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Chapitre 7

Cornell suivait la jeune femme en silence depuis quelques minutes, sentant bien qu’elle n’était pas d’humeur très bavarde. Raphaëlle, plongée dans sa réflexion, montait lentement les escaliers en colimaçon de la tour de garde, ce qui n'était pas pour déplaire au vieux loup de mer qui pouvait la suivre sans trop se fatiguer. Ils avancèrent donc en évitant les tas de débris qui jonchaient leur chemin jusqu’à atteindre une grande salle de repos, juste en dessous de la pointe de la tour.

La première chose qu’ils remarquèrent était le trou béant dans le mur qui leur faisait face, avec des tonnes de débris éparpillés sur le sol. La deuxième chose, c’était que l’explosion à l’origine de ce trou avait détruit l’escalier qui menait à la pointe. Cornell prit les devants et s’approcha de l’escalier détruit en plissant de l’œil. Il se retourna ensuite et s’agenouilla devant le trou béant avant de sortir une vieille longue vue de son sac et de se mettre à observer la ville. Raphaëlle se rapprocha du vieux matelot et se mit à regarder dans la même direction.

-J’avais une petite question, finit-elle par lâcher après un petit temps, j’espère que tu ne le prendras pas mal mais pourquoi est-ce qu’on t’a donné la longue-vue exactement ?

Ce fut au tour de Cornell de ne pas répondre avant un petit temps de réflexion.

-Je faisais partie de l’équipe des vigies de l’Altaïr quand j’étais plus jeune, commença-t-il avec de la nostalgie dans la voix. Puis avec le temps, les radars ont commencé à nous remplacer et les vigies humaines ont un peu perdu de leur sens. On était toujours là-haut, à observer, mais les choses avaient déjà bien changé. Nos yeux sont devenus…obsolètes.

Il abaissa la longue vue avant de soupirer et de tourner la tête vers Raphaëlle.

-Alors mon corps a décidé de suivre le mouvement…Quand le médecin m’a annoncé que j’avais un glaucome, je pensais que ma carrière était bien morte et enterrée mais le capitaine Krag s’est battu pour que je reste sur son vaisseau. Il m’a dit qu’il considérait que j’faisais partie du mobilier de son rafiot, finit le vieillard en riant.

Raphaëlle se mit à lui sourire, son cœur un peu apaisé par la bonne humeur de Cornell. Ce dernier reprit.

-Franchement, je pourrais jamais assez le remercier de m’avoir gardé. Vigie, c’est tout ce que je sais faire…On peut pas demander à un vieux loup de mer de mettre pied à terre, c’est l’obliger à rejeter sa vraie nature. Et puis l’Altaïr, c’est ma maison. Je me vois mal ne pas y vivre. En plus, ça me permet de garder un œil sur les nouvelles générations, comme toi et le petit Tolas.

A la mention du nom du bosco, l’expression de Raphaëlle s’assombrit légèrement. Cornell pencha sa tête sur le côté avant de lever son œil au ciel avec l'ombre d'un sourire.

-Tu sais, quand j’étais plus jeune, dans la vigie, on était un sacré groupe de matelots. On arrivait à se supporter mais on voulait tous se faire remarquer par le capitaine de l’époque, le vieux Otto. Il y avait deux matelots en particulier qui brillaient un peu plus que les autres. Berkleys et Mazenquin. Le jour et la nuit ces deux-là, ils pouvaient pas se voir en peinture. Encore moins en vrai. On aimait tous Berkleys, c’était un bon gars, sourire brillant comme le soleil et l’âme du bon camarade. Mazenquin, c’était déjà un peu plus compliqué, il travaillait comme un forcené, il remplissait rapport sur rapport, c’était limite si on ne le gênait pas quand on était là.

La mousse, prise dans l’histoire de son compagnon, s'asseya à ses côtés en l’écoutant avec attention.

-Et puis un jour, c’est le drame, le chef-vigie tombe dans les escaliers de la cantine et s’explose le front contre un mur. Berkleys et Mazenquin, ils voient ça comme une opportunité en or, alors ils bossent encore plus dur tous les deux. Et puis vient le jour où le capitaine vient nous voir et il annonce qui sera le nouveau chef-vigie.

-J’imagine que c’était Mazenquin ? l’interrogea Raphaëlle.

-Bien vue, petite louve. Bien sûr que c’était Mazenquin. Il avait les résultats pour prouver qu’il méritait la position. Et il s’est directement mis au boulot, avec le même rythme de travail, sauf qu’il nous l’imposait aussi, après tout, vu que c’était lui le chef désormais, y avait pas de raison pour qu’on ne bosse pas d’arrache-pied aussi. Il nous envoyait aux quatre coins de l’Altaïr pour observer non seulement l’extérieur du vaisseau mais aussi l’intérieur, on était devenu inspecteurs des travaux finis. Et tu connais la taille de notre navire, c’était pas une mince affaire.

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-Alors qu’est-ce qu’il s’est passé ?

