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Chapitre 24

La louve secoua la tête, abasourdi par le revirement soudain du bosco. Mais avant qu’elle n’ait le temps d’essayer de dire quelque chose, Tolas était déjà parti vers la passerelle de débarquement du Kemper. Le jeune homme se mit à parler avec des marins de l’Altaïr comme si de rien n’était et Raphaëlle se retourna, un peu vexée.

Soudain, son regard croisa celui de Spirit, qui l’observait discrètement depuis le début de sa conversation avec Tolas. La jeune femme fronça les sourcils et soupira un grand coup. Il était temps pour elle de se rendre à l'évidence. Même si cela lui faisait un peu peur, la seule manière d’en avoir le cœur net, c’était d’oser mettre les pieds dans le plat.

Raphaëlle se mit à fixer le Second sans sourciller.

Spirit, qui avait entendu une bonne partie de la conversation entre les deux adolescents, savait qu’il allait devoir parler avec la mousse. Même si sa propre relation avec Tolas se dégradait à vue d'œil, il se savait capable d’en gérer les conséquences. Par contre, il ne savait pas à quoi s’attendre si Tolas et Raphaëlle finissaient par être en froid. Il fit signe à ses hommes qu’il reviendrait très vite et se dirigea lentement vers la louve.

-Tu aurais mieux fait de ne pas insister, commença-t-il en arrivant à côté d’elle. Tu connais Tolas.

-Tu te fous de moi, j’espère ? Je le reconnais à peine depuis sa promotion. Et tout allait très bien tout à l’heure, avant que tu viennes lui parler. C’est toujours comme ça ces derniers temps, dès que tu lui dis quelque chose, il pète un cable et il se lâche sur quelqu’un !

Spirit resta coi. Raphaëlle aurait aimé avoir la force de s’énerver pour le forcer à réagir mais elle ne connaissait que trop bien le caractère impassible du Second. Ce n’était pas en lui hurlant dessus qu’elle en apprendrait plus.

- Me dis pas que tu peux pas voir l’effet que tu as sur lui…c’est malsain ! Je pensais que vous aviez juste du mal à communiquer mais… mais non, c’est plus profond que ça.

Spirit se mit à respirer légèrement plus fort.

-Tu voulais pas qu’il devienne le bosco, c’est ça ?

Il resta immobile mais tourna la tête, fuyant le regard inquisiteur de Raphaëlle. Plusieurs secondes s’écoulèrent dans le silence le plus total jusqu’à ce que la jeune femme finisse par soupirer un peu bruyamment. Spirit reprit enfin la parole, la voix basse.

-Non, ça n’a rien a voir avec ça.

Raphaëlle leva les yeux au ciel, complètement exaspérée.

-Alors c'est quoi le problème, hein? Pourquoi est-ce qu'il te supporte pas comme ça ? Pourquoi vous pouvez pas juste parler normalement sans qu'il finisse par se comporter comme un connard juste après ?

Spirit réagit immédiatement.

-Attention à ce que tu dis. Quelque soit votre relation, tu lui dois le respect.

S'il avait eu un col à empoigner, elle l'aurait fait à cœur joie.

-Mais arrête d'esquiver mes questions ! C'est pas vrai ça, le seul moment ou vous vous ressemblez vraiment, c'est quand vous décidez d'être chiant ! Mais tu sais quoi, continue comme ça, vu la vitesse à laquelle il a l'air de vouloir suivre tes traces, il finira comme toi le mois prochain.

Les yeux de Spirit se plissèrent légèrement.

-C'est à dire ?

-Seul.

L'atmosphère autour d'eux s'était alourdit d'un seul coup. La bouche de Spirit se serra légèrement et Raphaëlle comprit qu'elle avait fait mouche, peut-être pour la première fois dans une de ses conversations avec le Second.

-Je..., commença Spirit avec un peu moins d'assurance dans la voix,...je fais de mon mieux pour lui offrir une vie digne de ce nom. C'est le moins que je puisse faire après ce qu'il a vécu à cause de moi...

Le cœur de la jeune femme s'était mis à battre un peu plus fort. Elle se retint difficilement de poser une autre question.

-Je ne sais pas si je fais les bon choix, mais c'est tout ce que je peux faire pour lui. Je n'ai pas à lui expliquer comment prendre mes conseils, il en fait ce qu'il veut.

