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Les tarasque marines

Le lendemain matin, le navire semblait suspendu dans une autre réalité. Les nuages de la veille avaient disparu, laissant un ciel bleu d'une pureté fascinante. Mais cette clarté presque surnaturelle cachait une menace sournoise. L'air, limpide et cristallin, mordait la peau comme une lame de glace. Le froid s'était insinué partout, comme une ombre silencieuse.

Lorsque Mero monta sur le pont, il s’arrêta net. La mer elle-même semblait figée. Sa surface, d’ordinaire mouvante et indomptable, luisait d'une pellicule de givre par endroits, comme si le temps s’était arrêté. Le vent, si violent la veille, s’était tu, et le silence qui régnait était presque sacré, seulement troublé par le craquement du bois du navire, soumis à ce froid anormal.

Les marins, emmitouflés dans des manteaux épais, tentaient de conjurer le gel. Certains soufflaient dans leurs mains, d'autres tapaient des pieds sur le pont glacé. Leurs visages étaient crispés, et une tension palpable flottait dans l'air. Le capitaine, enveloppé dans une cape en laine, se tenait à la proue, scrutant l’horizon avec une inquiétude visible.

Maître Antonin, fidèle à lui-même, apparaissait presque insensible à l’atmosphère glaciale. Il s’approcha de Mero, un nuage de condensation s'échappant de sa bouche à chaque mot. « Ce genre de froid… n’a rien de naturel, » murmura-t-il, ses doigts effleurant la rambarde du navire, recouverte d’une fine couche de glace. « L’océan est trop salé pour geler si facilement. Et pourtant, regarde ça. »

Il tendit la main pour montrer la coque du navire, où la glace s’accrochait obstinément, malgré les efforts de l'équipage pour la dégager avec des outils improvisés et des seaux d’eau tiède.

« Si le vent ne se lève pas bientôt, nous risquons de rester bloqués ici. Et dans ce froid… » Antonin laissa sa phrase en suspens, mais Mero comprit l’implication. Ce n’était pas seulement une question de retard. C’était une question de survie.

Un cri perça soudain le silence pesant. « Regardez là-bas ! »

Tous les regards se tournèrent vers l’horizon. Là, se profilait un spectacle à couper le souffle : de gigantesques icebergs dérivaient lentement sur l’eau figée, leurs flancs miroitant dans la lumière du soleil. Les teintes bleutées et argentées semblaient presque irréelles, comme si un artiste divin avait façonné ces blocs de glace avec un soin infini.

Le capitaine plissa les yeux et serra les mâchoires. « Nous sommes plus au sud que nous ne le pensions… ou bien quelque chose d’anormal se passe avec le climat. »

Personne ne répondit, mais le silence qui suivit en disait long. Les marins n’étaient pas des scientifiques, mais ils connaissaient la mer, et cette mer-là ne ressemblait en rien à ce qu’ils avaient connu.

Mero ressentait un étrange mélange d’émerveillement et d’appréhension. Il avait toujours été fasciné par les récits de marins évoquant des terres glacées et des mers gelées, mais il ne s’était jamais attendu à vivre cela. Le froid semblait s’infiltrer partout, même dans son esprit, comme un avertissement silencieux.

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Plus tard dans la journée, alors que le soleil brillait haut dans le ciel sans parvenir à réchauffer l’atmosphère, une agitation soudaine secoua le navire. Un marin, posté à la vigie, hurla à pleins poumons : « Tarasques marines ! Là-bas, droit devant ! »

Le cœur de Mero fit un bond. Les tarasques marines, ces créatures légendaires de l’océan Tetehien, étaient rarement aperçues, même par les marins les plus expérimentés. Il se précipita à la proue, suivant le regard des autres.

Et là, il les vit.

Sous la lumière pâle du soleil hivernal, la mer semblait devenir une vitre d’argent, réfléchissant les moindres scintillements des vagues gelées. Au-delà de cette surface miroitante, des ombres titanesques ondulaient lentement, à peine visibles, comme des spectres emprisonnés sous la glace. Leur ballet silencieux évoquait quelque chose d'à la fois majestueux et profondément inquiétant, une danse millénaire échappant à la compréhension humaine.

