Toutefois, mise à part leur folie, je m’étais aperçu que ces curieux personnages possédaient tous un tatouage en code-barre sur le poignet droit. Leur identité se confirma quand je vis le symbole du nœud coulant sous des chiffres holographiques imprimés dans la chair. Je profitai alors qu’Ali se rendît aux toilettes pour l’avertir de la gravité de la situation.
« Mince, Lee ! Tu m’as fait peur ! sursauta-t-elle quand je m’immisçai sous la porte de sa cabine.
— Je sais qui sont ces gens ! annonçai-je, sûr de moi.
— Une bande de joyeux lurons, certes un peu lugubres », m’interrompit mon humaine en verrouillant le battant.
D’un coup de pouce, elle entrouvrit sa combinaison noire avant de s’installer. Elle tapota ensuite nerveusement sous son aisselle par réflexe. Son revolver était resté sur la table.
« Ce sont d’anciens pensionnaires de l’asile d’Eurydome ! expliquai-je. Le mégahôpital psychiatrique a été fermé il y a dix ans, car, BrainWave, la corporation à qui il appartenait, ne le jugeait plus rentable !
— Et alors ? Avoir quelques petits troubles mentaux ne fait pas d’eux des criminels que je sache ! »
Perché sur le dérouleur, j’essayai de lui faire entendre raison :
« La station médicale a été abandonnée avec tous ses occupants à l’intérieur. Ils auraient dérivé des mois dans le vide avant que quelqu’un ne vienne secourir la poignée de survivants !
— Ce que tu m’annonces est affreux…
— Sauf qu’ils ne furent pas sauvés par la Marine ou bien un cargo de la C.I.G., poursuivis-je. Mais par une pirate. Une ancienne de l’Institution ; à savoir Lucille Blaine dite « Lulu la Pendue » !
— Et bien, cette Lulu a l’air plutôt sympa, répondit Ali. Maintenant, excuse-moi, mais j’ai des pâtisseries à terminer.
— Mais elle en a fait son équipage ! »
Ma partenaire n’écoutait pas. Sans vouloir s’attarder plus longuement sur la question, elle ouvrit la porte pour retourner à la partie de thé digne d’Alice au Pays des Merveilles. Malencontreusement, Nous ne pûmes aller guère loin, car nous fûmes accueillis par les deux bouches obscures d’un fusil de chasse.
Assise sur le rebord des lavabos de céramique qui pliaient sous son poids et celui de son exosquelette, une jeune femme aux cheveux bleus et au ventre rebondi nous attendait.
Un sourire au coin des lèvres, elle passa une mèche derrière son oreille. Je pus ainsi apercevoir sur son cou une cicatrice causée par la corde d’une pendaison ratée. Lucille Blaine nous tenait donc en joue.
Le double canon de son arme glissa le long du nez et de la bouche d’Ali avant de poursuivre sur sa gorge puis son cœur. Lulu avait reconnu le badge d’auxiliaire et elle le tapotait maintenant de son cache-flamme.
« Jack et ses bêtises… soupira-t-elle d’une voix caverneuse. Voilà qu’il nous ramène des chasseurs de primes.
— Jack et les autres ont été des hôtes très agréables, répondit toutefois mon humaine. Nous ne leur aurions jamais fait du mal. »
Ma sapiens leva les bras en l’air. Il n’était pas question de tenter quoi que ce soit avec un double calibre 12 sous le nez. Encore moins désarmée.
« Et nous ignorions complètement que cette station fantôme était votre repaire… » ajoutai-je en espérant partir de ces toilettes en vie.
La capitaine pirate éclata de rire avant de ranger son arme dans son dos. Ma partenaire me jeta un regard en biais, hésitant à baisser les bras. Lucille Blaine lui colla une tape contre l’épaule. Puis, la boucanière s’exprima de nouveau :
« Je n’aime pas qu’on s’invite chez moi, mais O’Lantern a mentionné que tu adorais les défis et qu’il te manquait quelques cases. Ce qui nous fait deux points communs ! »
Une fois dehors, nous vîmes le curieux équipage pirate débarrasser le salon de thé de fortune. Les droïdes aux dards empoisonnés retournèrent dans le pantalon aux pattes d’éléphant de Doc Grimm. La petite troupe burlesque déguerpit peu après nous avoir dit au revoir.
« Que se prépare-t-il donc encore ? » demandai-je, quelque peu inquiété par l’étrange manège.
Émergeant des tiges en fibre de carbone de l’épaule de l’exosquelette, un minuscule drone semblable à un frelon fit battre ses ailes. Il tenait entre ses pattes le calibre d’Ali. Sous l’ordre du capitaine pirate, il s’envola en direction du parc, par-delà le labyrinthe, les jardins de rosiers séchés puis enfin le parcours de croquet.
« Et maintenant, je vous donne congé, répondit notre interlocutrice. Mais il va falloir le mériter !
— Comment ça ? s’énerva ma partenaire qui trouva, au bout du compte, que les plaisanteries avaient assez durées.