La fissure dans l'armure d'impassibilité de Spirit semblait avoir disparue aussi vite qu'elle était apparue. Le Second se retourna, prêt à partir.

-Tu es la seule qui peut l'aider, laissa t-il échappé.

Spirit s'éloigna soudainement.

Raphaëlle, un peu confuse par ce rare moment de vulnérabilité, parti s’assoir contre l’un des mâts du Kemper et ferma les yeux.

Au fond, cette conversation la rassurait légèrement. Elle avait toujours eu un peu peur d'être une des raisons pour laquelle Tolas ne supportait plus son frère. Mais Spirit avait l’air de penser que tout était de sa faute et vu l’attitude de Tolas, c’était peut-être vrai. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle devait faire au final et elle n'était clairement pas en état d'y penser.

Peu à peu, son corps commença enfin à se détendre et, avec l’aide du calme relatif qui régnait sur le bateau, la jeune femme finit par s’endormir.

Elle fut réveillée une heure plus tard par quelqu’un qui lui tapotait doucement l’épaule. Soulevant avec difficultés ses paupières fatigués, la jeune femme eut l’heureuse surprise de voir Cornell l’observer avec un petit sourire légèrement édenté.

-Et ben alors, on a fait des folies toute la nu-, commença le vieux loup de mer avant d’être interrompu par Raphaëlle qui s’était jeté à son cou.

Cornell, un peu gêné par cette marque d’affection soudaine, rendit timidement son étreinte à la jeune femme, lui tapotant maladroitement le dos comme si elle était faite de porcelaine.

-Oh là, ben du calme gamine, tu m’as pris pour notre bosco ou quoi ? demanda-t-il en riant d’une voix chevrotante.

Raphaëlle se détacha de Cornell avec un air morose. Ce dernier, qui avait vu l’attitude de Tolas au moment ou Skepta et lui étaient revenu avec l’équipe de secours, se doutait que quelque chose avait dû se passer entre les deux adolescents et le comportement de Raphaëlle le lui confirmait.

-Dis…combien de temps ça a pris pour que Berkleys se rende compte qu’il était en train de devenir trop con pour être un bon chef d’équipe ?

Le marin haussa les sourcils avec un petit rictus.

-Deux mois. Deux longs mois terriblement crevants.

Raphaëlle grogna de désespoir en baissant la tête. Le vieillard posa sa main sur son épaule en riant doucement.

-Mais il avait pas de petite louve prête à lui remettre les yeux en face des trous, tenta de la rassurer Cornell.

Raphaëlle fit une moue agacée.

-Parce qu’en plus, il faut que ce soit moi qui lui fasse la leçon ?

-Désolé gamine, mais il y a que deux personnes que ce garçon écoute vraiment. Et entre nous…

Cornell fit signe à Raphaëlle de s’approcher de lui.

-Je pense que c’est dans notre intérêt à tous que ce soit toi qui le guide, lui chuchota-t-il a l’oreille.

Raphaëlle souffla du nez, sachant pertinemment que le vieux loup de mer avait raison. Quoi qu’il ait pu arriver entre Tolas et Spirit par le passé, cela empoisonnait leur relation dans le présent et risquait sûrement d’assombrir encore plus leurs futurs.

Même si cela n’avait jamais été son intention, elle était maintenant la seule passerelle à peu près saine qui existait entre les deux frères. Et même si elle ne souhaitait pas en prendre la responsabilité, elle savait aussi que si elle voulait s’assurer que Tolas ne sombre pas dans sa haine maladive de Spirit, elle allait devoir prendre les devants.

Cornell, sentant qu’il avait donné matière à réfléchir à la jeune femme, se souvint soudain avoir ramené quelque chose pour Raphaëlle. Il lui fit signe d’attendre un peu et il se retourna vers des membres de l’équipe de secours.

Il revint quelques secondes plus tard avec le sac en toile de Raphaëlle. Cette dernière ouvrit de grands yeux ravis quand elle sortit les provisions de Sam du sac, encore intact malgré la nuit très mouvementés qu’elles avaient subis. Elle attrapa les morceaux de bœuf séchés et les avala goulûment, un grand sourire satisfait sur le visage et sous l’œil presque horrifié de Cornell.

-T’étouffe pas, petite louve ! Attends au moins que je te trouve une bouteille d’eau, dit-il en riant ouvertement.

