L’équipe venait à peine d’entrer dans Ermythie qu’une odeur âcre de poudre à canon froide leur assaillit les narines. Les palissades qui entouraient l’entrée sud de la ville leur avaient caché l’étendue des dégâts de l’attaque du Cormoran et de son équipage. Beaucoup de bâtiments autour d’eux portaient des traces d’explosions, avec leurs toitures défoncées et la plupart des murs endommagés. Raphaëlle avait continué d’avancer en observant les rues, un étrange sentiment lui emplissant le cœur, quand elle finit par remarquer derrière elles l’attitude de ses compagnons.
Tolas avait l’air encore plus stressé qu'avant. La jeune femme fronça des sourcils en fixant son ami, lui posant une question silencieuse mais le bosco se mit à hocher la tête de gauche à droite, signe qu’il ne lui répondrait pas tout de suite. Un peu frustrée, Raphaëlle se remit en mouvement, longeant les murs délabrés, suivie de près par le reste de ses compagnons.
Ils étaient toujours sur la rue principale qui menait jusqu’à la sortie sud d’Ermythie et plus ils s’enfonçaient dans celle-ci, plus son état de destruction semblait empirer. Les quelques lampadaires qui fonctionnaient encore faiblement à l’entrée sud avaient été déracinés par la puissance des explosions qui avaient frappé la ville quelques jours auparavant. Et même si la pénombre ambiante cachait la majorité des dégâts, Raphaëlle pouvait deviner la présence de nombreux cadavres sur leur chemin. Préférant s’empêcher d’imaginer les derniers instants des Ermythiens, la jeune femme se reconcentra sur le chemin qu’ils suivaient et quelques secondes plus tard, elle eut une épiphanie.
Sans vraiment s’en rendre compte, la louve avait commencé à accélérer sa cadence, forçant le reste de son équipe à lui emboîter le pas sans attendre. D’un coup, elle avait pris une ruelle sur sa droite, puis, arrivée à une intersection, elle prit une autre ruelle sur sa gauche, avançant d’un pas décidé vers une destination inconnue.
Les autres marins, Tolas le premier, se demandaient ce qui pouvait bien l’avoir possédée pour se mettre à foncer dans les méandres de la cité inconnue avec tant d’assurance. Mais aucun d’entre eux ne pouvait prendre le risque de voir la jeune femme disparaître ou bien celle-ci continuerait sûrement son chemin sans un mot.
Après une dizaine de minutes, Raphaëlle s’arrêta brusquement devant l’embouchure d’une grande rue. Derrière elle, le groupe s’était un peu désagrégé, Cornell ayant pris un peu de retard comparé à Skepta et Tolas. Ce dernier s’était rapproché de son amie, qui était maintenant immobile, et il put remarquer que ses mains tremblaient légèrement. Il posa une main sur son bras, comme pour la rassurer, et se rapprocha d’elle.
-Raph’ ? Ça va ? murmura-t-il avec un peu d’inquiétude dans la voix.
-Cette ville… je me disais bien qu’elle me rappelait quelque chose… chuchota la jeune femme tout en fixant un bâtiment droit devant elle, l’air sombre.
Le bosco suivit le regard de la louve vers une énorme maison de cinq étages de haut. Elle était surmontée d’une grande tour qui devait en faire une dizaine de plus à elle toute seule. Si Raphaëlle ne les avait pas menés jusque là pendant la nuit, ils n’auraient pas pu rater cette structure de jour.
-Qu’est-ce que c’est cet endroit ? demanda Skepta.
-C’est l’hôtel de ville, lui répondit Raphaëlle du tac-au-tac. Vous voyez cette tour, là ? Elle sert de tour de transmission principale. Elle permet à tous les habitants de se connecter au réseau royal en permanence. Elle fonctionne aussi en tant que deuxième tour de guet si jamais le phare du port est hors-service.
-Mais…comment est-ce que tu sais tout ça ? l’interrogea Tolas d’un ton incrédule.
Le poing de la jeune femme se resserra.
-Cette ville… elle ressemble comme deux gouttes d’eau à Kardak.
