Par-delà Neptune s’étend l’immense ceinture de Kuiper, désert de vide clairsemé de roches oubliées par les rayons de notre étoile. Car dans les champs d’astéroïdes glacés, Solaris ne brille plus. Néanmoins, ouvertes très récemment à la colonisation, ces terres sauvages étaient l’étape obligatoire pour rejoindre les Naines du Nouveau Monde. L’immense territoire précédent la mystérieuse neuvième planète.
J’avais tant lu au sujet de cet astre mythique. Et cela depuis mon plus jeune âge ; avant même que l’Agence Spatiale ne s’installe sur Quaoar pour y mener ses recherches. Les astronomes parlaient d’un corps céleste immense, happant l’intégralité du système pour transformer l’orbite héliocentrique normalement circulaire en un ellipsoïde gravitationnel.
Hélas, suite aux nombreux échecs des sondes intersidérales couplés au conflit entre la Technocratie et la Ligue Séparatiste, les efforts scientifiques s’enlisaient. Dommage ! J’aurais aimé être le premier félin à poser la patte sur un monde vierge. Mais les humains préféraient perdre leur temps à se faire la guerre pour imprimer des billets verts.
Le destin détenait cependant d’autres projets pour nous. Nous cherchions de nouveau Nora. Nous avions été en mesure de la contacter brièvement en arrivant au sein de Kuiper. Démasquée, elle était désormais pourchassée elle aussi par l’Arch-Prince Taranis pour s’être immiscée dans les fielleux plans de la Méta-Caste de l’Awen. Depuis, nous n'avions plus de nouvelles. Mais nous savions qu'elle était dans le Nouveau Monde.
Nous avions depuis peu quitté l'orbite de Charon et son port aux mille pirates avec le T.M.S. Africa. Avec nous voguait la dernière escadrille de la Marine refusant de céder face à la corruption technocratique orchestrée par la Lune.
Après les événements de la Terre et l'attaque de Raï, nous étions sur le qui-vive, comme je le prouvais allongé gracieusement sur l’un des climatiseurs muraux. Étant le pilier de marbre du duo, je ne pouvais consentir à laisser cette situation chaotique guider mes émotions. En cette fin d’après-midi des plus calme, les chips aux crevettes de la Marine avaient eu raison de mes angoisses.
Pendant ce temps, Ali s’efforçait d’occuper nos voyages spatiaux du mieux qu’elle pouvait. Ces jours-ci, elle hantait la salle de gymnastique encore plus souvent qu’à l’habitude. Elle ignorait que je demeurais à quelques mètres d’elle, sans doute à cause de mon remarquable talent de ninja.
« Un, deux… trois ! » cria-t-elle avant de soulever le triple de son poids au développé couché, faisant gonfler ses épaules sur le banc en faux cuir.
Se redressant peu après pour récupérer, elle essuya ensuite son front d'un revers de serviette. Cette sapiens génétiquement modifiée semblait enfin ressentir la fatigue. Elle s’effondra de nouveau, tâchant de retrouver son souffle. Même les enfants de cuve possédaient des limites.
Avant qu’elle ne puisse débuter sa onzième série, quelques notes de musique résonnèrent subitement dans les haut-parleurs habituellement réservés aux annonces. Braun, les cheveux courts et décolorés, entra dans la pièce avec sa veste militaire froissée sur l’épaule. Son bras avait finalement récupéré du combat sur Terre et il ne portait plus aucun bandage.
« Love is a shield to hide behind, chantonna le MP, fier de sa petite mise en scène. Love is a field to grow inside. And when I sometimes close my eyes, my mind starts spinning around. »
Mon humaine se redressa avant d’afficher une moue de désapprobation. Elle s’adonna au jeu et entama ensuite son couplet favori de Camouflage :
« Love is a baby in a mother's arms. Love is your breath which makes me warm. And when I sometimes close my eyes, my mind starts spinning around. »
Raspoutine était arrivé à sa hauteur et lui prit la main, l’invitant à se relever.
