triades Disparues. »
Enfin débarrassé de son holosuit, l’androgyne déposa ce dernier dans la baignoire. Du nuage de vapeur s’échappant de la salle de bain, je vis que, malgré son corps artificiel, le pauvre cyborg devait définitivement cuire dans un tel accoutrement.
« Une chasse au trésor ? ironisa mon humaine. Comme dans les Goonies ? Du genre pièces d’or et bateau pirate ? »
Zéphyr rit avant d’ajouter :
« Plutôt l’Arche d’Alliance. Du style à faire fondre du nazi comme une Häagen-Dazs. »
Je répondis d’une moue, avant de compléter :
« Je vois que tu es un cyborg de culture. »
Libéré de tout vêtement, Zéphyr se servit un verre d’eau rempli à ras bord de glaçons tétraédriques qu'il plaqua contre son front.
Après toutes ces transformations, je le préférai dans son apparence originelle, à se déhancher sous la mélodie de Kang Susie diffusée sur les ondes. Au regard d’Ali, l’avis était partagé.
« Un vol excusé dans ce cas », me justifiai-je relativement au premier et dernier pas du Kitty dans le domaine du crime.
Notre hôte, amusé par nos commentaires, vint s’asseoir à côté d’Ali. Il tendit ensuite les doigts vers elle pour récupérer son butin. Celle-ci le lui rendit.
Mais quand il effleura sa peau pour saisir le bracelet, ils se figèrent tous deux comme si un champ magnétique les empêchait de se séparer. Comme pétrifiés, ils se dévisagèrent longuement et silencieusement. Ma sapiens s’était perdue dans les yeux sans reflets du cyborg.
« Lee ? »
Oh. Oh. Je connaissais cette intonation. Je n’allais pas tarder à être expulsé des lieux sans autre forme de procès. J’étais bon à passer la soirée avec Gonzo ou regarder le match des Phobos' Giants au bar de l’hôtel.
Mais c’était préférable. Le coït des humains, cyborg impliqué ou non, était de toute façon un spectacle dégoûtant.
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