Cornell et Raphaëlle continuèrent a parler sur un ton un peu plus léger pendant qu’elle mangeait, et la vieille vigie lui expliqua son étrange nuit au chevet de Skepta dans la cave de l’épicerie.

Ce dernier s’était évanoui à plusieurs reprises et avait été pris de délires hallucinatoires, dévoilant des secrets que le vieux loup de mers aurait préféré ne jamais savoir mais qu’il ne put s’empêcher de partager avec Raphaëlle. Il lui indiqua aussi que Skepta était déjà installé dans l’un des canots de sauvetage, avec Rossignol à son chevet, et que les premiers soins hâtifs de Tolas avaient surement sauvé la jambe du technicien, mais qu’il risquerait d’avoir besoin d’une canne pendant un moment.

De son côté, Raphaëlle, qui s’était maintenant attaqués aux portions de thons qui lui restait, raconta sa propre nuit à Cornell, leur infiltration dans l’ancien QG désaffecté, leur attaque surprise du Kemper et leur combat dantesque contre l’équipage de Scornwallis.

Mais elle garda sous silence les capacités surhumaines de Tolas, ne sachant toujours pas réellement de quoi il en retournait. La vigie, une expression profondément choquée sur le visage, avait du mal à croire ce qu’il avait entendu.

-Franchement, je sais pas si t’arrives à te rendre compte de ce que vous avez fait, le petit bosco et toi. Ça faisait des décennies qu’il était recherché et y a pas que la Marine qui s’est pété les dents à essayer de l’attraper. Des mercenaires, des chasseurs de primes, des pauvres âmes assoiffés de vengeance, j’en passe et des meilleurs. Et on a toujours retrouvé leurs cadavres mutilés aux quatre coins des Isla Novaes. Ça m’en bouche plus qu’un coin que ce soit ta petite troupe qui aie réussie à le terminer.

-Ouais… c’était un sacré monstre, reconnut Raphaëlle en frissonnant. J’avais jamais vu quelqu’un d’aussi fort de toute ma vie. Sans Spirit…on serait pas en train d’avoir cette conversation.

-Tu m’étonnes ! Et si il avait été au sommet de sa forme, je suis même pas sûr que notre Second aurait été suffisant !

Raphaëlle lança un regard confus à Cornell.

-Ben, tu te doutes bien qu’il devait être blessé, l’animal ! Sinon, y a aucune chance que Spirit puisse le battre tout seul, lui expliqua Cornell d’une voix assurée. Il faut un monstre pour en buter un autre, c’est logique !

Les yeux de Raphaëlle s'écarquillèrent presque imperceptiblement avant qu’elle n’acquiesce du chef et que Cornell ne continue d’expliquer les différentes prouesses horrifiques du fameux boucher des Isla Novaes.

Elle en était certaine, Scornwallis était le seul pirate de tout son équipage qui n’avait pas été blessé pendant l’attaque d’Ermythie. Et même si Tolas avait réussi à le blesser juste avant, cela n’aurait jamais été suffisant pour expliquer l’effroyable supériorité que Spirit avait démontré face au corsaire.

Un nouveau frisson parcourut le dos de la jeune femme alors qu’elle tournait la tête vers le Second, qui indiquait à ses hommes de monter sur les canaux de sauvetage pour rentrer sur leur navire.

Quelques minutes plus tard, d’autres marins de l’Altaïr, qui était parti avec l’autre canot de sauvetage pendant que Raphaëlle dormait, s’arrêtèrent à côté du Kemper. Ils étaient parti chercher la barque que l’équipe de Tolas avait laissé sur la plage de l’autre côté de l’île. On remplit les canots à ras-bord avec les Ermythiens les plus mal en point et quelques membres d’équipage tandis que le reste restait sur l’île avec le reste des survivants pour attendre l’arrivée d’autres équipes de la Marine royale.

Raphaëlle, préférant éviter d’être entassé contre autant de monde d’un coup, opta pour prendre la barque pour retourner sur l’Altaïr et jeta ses affaires dedans. Cornell décida de l’accompagner, sachant pertinemment que la jeune femme ne pourrait jamais ramer par elle-même et préférant de toute façon sa compagnie à celle des autres marins. Puis soudainement, Tolas, qui avait passé son temps avec le reste des marins, traversa le pont du Kemper à toute vitesse pour les rejoindre.

-Vous… vous n’êtes pas en état de ramer tout les deux, vous feriez mieux de me laisser faire ! déclara-t-il d’une voix forte.

