Je me demandais parfois quels curieux songes avaient envahi l’astronome Galilée après la découverte des anneaux de Saturne à travers son télescope. Ou bien Christian Huygens, en répertoriant pour la première fois Titan en 1655. Face à ces objets célestes si lointains, Huygens pouvait-il déjà concevoir la présence de saisons et une possible vie future ? Lui qui était néerlandais, imaginait-il la Compagnie des Indes, devenue galactique, accoster sur ce territoire encore vierge ? Allez savoir.
Il aura ensuite fallu des centaines d’années pour rejoindre Titan, mais à peine une décennie pour la rendre habitable. La dernière charge thermonucléaire n’avait pas détonné dans les cratères de Shangri-La que les premières tours de Babylone se dressaient déjà au-dessus des premiers blocks coloniaux.
« Je me souviens encore de la pluie noire à cause des retombées carbonées. Je la vois toujours chuter de ces tristes nuages créés de la main du sapiens.
— Pourquoi tu me racontes tout ça ? J’en ai vraiment rien à foutre ! »
Solidement ligoté à sa chaise par l’intermédiaire de durites en caoutchouc, Rocker Willie me ramena à la réalité. Me crachant une gerbe de sang au visage, le pauvre diable essayait tant bien que mal d’articuler ses propos. Le droïde de sécurité lui avait presque broyé la mâchoire. La prochaine fois, je tâcherai de pirater un garde de fer un peu plus délicat.
Esquivant les gouttelettes vermeilles qui planaient dans la faible gravité, je descendis des genoux de cette copie conforme de Jimmy McShane. J’enjambai ensuite le corps du droïde désormais inerte pour flotter vers mon bureau de fortune.
J’avais confectionné ce pupitre avec deux barils de Pepper Coke et une vieille plaque publicitaire. Il accueillait un vieux Commodore 128, relié par des fils électriques à l’implant cérébral de l’ex-rocker reconverti en transporteur de données.
« Je te raconte tout ça, car je m’ennuie ! répondis-je en lançant le piratage de son disque dur crânien. Nous t’avons traqué jusque dans cette décharge puante pour obtenir de toi des renseignements cruciaux ! »
L’odeur ferreuse propre à l’hémoglobine couvrait légèrement la puanteur de la pièce. Entre les six grilles de ce cube d’acier reposaient près de vingt tonnes de déchets nauséabonds. À la maigre lueur des LED blanches encore fonctionnelles brillaient les restes de nutrigel sur des habits poussiéreux et des carcasses de robots ménagers désuets. Me voilà donc à jouer les chats de gouttières.
Willie, caché depuis au moins deux rotations dans ce nuage d’ordure qui emplissait l’orbite d’Ijiraq, cette lune répugnante de Saturne, montra de nouveau sa détermination :
« Ce maudit trafiquant d’informations... Mancéphalius a donc perdu l’esprit ? Il sait pour qui je bosse ? Il va se mettre à dos les Yakuzas, les corporations et la Technocratie. Même les Castes Célestes de Lunapolis contrôlant tout ce système dans l’ombre ont fait appel à moi ! Et elles n’aiment pas qu’on trifouille leurs datas !
— Certes. Nous travaillons généralement pour lui. Mais il est cette fois-ci question de trouver une personne à titre personnel. C'est malheureusement fort important et nous avons été très contrariés par ton faux bond sur Uranus.
— Merde, alors ! Je ne pouvais pas vous rencontrer ! J’avais ce damné Kamirov aux fesses ! »
Raspoutine se rajoutait à l’équation ? Décidément, Willie s’était enchevêtré dans un prodigieux pétrin à transporter autant de datas dans un esprit si étroit.
Depuis la défaite du clan Hemingwest en orbite d’Obéron, le soviet demeurait introuvable. Constamment en mission pour la Marine, il devait toujours chercher à éclaircir les origines de la guerre ayant confronté la Technocratie à la Ligue Séparatiste de Saturne.