« Je savais que tu la connaissais.
— J’aime ce qui est ringard », répondit ma partenaire avant de l’embrasser.
Ali s’allongea sur le banc, laissant le MP rebelle glisser sur elle tout en la couvrant de baisers. Elle rit quand celui-ci faufila ses doigts sous son t-shirt.
La situation devint encore plus moite que sa séance d’aérobic de 10h. Le paquet de chips presque terminé, je n’étais pas d’humeur pour ce nouvel échange de gamètes. Ainsi quittai-je silencieusement mon perchoir. Le temps que j’arrive à leur hauteur, ils étaient déjà à moitié nus et leur danse horizontale bien avancée.
« Vous voulez des chips ? demandai-je tout en les dévisageant depuis le rack de poids adjacents.
— Lee ! hurla Ali en se redressant. Qu’est-ce que tu…
— Tiens, Lee ! la coupa Braun. Je pensais que quelqu’un avait laissé sécher une serpillière sur la climatisation. »
Ma tension artérielle grimpa en flèche, non sans l’appui de mon cholestérol. Je rechignai à frapper ce Diet Kurt Cobain, mais comme le disait les humains sans principes : il y a un début à tout.
« Aïe ! Ton crétin de chat m’a mordu la cuisse ! piailla le MP en se massant le bas des fesses.
— Et je recommencerai, rebel scum !
— Arrêtez, vous deux ! » nous ordonna Ali en ajustant ses sous-vêtements.
Elle me tapa le museau. Je remarquai qu’elle avait mis son alliance.
La dispute fut cependant interrompue par l’arrivée du supérieur de Raspoutine.
Gaylord Caïus était un colosse d’au moins deux mètres cinquante, nourri au bœuf OGM de Mars, peinant à passer à travers les battants. En guise de moustache, ses excédents de testostérone avaient fait pousser un véritable balai-brosse sous son nez. L’univers requérant toujours un équilibre, il était complètement chauve à l’exception d’une petite houppette jaune poussin au sommet du scalp. Excentrique, son uniforme de militaire de velours mauve était d’un goût aussi exquis que réglementaire.
« Avez-vous fini de vous quereller, les enfants ? dit-il d’une voix si caverneuse qu’elle fit trembler les équipements sur ressorts. Ou est-il nécessaire que j’intervienne ? »
Ce géant à la sexualité indéfinissable pouvant éteindre Solaris en éternuant par mégarde attendait visiblement une réponse.
« Pardon, Lee, grogna Braun en quittant les lieux.
— Pardon, Braun, l’imitai-je.
— Bien ! poursuivit le Commandant de la Police Militaire avant de nous montrer le chemin de l’élévateur le plus proche. Nous avons besoin d’une équipe soudée pour accomplir cette mission.
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— La Marine est-elle toujours d’attaque pour aller se fritter contre un Arch-Prince de Lunapolis ? demanda Ali qui venait de nous rejoindre dans la coursive.
— La Marine ? pouffa Caïus. Non ! Mais le T.M.S. Africa, oui ! Il ne fut pas des plus aisé de convaincre l’Amiral Toto, mais les preuves envers Taranis demeurent irréfutables ! Ses méfaits allant de la corruption généralisée à la guerre ne peuvent rester impunis !
— Votre plan d’utiliser Nora comme appât pour éloigner Taranis du système médian ne me plait pas ! intervint Ali qui appréhendait pour la sécurité de sa sœur. Je suis en train de la trahir ! Et je ne le supporte pas !
— Nous devrions redoubler d’effort pour foncer à son secours et nous battre ensemble contre l’Awen ! appuyai-je, moi aussi conscient de la dangerosité de la stupide manœuvre des militaires.
— Nous n’avions aucune chance de traduire un Arch-Prince en justice dans le système de cœur, expliqua Caïus en appuyant difficilement sur les minuscules boutons trop petits pour ses doigts de l’ascenseur. Mais l’idée est le priver de tout appui de ses pairs et pour cela nous devons l’éloigner au maximum de Mars. Ici, au sein de Kuiper, aucune force de la Marine loyaliste ne pourra s’interposer quand nous le prendrons à revers ! Mais pour cela, il doit venir seul et donc croire rattraper Nora facilement.