— Le parking est à l’autre bout du parc. Ce qui nous laisse une incroyable surface pour jouer… au loup ? »
La pirate ressortit son fusil de son étui dorsal. Ensuite, elle se plaqua la main gauche sur les yeux. Elle entama finalement un décompte, mais sauta aléatoirement certains chiffres avant de revenir parfois en arrière.
« Cours, Lee ! »
Nous fuîmes aussitôt à travers le labyrinthe de buis dont les haies anémiques ne furent aucun obstacle. Une fois sorti de la roseraie, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule. Derrière nous, notre poursuivante bondissait en avant à l’aide de son exosquelette. Elle chantait à tue-tête :
« Promenons-nous dans le parc ! »
Une première volée de plomb passa entre les jambes d’Ali, pulvérisant un flamant rose décoratif en plastique.
« Pendant que Lulu n’y est pas ! »
La seconde frôla l’épaule de mon humaine. Quelques grenailles se plantèrent dans son omoplate, mais l’adrénaline lui fit ignorer la douleur.
« Maudite soit ta curiosité ! » miaulai-je furieux alors qu'Ali me prit dans ses bras pour traverser une boutique de souvenir encombrée de détritus et de peluches d'animaux décousues.
Lucille Blaine poursuivit sa chanson à travers tout le zoo abandonné. Nous parvînmes néanmoins à la semer près de l’enclos des fauves, commun avec le cirque.
Mais les cages n’étaient pas vides. Les anciens visiteurs qui n’avaient pas relevé les défis y avaient été entassés ou reproduisaient d’horribles saynètes avec des animatroniques de lions.
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« Je retire ce que j’ai dit, ils sont tous lunatiques… » avoua Ali.
Un haut-parleur cracha du bruit blanc avant de retransmettre un nouveau couplet de la comptine pervertie par la pirate. Nous sursautâmes.
« Je vais frôler la crise… » commençai-je avant que les doigts de ma partenaire ne se resserrent sur mon museau pour me faire taire.
Derrière la toile du grand chapiteau dansait l’ombre distordue de Lulu « La Pendue ». Elle mimait grossièrement le croque-mitaine qui avançait sur la pointe des pieds pour dévorer les enfants imprudents que nous avions été. Du moins, qu’avait été Ali. Tout ça avait été de sa faute.
« Si Lulu y était, » chantonnèrent les haut-parleurs pendant la marche grotesque de Lucille.
Cette dernière s’arrêta…
« Elle nous mangerait ! »
… juste en face de nous.
« Cours ! » hurla ma partenaire en me prenant dans ses bras.
La double détonation perça la toile et réduisit en miettes les barreaux d’aciers de la cage derrière nous.
« Ali ! Il nous faut un plan ! Nous n’allons pas galoper jusqu’au parking ! »
Mon humaine acquiesça. Rampant dans le caramel moisi sous les stands de pop-corn, nous nous réfugiâmes dans le Palais des Glaces afin de réfléchir. Le drone possédant l’arme d’Ali avait disparu. Lulu, avec son exosquelette, pouvait nous rattraper dès qu’elle serait lassée de jouer. La seule solution qui nous restait était de lui tendre un piège. Pour cela, le Palais des Glaces était l’endroit parfait.
« Qu’est-ce qu’elle va faire ? » grognai-je en surveillant l’angle d’un miroir.
La Pendue n’était pas du genre à se faire avoir. Le Palais des Glaces fut rasé par un déluge de balles. Tout ce qui dépassait de plus de cinquante centimètres du sol fut balayé à coup de Gatling dans un fracas assourdissant.
Quand nous émergeâmes enfin des décombres, la mitrailleuse fumait encore. À ses cotées, la pirate s’acharnait sur une station de Whack'a'Mole sans nous prêter la moindre attention. Son esprit était aussi volatile que l’hélium.
« Tu vois le drone ? me chuchota Ali en m’extirpant un morceau de verre d’un coussinet.
— Je l’entends plutôt, mais ça ne va pas te plaire. »
Le frelon volant s’était positionné au cœur du plus gros looping de la plus haute montagne russe située juste derrière l’ancien Palais des Glaces.
Hélas, l’attraction était entourée de grillages et de fossés. Nous dûmes trouver une alternative. Mon humaine eut comme idée de rejoindre les rails les plus excentrés en sautant depuis la grande roue qui passait exactement à côté. L’escalade de celle-ci ne fut pas facile, mais notre traque fit l’objet d’une accalmie le temps que Lucille Blaine surmonte son trouble de l’attention.
« Ali ! Je crois que la roue commence à tourner sous notre poids, fis-je en sentant des vibrations secouer les branches d’acier.
— Non, répondit ma sapiens. Quelqu’un a rétabli le courant, regarde ! »
Un à un, les manèges entamaient leur allumage. Les ampoules multicolores encore fonctionnelles clignotaient alors que résonnaient les entêtantes musiques. Le parc se réveillait de sa torpeur pour le clou du spectacle dans les hauteurs.
« Rejoignons la nacelle la plus proche et attendons qu’elle passe à côté des rails ! » dis-je à Ali.