Cornell, qui avait fini par les rejoindre en haletant, jeta un coup d’œil interrogateur à Skepta, qui haussa les épaules d’incompréhension. Mais Tolas, lui, avait compris.
Kardak, c’était la ville natale de Raphaëlle, dont elle avait été violemment arrachée par le Capitaine Krag et son monstre d’ancien second, Dokland. D’en voir une copie conforme devait déjà être choquant, mais que cette copie soit dans un tel état de destruction devait être encore plus traumatisant pour la mousse.
Celle-ci faisait de son mieux pour ne rien laisser paraître sur son visage, malgré le flot continue de souvenirs qui lui traversaient l’esprit. Puis la jeune femme souffla un grand coup et passa une main dans ses cheveux bouclés pour se calmer un peu avant de tourner la tête vers les autres marins de l’Altaïr.
-Si on a de la chance, le poste de sécurité de l'hôtel est encore debout, ce qui veut dire qu’on devrait avoir accès aux caméras de surveillance, ou au moins ce qu’il en reste. Et puis, depuis là-haut, on devrait pouvoir observer tout Ermythie d’un seul coup. Dépêchons-nous !
Sans attendre la réponse de qui que ce soit, Raphaëlle s’était élancée dans la pénombre de la nuit, droit vers leur nouvelle destination. Tolas se retint de justesse de crier sur son amie qui avait, une fois de plus, décidée d’agir sans le consulter et il lui emboîta le pas. Il fut bientôt suivit par Skepta, qui ne voulait définitivement pas rester seul dans la ville fantôme, et enfin par Cornell, qui fermait toujours la marche, la main sur l’une de ses hanches.
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Soudain, un bruit étrange fit tendre l’oreille au vieux loup de mer et il se retourna d’un seul coup, tentant de percer les ténèbres ambiante de son seul œil valide. Mais, entendant ses compagnons s’éloigner de lui de plus en plus vite, il préféra se remettre en marche plutôt que de rester seul dans la nuit.
S’il avait attendu quelques secondes de plus, les nuages au-dessus de la ville auraient laissé passer les rayons de la lune sur Ermythie. Il aurait alors pu remarquer l’éclat d’une longue-vue braquer sur eux depuis les ruines d’une maison à une centaine de mètres de leur position.
Ils arrivèrent très vite au pied de l’hôtel de ville et ils purent tous voir que les portes d’entrée du bâtiment avaient été enfoncées à coup de bélier, laissant une énorme marque ronde sur ses portes en métal. Raphaëlle s’apprêtait à entrer quand Tolas lui attrapa fermement le bras, signe qu’il voulait qu’elle s’arrête. Le bosco se tourna vers Cornell et Skepta et il leur indiqua de faire le tour du bâtiment par la gauche d’un mouvement de tête tandis qu’il ferait le tour par la droite avec Raphaëlle. Les deux matelots acquiescèrent et se mirent en route. La louve se libéra d’un geste brusque de la poigne de Tolas, ses yeux lançant des éclairs.
-Je peux savoir à quoi tu joues ? lui demanda-t-elle en essayant de garder la voix basse.
-C’est plutôt à moi de te poser cette question ! lui répondit Tolas en se retenant une nouvelle fois de trop hausser le ton. Tu peux arrêter de partir à droite à gauche comme si j'existais pas ?
-Sérieusement, c’est ça ton problème ? s’esclaffa presque la louve en se mettant en marche autour du bâtiment. C’est un problème d’égo, c’est ça ? Tu préférerais que je sois une machine qui attend tes ordres ?
-Quoi ? Mais ça n’a rien à voir ! commença à s’emporter Tolas en oubliant de baisser la voix. Je suis et je reste ton bosco ! Tu peux pas continuer à partir de ton côté comme si de rien n’était !
La mousse sentit que son sang allait commencer à bouillir et elle ouvrit la bouche pour renchérir quand elle put voir arriver les deux autres marins du coin de l’œil. Elle se mordit presque la langue mais décida qu’il était sûrement plus sage d’éviter de s’emporter pour le moment. Tolas, se disant qu’il avait peut-être enfin fini par prendre le dessus sur Raphaëlle durant une conversation, se calma d’un coup en voyant arriver Skepta et Cornell. D’un hochement de tête, ils indiquèrent qu’ils n’avaient rien repéré de leur côté et Tolas fit de même. Ils retournèrent à l’entrée de l’hôtel et y entrèrent avec prudence mais ils durent vite se rendre à l’évidence que l’endroit était complètement vide.