Le temps nous était malheureusement compté et je ne pouvais me permettre de creuser le sujet. À l’instar de Willie, nous n’étions pas les bienvenus dans la décharge. La corporation assumant le recyclage haïssait les voyageurs clandestins et les pillards.
« Accroche-toi, Tarzan boy ! Le piratage risque de picoter. »
Essayant une passe avec un virus de ma création, je tapotai les touches du clavier avec frénésie. Mon code parcourait la forêt d’informations, soulevant l’humus de pixels à la quête de la bonne racine. Une fois cette dernière identifiée, c’était un jeu d’enfant de remonter jusqu’au tronc puis aux premières branches.
Mais le programme pirate coinça dans les feuillages touffus de données. Les yeux de mon captif se teintèrent d'or. Le protocole d’urgence de son implant redémarrait le disque dur et réinitialisait les paramètres de l’algorithme cryptique. Tout était à recommencer !
Après un retour à la normale, le cyborg se perdit en jurons sonores avant de reprendre ses incessantes provocations :
« L'équipage du Kitty vaut pas un clou ! Relâchez-moi, c’est votre derrière chance ou sinon… »
Un bruit sourd résonna subitement au-dessus de nos têtes et le fit sursauter. À travers les mailles resserrées de la cage, je pus apercevoir une ombre. D’un pas lourd, elle se déplaçait lentement en direction de l’escalier en colimaçon plongé dans l’obscurité.
Les basses d’une intimidante musique pop retentirent au sein de la construction métallique. Des sons de batterie couvrirent les premières foulées sur les échelons de fer derrière moi. Guidée par la gravité moindre vaincue par ses bottes lestées, mon excentrique humaine descendit sur le refrain de B-Blue de Boøwy.
Ma sapiens n’était pas revenue seule. Outre sa lourde boombox sur l’épaule gauche, elle tenait dans sa main droite une tronçonneuse électrique à l’effigie d’une licorne. Cette dernière ne produisait presque aucun bruit, mais la danse de ses dents aux couleurs de l’arc-en-ciel fut suffisante pour terroriser Rocker Willie.
Ali s’avança ensuite lentement vers notre otage, enjambant avec élégance les fils reliés au cyborg. Elle déposa l’imposante radiocassette sur la carcasse rouillée du droïde de sécurité avant de faire voleter sa scie à chaîne entre ses doigts.
« Le matou ? Arrête-la ! Faites pas les cons avec ce truc ! » plaida le transporteur de données tout en essayant de se débarrasser de ses solides liens.
Ma partenaire toujours silencieuse derrière ses lunettes de soleil noires ignorait ouvertement ses supplications. Willie avait désormais la lame tournante aux dents acérées à quelques centimètres de ses parties certainement encore organiques.
« Alors enlève ce pare-feu et conclut d’un happy ending notre croisade à travers les anneaux de Saturne !
— Vous êtes timbrés ! Si je vous donne accès à mes données, je suis un homme mort, vous comprenez ? Un homme mort !
— Je suis désolé. Mais j’ai l’impression que tu me confonds avec un autre chat qui en aurait quelque chose à faire. »
Toujours derrière le moniteur de l’ordinateur, j’accordai à ma partenaire le feu vert pour la nouvelle étape de cette phase d’intimidation improvisée. Mais les hurlements du rocker boy me firent bondir par-dessus mon écran en couleur.
Horreur ! Cette psychopathe glucophile était en train de découper le pauvre cyborg ! La tronçonneuse, enfoncée dans la chair de sa cuisse, remplissait la pièce d’une brume rouge.
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« Par les 79 lunes de Jupiter, Ali ! Te crois-tu dans Scarface ?
— Pardon ! Pardon ! bégaya-t-elle en tournant difficilement le bouton d’arrêt. J’ai glissé ! »
Ma sapiens arracha ensuite brutalement le guide ensanglanté du membre déchiqueté sous les furieuses, mais justifiées, injures du captif.
« Glissé ? Du sang a atterri sur mon clavier !
— Pardon, j’ai dit ! » insista-t-elle en jetant ses lunettes de soleil vers la pile de déchets au fond de la pièce.