Par instants, ces créatures surgissaient partiellement hors de l’eau, rompant la tranquillité oppressante de l'océan. Des nageoires colossales hérissées de pics osseux tranchants fendaient la surface, envoyant des gerbes glacées éclater en pluie argentée. Ces appendices massifs, semblables à des voiles vivants, s'agitaient avec une puissance démesurée, déplaçant des tonnes d’eau dans un grondement sourd. Leur peau épaisse et rugueuse, semblable à la carapace d’un reptile préhistorique, arborait des teintes changeantes sous la lumière froide : un mélange d'ocre sombre, de gris métallique et de bleu abyssal, comme si ces bêtes portaient sur elles les couleurs des profondeurs insondables.

L'une des tarasques, plus grande encore que les autres, émergea soudain avec une lenteur solennelle, dévoilant une partie de son immense flanc criblé de cicatrices et de crevasses naturelles. Sa tête monstrueuse émergea à demi, révélant des fanons dentelés et une gueule assez large pour avaler une embarcation entière. Ses yeux, deux orbes sombres brillants d’une intelligence primordiale, glissèrent brièvement sur le navire comme pour jauger cet intrus minuscule. Un grondement guttural, sourd et profond, sembla vibrer à travers les eaux gelées, résonnant jusque dans la coque du navire.

Le plus grand spécimen avançait avec une lenteur implacable, indifférent au frêle esquif humain. Ses mouvements faisaient frémir la mer, et chaque battement de ses nageoires projetait des vagues paresseuses contre la coque. Même le légendaire sept-mâts du Seigneur Pirate aurait paru insignifiant à côté de cette monstruosité marine. Le corps entier de la créature semblait si long qu’il disparaissait au-delà de l’horizon visible, serpentant sous la surface comme une montagne vivante qui se serait éveillée.

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Mero, les doigts crispés sur la rambarde givrée du navire, sentit une vibration sous ses pieds. Le pont lui-même semblait trembler sous l'influence de cette présence démesurée. Chaque fibre du bois craquait, comme si le navire redoutait lui aussi cette confrontation avec une force si ancienne et indomptable.

L'eau, d'ordinaire indomptée, se pliait docilement autour de ces géants. Leurs mouvements créaient des remous hypnotiques, des cercles concentriques qui se diluaient lentement jusqu'à se perdre dans la plaine gelée de l’océan. Les formes massives glissaient sous les vagues avec une fluidité inattendue, défiant leur propre gigantisme. On avait l’impression qu’elles ne pesaient rien, que leur seule volonté suffisait à déplacer des tonnes d’eau.

Ces bêtes des légendes, que l'on croyait isolées et dispersées, nageaient aujourd'hui ensemble dans une étrange procession. Mero se sentit minuscule, insignifiant face à cette démonstration de puissance brute et de mystère insondable. Le silence retomba, brisé seulement par le frémissement des vagues et le craquement de la glace. Et pourtant, sous cette immobilité apparente, la mer grondait d’une force plus ancienne que les civilisations humaines elles-mêmes.

« Par tous les dieux… » murmura un marin, ses mains tremblantes. « Ces monstres pourraient nous écraser d’un simple coup de queue. »

Le capitaine restait impassible, mais ses yeux trahissaient une tension. « Maintenez vos positions. Tant qu’elles ne se sentent pas menacées, elles ne nous attaqueront pas. »

Certains marins se mirent à murmurer des prières, tandis que d’autres crachaient dans l’eau pour conjurer le mauvais sort. Mero, quant à lui, ne pouvait détourner les yeux. Fasciné, il décida de grimper à la vigie pour mieux voir.

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Depuis la vigie, le spectacle se déployait avec une grandeur presque irréelle. À cette hauteur, l'immensité des tarasques apparaissait dans toute sa démesure. Elles glissaient sous l’eau avec une fluidité troublante, une grâce inattendue pour des créatures d'une taille si colossale. Chaque ondulation de leur corps faisait naître des vagues paresseuses qui s’étiraient jusqu’à se briser doucement contre la coque du navire. Leurs silhouettes sinueuses semblaient interminables, serpentant dans les profondeurs de l’océan avant de réapparaître plus loin, comme si la mer elle-même peinait à contenir leur immensité.

Leur mouvement hypnotique était rythmé par la lente montée et descente de leurs nageoires titanesques. À chaque battement, ces voiles d’os et de chair fendillaient la surface, projetant des éclaboussures scintillantes qui retombaient en gerbes glacées. La lumière blafarde du soleil hivernal jouait sur leur peau rugueuse, révélant des nuances inattendues — des reflets bleu abyssal mêlés à des teintes dorées et cuivrées, comme si ces créatures portaient sur elles les éclats de mille mondes enfouis sous les flots.