Mais cette dernière s’arrêta juste en dessous du panier en forme de cupcake. Suspendue dans le vide, mon humaine m’interpella ensuite à demi-voix :
« Tu vois ce qui est accroché ? »
Je le voyais. Lulu la Pendue ne méritait pas son surnom qu’à la cicatrice qu’elle abordait fièrement à son cou. Des cadavres suspendus au cou par des câbles se balançaient au rythme des mouvements mécaniques du manège.
Le ricochet d’une balle dans la structure métallique nous sortit de la tétanie. Aussitôt dans la nacelle branlante, nous dûmes sauter sur les rails du rollercoaster. Fragilisé par le temps et son sinistre chargement, notre perchoir s’effondra dans le vide à l’instant où les pieds d’Ali le quittèrent.
Avec la distance, j’entendis tardivement le coup de feu qui toucha ma partenaire à la jambe. Elle dut me lâcher pour se rattraper du bout des doigts au jeu de poutres qui maintenait les rails.
Pour moi, la chute fut rude jusqu’au second niveau de promenade aérienne. Heureusement, les félins retombent toujours sur leurs pattes.
« Grimpe sur le looping, lui criai-je. Puis, utilise un câble d’alimentation en rappel pour descendre vers le drone !
— J’espère avoir le temps ! » hurla ma partenaire en se tenant la cuisse ensanglantée.
Aux pieds des montagnes russes, une foule d’animatroniques s’était mise à danser. Leurs membres tordus et leurs yeux vides gesticulaient au rythme de la nouvelle musique crachée par les haut-parleurs. Ils mimaient la parade d’un carnaval terrifiant.
Mais ce n’était pas le moment de se laisser bercer par le son des Beach Boys de l’attraction, car un premier train avait quitté sa voie de lancement. Les wagons s’avançaient lentement vers moi en faisant grincer les éléments de maintien. Je tenais là le moyen de rejoindre Ali.
Pendant qu’Ali boitait vers le sommet du looping, mon chariot de tête gagnait en énergie potentielle le long du lift hill qui précédait le looping. Avec des éléments de maintien non adaptés à ma taille, je n’avais plus qu’à espérer que la mousse des barres soit assez solide pour retenir mes griffes.
Arrivé à mi-chemin, je fus glacé d’horreur en voyant la pirate sur la pente d’une vrille secondant la boucle verticale. L’exosquelette avait abandonné sa fonction d’armure corporelle et s’était déployé depuis sa moelle épinière sous la forme de tentacules de métal.
Fixée de la sorte aux zones de roulement, elle taquinait maintenant Ali de tirs volontairement ratés. La psychopathe émit un rire dément qui se transforma en sifflement. Puis elle chanta, couvrant la musique et de faux hurlements de foule :
« La petite bête qui monte… qui monte… »
Ali était au sommet quand j’atteignis la fin de la pente d’accélération. En dessous, voletait toujours le drone qu’elle surveillait du regard. Je la vis faire face à la pirate, les bras grands ouverts, la défiant de tirer son ultime coup au cœur.
« Tu n’oseras jamais ! Tu n’es pas assez timbrée », s’écria Lucille Blaine.
Cette dernière ajusta. Le train glissa. Ali bascula.
« Et qui descend ! »
Je fonçais à travers le rollercoaster, les oreilles plaquées par la vitesse. La trajectoire normalement rectiligne de ma partenaire fit une embardée. Elle venait d’être touchée par une balle. Le drone était maintenant hors de sa portée.
Tout se passa à toute allure, mais, par la grâce du ciel, mon associée tomba dans le wagon de queue. Et par « tomber », j’entends bien sûr « percuter de plein fouet le pare-chocs avant d’être violemment projetée sur la banquette tout en se fracturant la moitié des os ».
Je retins ensuite les pâtisseries qui menaçaient de s’échapper de mon estomac au premier looping et ferma les yeux avant que le train ne s’engagea sur la vrille. Quand Lulu tamponna le wagon de tête, je sus que le combat était terminé.
La chenille poursuivit sa course au travers de plusieurs nouvelles spirales puis quitta les rails. Nous allâmes enfin nous crasher dans la foule d’animatroniques.
Préservée par son exosquelette et la providence, la pirate était miraculeusement indemne. Coincée sous les roues et un pan de structure tubulaire qui nous avait suivis, elle était désormais entièrement à notre merci.
« Ali ? Es-tu vivante ? » demandai-je, les griffes profondément ancrées dans les vétustes protections.
Un pouce sanglant émergea de la voiture de queue avant de retomber mollement. Outre quelques grenailles à l’épaule et une balle dans la jambe, Ali indiqua ne souffrir que d’une fracture au bras.
« Elle est complètement malade ta copine », balbutia Lucille Blaine.
Elle marqua une pause afin de dégager son cou du bras d’une animatronique :
« Je l’aime bien ! »
Ali se traîna jusqu’à moi et me retira de la protection en mousse du manège comme les scratchs de Stan Smith. Le Desert Eagle en main, elle s’avança ensuite en boitant vers Lulu qui étant en train de soulever le wagon.
« Ce n'est pas réciproque », conclut ma partenaire avant de valider le contrat.
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