Sous le choc, Willie avait fini par perdre connaissance. Hélas, son implant s’était mis en veille en même temps que son cerveau. Le programme de téléchargement automatiquement clôturé, j’étais de retour sur le menu principal.
C’était un échec total. Mes logiciels de piratage étaient inefficaces. Sans la puissance de calcul du Kitty, il m’était impossible d’extraire la moindre donnée.
« Avec tout ce tapage, nous allons finir par attirer la sécurité du centre ! »
Ali essayait de redresser la tête de Willie avant de le gifler sans produire le moindre effet. De la plaie s’écoulait maintenant un flot discontinu que ma sapiens efforçait maladroitement d’esquiver. Saisissant des pages froissées de programmes TV, elle tentait tant bien que mal de contenir l'hémorragie.
« Il a le drive dans le cerveau, c’est ça ? demanda l’auteure d’une telle débâcle tout en tapotant le sommet du crâne du cyborg.
— Oui, exactement, répondis-je. Mais impossible de lui extraire, car ce n’est pas un boîtier, mais des feuilles de silice enchevêtrées au sein même de son cortex.
— OK ! réagit-elle sans comprendre ce que je voulais dire. Mais le cerveau a-t-il besoin d’être alimenté ? »
Elle avait une idée. Quand son plan sordide eut fini de se dessiner dans mon esprit, je sautai immédiatement de derrière mon moniteur pour l’empêcher d'empoigner la tronçonneuse.
« Si son cerveau n’est plus irrigué, le disque dur risque de surchauffer ! Nous avons besoin de lui vivant afin de le brancher au Kitty !
— Je t'ai déjà dit que je ne le ramènerai pas dans le vaisseau ! Il est lourd et sent bien trop mauvais. »
Comme d'habitude, elle rivalisait d'opiniâtreté.
Afin de pimenter un peu plus notre fiasco, une alarme résonna soudainement à travers tout le centre de déchets. Une lumière rouge remplaça celle dispensée par les LED blanches encore actives. L’alerte avait été donnée au sein de la corporation.
« Nous devons partir si nous ne voulons pas être recyclés en carrosserie de Cadillac ! hurlai-je à Ali à travers la tonitruante sirène qui fit vibrer les murs de grillage.
— On emmène sa tête ! Si on garde assez de sang et qu’on court la mettre dans le frigo, ça devrait le faire, non ? »
J’hésitai. Si le disque dur était équipé d’un système de localisation, rapporter le cyborg dans l’Hirondelle nous vaudrait de graves ennuis. Mais dans l'urgence, nos choix étaient fâcheusement restreints.
« Sectionne à la base de l’encolure, finis-je par concéder alors que l’alarme s’épuisait et ne fut plus qu’un grincement fort désagréable pour mon ouïe surdéveloppée. Et ne glisse pas cette fois ! »
Ma partenaire avait attrapé la tronçonneuse et pressa le levier avant. La chaîne se mit à tourner alors qu’elle s’approchait lentement du cou de Rocker Willie, toujours inconscient. Peu après, un immonde bruit humide fut suivi d’un crissement puis d’un violent craquement.
« Détruis l’ordinateur qu’on ne laisse pas de traces ! » cria cette éternelle maladroite en attrapant le membre qui s'envolait.
Mon regard passa successivement de son visage constellé de gouttelettes de sang à l’immense bulle se formant autour de la chaise.
« Pas de traces ? ironisai-je en supprimant d'un coup de patte tout le contenu du limité data-core.
— Tu as compris ce que je voulais dire !
— N’oublie pas le FID ! » conclus-je avant de quitter la pièce en planant en apesanteur.
Rocker Willie était bien entendu recherché pour un menu forfait sur Hyperion. Sans cette prime fixée par l’Alliance des Auxiliaires de Justice pour laquelle nous œuvrions encore, la bévue de ma partenaire aurait été un meurtre. Un homicide puni par la loi. Théoriquement.
La tête dans un vieux sac en plastique StarMart, nous pûmes déserter les cages à déchets et rejoindre le Kitty.