— Et si loin de Lunapolis, il ne pourra pas se cacher dans sa cryochambre et jouer les hologrammes quand ça lui chante, rajouta le soviet qui n’avait pas digéré son altercation avec le fantôme de Taranis. Si son vaisseau participe à la chasse, c’est qu’il est dessus et qu’il pourra exploser avec !
— Je me demande cependant pourquoi Nora a fui si loin, et sans nous envoyer la moindre missive. Nous aurions pu la récupérer en route!
— Elle devait avoir des tueurs comme le samurai aux trousses. Les Naines et Kuiper sont le meilleur endroit du système pour se cacher loin de la Technocratie, conclut Braun. C’est pour ça que nous nous y rendons aussi car la Marine gouvernementale refuse d’y aller. »
La cage d’acier grinçante nous largua sommairement sur le pont principal, à quelques mètres du quartier des officiers.
Devant son bureau nous attendait l’Amiral de la 3e flotte : Sigourney Toto, une grande sèche au physique de grue qui n’avait jamais dû sourire de toute sa vie. Et pourtant, son visage était non moins ridé qu’une pomme de terre oxydée.
« Entrez ! » lâcha-t-elle sans ouvrir ses lèvres plus qu’il ne le fallait pour siffler son ordre.
Caïus et moi pénétrâmes les premiers dans cette pièce à la décoration sommaire. Le premier officier du T.M.S. Africa se contentait de l’essentiel réglementaire absolu : un bureau de fer et son fauteuil couvert de poussière. Il était évident qu’elle passait le plus clair de son temps sur le pont de commandement plutôt que dans cette cellule. Cette dernière possédait quand même un timide hublot par lequel défilaient les étoiles.
« Comme vous le savez, nous avons laissé Mancéphalius utiliser les instruments d’écoute des stations scientifiques de Quaoar, commença Caïus en faisant grincer le sol à chacun de ses pas.
— Celles employées pour ausculter le vide des régions extérieures, compléta Braun en invitant Ali à prendre place dans le seul fauteuil destiné aux convives.
— La Marine donnant un accès absolu aux sondes hautes-fréquences à un data-broker ne m’enchante nullement, gronda Toto en s’asseyant dans son propre fauteuil d’amiral. Si cet accord s’ébruite, je suis bonne pour la Cour Martiale.
— Nous sommes bons pour la Cour Martiale depuis que nous avons déserté pour poursuivre Taranis avec d’ex-chasseurs de primes à bord », intervint Caïus.
Toto grogna avant de s’allumer une cigarette qu’elle bloqua au coin de ses lèvres pincées.
Je comprenais sa méfiance et ce pour quoi elle avait été difficile à convaincre. En vue des éléments à disposition, Caïus et Braun avaient exposé la trahison de l’Awen et la corruption régnante au Havre Noir. Malheureusement, mis à part quelques mouvements contestataires fortement réprimés, la Technocratie n’avait pas souhaité lever le petit doigt. Pour être tout à fait honnête, cette affaire était déjà oubliée sur Mars, tout comme la guerre autour de Saturne.
Heureusement pour nous, même si les Méta-Castes contrôlaient la Technocratie tout comme l’État-Major de la Marine, certains de ces éléments les plus hauts gradés possédaient encore des idéaux de justice. Et Gaylord Caïus était l’un d’eux.
Aux yeux du gouvernement, nous étions donc tous des traîtres. Braun, quant à lui, se voyait plus en leader d'une alliance rebelle. Mais il n'avait pas apprécié que je le surnomme « Princesse Leia ».
« Qu’avez-vous appris pour demander cette entrevue, Caïus ? insista Toto entre deux bouffées de nicotine au jasmin. Je ne souhaite pas passer l’après-midi dans ce placard à balais !