-Y’en a qui se sont plaints, y’en a qui voulaient plus bosser… y’en avaient même certains qui ont failli se battre avec lui. Au final, après seulement un mois, le vieux Otto avait bien senti que ça n’allait pas avec Mazenquin aux rênes, alors…

-Alors il a décidé de prendre Berkleys parce que c’était un meilleur leader, en conclut la jeune femme.

Cornell hocha la tête tout en la levant vers le ciel, observant les étoiles.

-Exact. En tout cas, c’était ça le plan. Mais une fois que Berkleys est passé chef-vigie, tout s’est soudainement effondré.

La louve fronça les sourcils tandis que Cornell continuait à se souvenir.

-Le problème du bon camarade tu vois, c’est qu’il a du mal à se sortir de cette idée. Surtout quand toute l’équipe vient de s’extirper de l’enfer d’un chef en plein excès de zèle. Il voulait froisser personne, il voulait pas vraiment que les choses changent. Alors il a laissé passer plein de choses. Le manque de sérieux, la non-ponctualité, la familiarité, tout ça, pour lui, c’était pas si grave. Certaines personnes ont commencé à en abuser. Des vigies ont commencé à l’ignorer, à lui désobéir même…le travail était moins bien fait, les rapports étaient mal remplis, il y avait même des jours ou certaines vigies se permettait de ne pas monter travailler. C’était un vrai désastre.

Raphaëlle, l’air pensive, leva les yeux vers la ville. Elle avait bien compris que Cornell essayait de lui dire quelque chose par rapport à l’attitude de Tolas mais elle n’était pas complètement sûr de comprendre son propos.

-Et alors ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

-Après deux mois, son attitude à changer. Il s’est endurci. Du jour au lendemain, on l’entendait dire non, il obligeait les gens à venir travailler, il vérifiait que leur travail était bien fait et il hésitait plus à sévir quand il voyait des manquements. Bon, au départ, c'était plutôt pas mal, il avait l'air d'avoir pris le coup. Pis il a commencé à abuser.

L'expression de Cornell s'assombrit légèrement.

- Un hurlement par ci, une petite baffe par là. On punit d'abord les retardataires puis ceux qu'on trouve trop lent. On fait enchaîné les tours de vigie sans repos. On empêche de descendre à terre. On insulte à tout va. J’ai bien cru que certains allaient abandonner vu à quel point il était devenu insupportable. Et puis d’un coup, il a commencé à se calmer. Il est devenu plus facile à vivre, il était toujours plus dur qu’à ses débuts mais il était de nouveau prêt à nous écouter. On s’est remis à travailler dans une meilleure ambiance, toutes les vigies se sont remises à marcher droit... Bref, Berkleys est resté chef-vigie jusqu’à sa retraite, il y a une dizaine d'années.

-Qu’est-ce qui a changé au final ? D’où est venu le revirement ?

-Ça, je l’ai appris quelques années plus tard, lui répondit le vieillard avec un petit sourire. Apparemment, il avait décidé de s’inspirer de Mazenquin pour asseoir son autorité. Manque de bol, il avait seulement retenu la partie la plus chiante du bonhomme et personne osait se plaindre, on venait juste de jouer la carte du chef insupportable. Alors avant que tout parte complètement à vau-l’eau, c’est Mazenquin lui-même qui est allé lui parler, qui l’a formé et lui a appris à devenir un meilleur chef-vigie.

-Sérieusement ? s’interloqua la jeune femme. Ça aurait été une occasion en or pour lui de redevenir le chef non ? En plus, tu me disais qu’ils étaient loin de se supporter, pourquoi est-ce qu’il a fait ça ?

-Il nous a jamais dit pourquoi mais c’est pas bien dur de l’imaginer. Mazenquin, c’était un bourreau de travail, il trouvait toujours un truc à faire. Et vu qu’on passait not' temps à nous plaindre, encore plus que quand il était chef, il a vite compris que c’était plus simple pour lui de bosser si le chef arrivait à nous faire fermer nos gueules tout en bossant. Alors il s’est allié à lui. À eux deux, ils ont fait un meilleur chef que ce qu’ils auraient pu faire chacun de leurs côtés !

La louve souffla du nez avec un petit sourire en coin. Elle hocha la tête, signe qu’elle avait bien compris où voulait en venir Cornell et celui-ci, l’air satisfait, se retourna vers Ermythie en remettant sa longue-vue en place.

D’un coup, son corps se figea. Raphaëlle le remarqua et se mit à fixer l’endroit qu’il observait avant d’ouvrir de grands yeux. Une faible lueur était apparue au loin, vers le nord de la ville. Elle pouvait voir qu’elle semblait venir de la baie de Vyx, à quelques kilomètres de la tour de garde. Puis elle sentit qu’on lui tirait sur la manche et elle baissa les yeux vers Cornell, qui avait toujours la longue-vue rivée vers le nord.

-Petite louve, il va falloir que t’ailles chercher le bosco fissa…

Il la lui passa tout en montrant exactement l’endroit sur lequel il fallait qu’elle se concentre. Elle pouvait voir plusieurs points de lumière qui avançaient lentement entre les maisons détruites de la ville, se rapprochant lentement mais sûrement de leur position.

-…parce qu’on n’est pas tout seul sur cette île, termina le vieillard.