« Ce bon Willie a tenu le coup ? » demandai-je en voyant mon humaine fouiller dans notre réfrigérateur pour en ressortir le bac à glaçon.
Après avoir décapsulé une Molson fraîche, elle enveloppa de glace notre invité avant de l’emmener dans le cockpit. Là, je pus initier le téléchargement des données une fois son implant connecté à l’ordinateur de contrôle par le bus dissimulé derrière son oreille droite.
La puissance de calcul de notre ordinateur, améliorée par Mancéphalius, était véritablement nécessaire face à un tel système de défense. Le programme de piratage apparaissait plus efficace que sur le Commodore.
Quelques heures plus tard, les ventilateurs inondaient le cockpit d’un air chaud et poussiéreux. Ce dernier se mélangeait à l’odeur de détritus qui enveloppait toujours mes poils et le body noir d’Ali. Venant se greffer à l’arôme, la tête avait engagé son lent processus de décomposition ; rajoutant une subtilité supplémentaire à cet exquis parfum qui piquait déjà les yeux.
Ma sapiens finissait de déguster sa troisième bière en enclenchant le cycle du réacteur Baltimore. Nous mîmes enfin le cap hors de l’orbite d’Ijiraq dont l’activité magnétique perturbait les communications.
C’est ainsi loin de la lune-poubelle et après que le bel et bien présent géotraqueur de Willie fut désactivé que la voix synthétique du courtier Mancéphalius résonna à travers le canal radio ultra-sécurisé :
« Bonjour le Kitty. Soyons brefs, comme vous le savez, les contacts peuvent trahir ma position. Êtes-vous parvenu à extraire les datas de Willie Gibbs ?
— Nous sommes en train de tout récupérer, répondit Ali en se débarbouillant le visage encore tâché de sang d’un revers de manche, car nous avons pu ramener la tête.
— La tête ? réagit l’IA avec une pointe d’exaspération. Qu’avez-vous de nouveau fomenté ?
— Simple détail anatomico-électronique, intervins-je en faisant les gros yeux à la Néandertal. Ce qui compte c’est que nous soyons en train de télécharger l’intégralité du disque cérébral ! »
Sur le moniteur latéral, la barre de transfert avait bientôt terminé sa progression. Notre commanditaire pouvait déjà en parcourir l’essentiel à distance grâce à un transfert par l'interweb.
« Excellent ! Je vois que certaines données sont plus qu’intéressantes. Je suis convaincu que nous avons fait un pas de plus vers Nora.
— Tu trouves quelque chose ? s’enquerra aussitôt ma partenaire une fois le prénom de sa sœur mentionné.
— Conversations enregistrées, caméra de surveillance ou encore échantillons d'ADN... comme expliqué auparavant, les relevés de capteurs des vaisseaux ou des stations nous conduiront jusqu’à elle par jeu de comparaison. Ce sont des miettes, mais elles convergent à présent vers un nœud… plutôt fascinant. »
Tout en écoutant Mancéphalius, mon associée se passa la main dans les cheveux qu’elle avait désormais plus longs qu’avant. D’un mouvement de poignet, elle se fit une queue de cheval. Un geste remarquable en 0G.
« Il apparaît de curieuses… similarités entre les déplacements de Nora et d’autres individus peu recommandables, expliqua le data-broker une fois le téléchargement terminé.
— Ne pensez-vous pas que les données se soient un peu mélangées ?
— Probablement. Mais une chose est sûre. J’estime désormais pourvoir déterminer où dénicher les ultimes renseignements nécessaires : chez une amie du nom de Carole Séléna. C'est une spécialiste du système médian et les informations de Willie remontent à elle.
— Amie ?
— Partenaire. Concurrente. Cliente, selon les lois du marché, compléta l’IA. Elle me doit cependant un service. Je la préviens et vous transmets ses coordonnées jupitériennes. Bonne chance auprès d'elle. Godspeed. »
Ma sapiens se tourna ensuite vers moi pour me demander mon avis sur les dernières paroles du Roi des Fées.
« Faisons-lui confiance. Jusqu’ici, il demeure des plus aidant. »