— Nous... enfin, Mancéphalius a retrouvé la Techno-Procureur : Nora DesVergnes, annonça le Commandant. Ou plutôt Nova Koviràn.
— Excellent ! m’écriai-je avant de sauter sur les genoux de ma partenaire pour récolter une caresse.
— Où est-elle alors ? demanda Ali en dissipant le nuage recraché par Toto d’un mouvement de son autre bras. Toujours au sein de Kuiper?
— Notre route nous mène vers Sedna », répondit le colosse.
Ce à quoi l’Amiral rétorqua en s’étouffant dans sa propre fumée de cigarette :
« Folie ! Ce port franc de la fin de Solaris est le dernier endroit où j’aimerai stationner l’Africa. Avez-vous perdu l’esprit, Caïus ?
— Peur de rayer la peinture, mon Amiral ? tenta Caïus aussi espiègle que téméraire avant de se faire foudroyer du regard.
— Nous sommes désormais certain que Taranis viendra seule, rajouta Braun. Aucune Marine ne voudra y mettre les pieds.
— J'ai surtout entendu dire de votre part que les derniers leaders séparatistes de Saturne s'y terrent ! insista Toto.
— Hélas, ceux qui se cachent sur Sedna étaient des agents de l'Awen, reprit Caïus. Ce sont d'ailleurs les premiers à avoir craché le morceau et à nous avoir menés jusqu'à Rais et la corruption généralisée ayant touché le gouvernement et la ligue séparatiste ! »
Ma partenaire me prit dans ses bras avant de me porter à son cou. Ce n’était pas quelque chose d’habituel ces temps-ci. Ce genre d’accolade témoignant d’une profonde détresse de la part de cette sapiens glucophile.
Passant mon nez froid sur sa joue, je m’enquerrai quant à la source de ses troubles.
« Sacré voyage… me répondit Ali une fois arrivés près du hublot donnant sur le vide.
— Taranis ou non, il nous faut retrouver Nora sur ce caillou de glace exigu avant qu’elle n’aille se terrer à jamais dans le nuage d’Oort. »
Braun s’était dissocié de la joute verbale entre Caïus et son Amiral pour nous rejoindre. La main sur l’épaule de ma partenaire, il me fit une petite caresse sous le menton.
« Tout dépend de notre habileté à traverser la seconde ceinture d’astéroïdes, poursuivait Toto en écrasant son mégot dans un cendrier en verre poli. Et utiliser la force gravitationnelle des dernières Naines sans attirer tous les forbans des Falaises n’est pas une mince affaire !
— Toutes ces années à vanter les mérites de votre hypercroiseur pour faire la timorée en plein Kuiper ? s’emporta Caïus.
— Pas de panique, intervint Braun en tapotant le hublot blindé dans lequel se reflétait le visage de ma sapiens. Nous possédons encore quelques alliés supplémentaires. C’est aussi pour eux que nous avons fait le chemin jusqu’ici.
— Un Condor ? dis-je en tournant la tête afin de suivre du regard l’aéronef qui venait d’apparaître près des stabilisateurs à bâbord. Je n’en ai vu qu’une fois et…
— Rodrigue ! » hurla ma partenaire.
Après m’avoir délicatement déposé sur le rebord du hublot, elle se précipita hors de la pièce.
Rodrigue, vivant ? Celui-ci avait disparu lors de la bataille du Firmament de Feu ; présumé mort face aux pirates. Voilà de quoi nous réjouir bien qu’intérieurement, je me gaussasse de la situation. Braun et le Marquis sur le même vaisseau pour une traversée de plusieurs semaines, cela allait devenir très intéressant.
« Que nous vaut ce sourire narquois, Lee ? demanda Braun en s’approchant du hublot pour contempler l’entrée du Falstaff, désormais équipé d’un revêtement miroir, au sein du hangar latéral de l’Africa.
— Lando Calrissian est arrivé ! conclus-je en quittant la pièce.
— Arrête avec Star Wars ! »