L’accueil était dans un sale état. Les bureaux, les vitres et les écrans d’affichages étaient éparpillés en morceaux dans toute la pièce. Des papiers administratifs jonchaient le sol devant eux, pleins d’empreintes de bottes boueuses et de traces noirâtres. Caché derrière le bureau principal brisé en deux, on pouvait deviner la silhouette d’une personne immobile, assise sur une chaise avec la tête baissée.
Raphaëlle attrapa la lampe torche dans sa poche, la mit au fond de son sac en toile pour en atténuer la lumière et illumina la silhouette.
C’était une femme, probablement une secrétaire ou une hôtesse d’accueil, attachée à une chaise par des vieilles cordes en mauvais état avec les vêtements en lambeaux. On pouvait voir qu’elle avait été torturée à mort, son visage était tuméfié et ses deux bras avaient été brisés. On lui avait aussi arrachés tout ses ongles et on les avait soigneusement posés sur sa jupe bleue marine tâchée de sang.
Les visages des trois hommes se renfrognèrent d’un seul coup et Skepta retira son bonnet avec un air désolé. Celui de Raphaëlle était resté de marbre mais une colère froide la traversait de part en part. Elle pouvait très bien imaginer ce que cette pauvre femme avait dû subir avant de mourir. Finalement, la voix de Tolas brisa le silence :
-Raph’…tu nous a dit tout à l’heure qu’il y avait sûrement un poste de sécurité dans l’hôtel de ville, tu crois que tu pourrais te repérer facilement d’ici ?
La louve resta silencieuse pendant quelques secondes puis détourna la lampe du cadavre et la pointa à gauche du bureau, éclairant ainsi les premières marches d’un escalier en colimaçon qui montait dans les ténèbres et qui devait mener en haut de la tour de guet. La jeune femme pointa ensuite un mur à droite du bureau.
On pouvait y voir un plan de secours qui indiquait l’emplacement de la sécurité, au fond d’un couloir sur leur droite à côté de l’entrée des bureaux de l’hôtel. Elle ne put s’empêcher d’avoir un petit rictus, l’hôtel était lui aussi identique à celui de Kardak. Mais elle n’arrivait pas à comprendre pourquoi. Tolas se tourna vers les deux autres marins :
-Matelots, nous allons nous séparer en deux équipes pour couvrir autant de terrain que possible. Skepta, Cornell, vous irez au poste de sécurité, essayez de voir si le matériel de surveillance a survécu et tirez en un maximum d’informations. Si vous pouvez récupérer quoi que ce soit d’utile, n’hésitez pas. Pendant ce temps, Raphaëlle et moi, nous monterons dans la tour de guet pour…
Soudain, la mousse leva la main, comme une enfant, et se mit à fixer Tolas. Ce dernier s’interrompit d’un coup, pris par surprise, puis finit par donner la parole à son amie :
-Euh, oui ?
-Je pense qu’il serait préférable que vous accompagniez Skepta au poste. Après tout, en tant que bosco, vous devriez être le premier à avoir accès à toutes les informations possibles, lâcha d’un coup la jeune femme sur un ton neutre.
Cornell et Skepta se jetèrent un coup d’œil, sentant le changement d’atmosphère entre les deux adolescents, mais se retinrent de faire le moindre commentaire. Tolas resta interdit puis se mit à froncer les sourcils. Impossible de ne pas comprendre le message. Et la manière dont elle l’avait formulée l’empêchait complètement de s’y opposer. Préférant rester silencieux plutôt que de perdre la face, il acquiesça du chef et se retourna vers le couloir menant au poste tandis que Raphaëlle, se tournait vers l’escalier.
-Cornell ? demanda-t-elle d'une voix fluette.
Se sentant comme deux enfants coincés entre des parents en froid, Cornell et Skepta se séparèrent et se mirent à suivre les deux adolescents chacun de leurs côtés respectifs.