Certains spécimens, en remontant légèrement à la surface, dévoilaient brièvement leurs têtes massives, encadrées de cornes arquées et de fanons dentelés. Leurs yeux immenses, sombres et insondables, brillaient d'une intelligence primitive, presque divine. Ils semblaient contempler la mer avec une sagesse millénaire, indifférents à l’agitation des hommes.

Depuis cette hauteur vertigineuse, Mero pouvait enfin embrasser la scène dans toute son ampleur. Les tarasques, dispersées à perte de vue, dessinaient une procession lente et silencieuse, leur trajectoire presque parfaite comme guidée par une volonté invisible. Elles formaient une armée titanesque, avançant avec une détermination qui dépassait l'entendement humain. L'océan entier paraissait plier sous leur passage, comme soumis à une loi ancienne que seule ces créatures semblaient encore connaître.

La lumière du soleil, reflétée par les flots gelés, formait des prismes irisés autour des tarasques, donnant à leur passage une dimension presque sacrée. Les remous qu’elles laissaient dans leur sillage se métamorphosaient en cercles scintillants, comme les anneaux d'une fresque mouvante dessinée sur la surface de la mer.

Mero resta immobile, le regard rivé sur ce défilé grandiose. Chaque créature qui passait semblait porter avec elle un fragment du mystère insondable des océans. Leurs corps interminables, disparaissant dans les profondeurs avant de ressurgir, donnaient l’impression que le monde visible n’était qu’une fine membrane à travers laquelle ces géants naviguaient librement, entre deux réalités.

Le vent glacial mordait toujours sa peau, mais Mero ne le sentait presque plus, captif de cette vision qui lui coupait le souffle. La vigie, habituellement une position d’observation fonctionnelle, prenait des airs de sanctuaire, un lieu d'où il pouvait contempler sans entrave la majesté brute de la mer et de ses colosses légendaires.

Mero plissa les yeux, tentant de comprendre ce qu’il voyait. Puis un détail attira son attention : toutes les tarasques nageaient dans la même direction. Leur mouvement était lent, mais déterminé.

Il redescendit précipitamment pour partager son observation avec Maître Antonin, qui notait frénétiquement chaque détail dans son carnet. « Elles fuient quelque chose, » déclara Mero, le souffle court. « Elles ne se déplacent pas comme ça sans raison. »

Antonin releva la tête, son expression grave. « Si elles fuient, c’est que quelque chose de bien plus grand se prépare. »

Le capitaine, ayant entendu leur échange, s’approcha, le visage fermé. « Cela confirmerait ce que je craignais. Ce froid, ces icebergs, ces tarasques… Nous sommes peut-être face à un bouleversement majeur. »

Un silence lourd retomba sur le pont. Les marins continuaient d’observer les créatures, mais leur fascination laissait peu à peu place à une inquiétude palpable.

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Alors que la nuit tombait, le froid se faisait encore plus mordant. La mer, d’un calme presque surnaturel, semblait retenir son souffle. Mero, incapable de trouver le sommeil, resta sur le pont, observant l’obscurité. Par moments, il apercevait encore les silhouettes des tarasques, leurs mouvements lents et réguliers créant des ondulations à peine visibles.

Il repensa à tout ce qu’il avait vécu depuis son départ : les tempêtes, la neige, et maintenant cette mer figée, hantée par des créatures mythiques. Il avait l’impression que l’océan lui envoyait des messages, des avertissements voilés qu’il peinait à déchiffrer.

Un marin s’approcha, emportant avec lui une couverture qu’il jeta sur les épaules de Mero. « Tu devrais te reposer, garçon. Ce froid va finir par te geler les os. »

Mero hocha la tête, mais il ne bougea pas. Il avait l’impression que quelque chose d’important allait se produire, et il ne voulait pas le manquer.

En regardant l’horizon, où les derniers reflets des icebergs scintillaient faiblement, il murmura pour lui-même : « Qu’est-ce que tu caches, océan ? »

Le silence de la mer fut sa seule réponse. Mais au fond de lui, il savait que cette accalmie glaciale n’était que le prélude à une tempête bien plus grande, une tempête qui dépasserait tout ce qu’il avait connu jusque-là.