Cornell haussa les sourcils et tourna la tête vers Raphaëlle, qui observait Tolas d’un œil critique. Même si elle comprenait un peu mieux son attitude et ses revirements soudains de comportements, cela ne l’empêchait pas d’avoir été blessé par son manque de tact. Un silence pesant s’installa entre les trois compagnons, que personne n’osait briser. Puis soudain, quelque chose tomba bruyamment au milieu de la barque en hurlant de douleur.

-Ah…putain…vous avez pas le droit de torturer un prisonnier de guerre ! se plaignit Dande qui avait atterrit sur le nez.

Spirit, qui avait lancé le pirate sans ménagement dans l’embarcation, se rapprocha du petit groupe en ignorant sciemment le regard noir de Tolas.

-C’est à lui de ramer, dit-il en désignant Dande du menton.

-Hein ? Mais il faut au moins deux personnes pour ramer sur ce genre de barque, s’écria le pirate d’une voix geignarde. En plus, je suis blessé à l’épaule, je tiendrais jamais jusqu’à votre rafiot !

Spirit se contenta de fixer le pirate des yeux. Celui-ci, se souvenant du combat quelques heures auparavant, se recroquevilla sur lui-même, les yeux fuyants. Le Second fit un signe de main vers les deux canaux qui démarrèrent sans attendre. Tandis que Spirit donnait encore quelques instructions aux marins qui resteraient sur l’île, Cornell se laissa tomber lui aussi dans l’embarcation. Avec un sourire moqueur, il attrapa les rames posées devant et les jeta sur Dande, qui les récupéra avec un regard dégoûté.

Raphaëlle sauta derrière lui, se réceptionnant un peu durement à cause de sa jambe encore blessée, et fut très vite suivie par Tolas, qui s’installa au fond de la barque. Spirit sauta du pont du Kemper et atterrit à l’avant avec grâce. Raphaëlle se retourna une dernière fois vers le bateau pirate et prit une grande inspiration.

Une journée seulement s’était écoulé. Et pourtant, c’était comme si elle avait passé des mois sur cette île.

Elle devait se l’avouer, elle avait encore du mal à croire que tout cela lui était vraiment arrivée. La jeune femme se rappelait encore des histoires qu’elle entendait quand elle était petite, la nuit dans le bar de sa grand-mère. Les marins qui racontaient leurs aventures en mers. Les mystères et les trésors, les combats et les beuveries, les conquêtes et les défaites. Elle se souvenait les avoir admirées et s’être imaginée à plusieurs reprises en train de vivre l’une de leurs fameuses histoires.

Et voilà qu'elle venait d'en vivre une. Non pas que sa vie n’avait pas été terriblement mouvementée jusque-là, mais c’était la première fois qu’elle se sentait comme un véritable membre de la Marine. Malgré tout, son humeur était loin d’être au beau fixe. Contrairement aux histoires de son enfance qui se dénouaient toujours de manière satisfaisante, son aventure était loin de lui avoir apportés de grandes réponses sur le sens de la vie, du courage et de tous les bons sentiments que les vieux soiffards de l’Espadon clamaient avoir découvert durant leurs voyages.

Pire encore, elle se trouvait désormais avec encore plus de questions qu’à son départ de l’Altaïr. La plus pressante était de savoir comment est-ce qu’elle allait pouvoir réconcilier les deux frères, et elle savait déjà que cela serait encore plus compliqué que ce qu’elle s’imaginait. Mais d’autres questions se bousculaient dans sa tête.

Quel était le secret de Spirit et Tolas ? Pourquoi est-ce que les pirates avaient volé ce mystérieux Cube ? Que voulait dire Scornwallis quand il parlait du manque d’innocence des habitants de l’île ? A ce propos, qui était véritablement Scornwallis ? Le boucher restait une véritable énigme et elle savait que quelque chose devait se cacher sous ses dernières paroles.

Et pas seulement lui, Scornwallis semblait n’être qu’une petite partie de la flotte du Cormoran. Et si un tel monstre n’était pas le capitaine de toute la flotte, elle n’osait pas imaginer qui pouvait bien être le Cormoran.

-Allons-y, lança subitement Tolas derrière elle en la sortant de ses interrogations. J’en peux plus de cette île.

Spirit se retourna vers Dande.

-T’as entendu le Bosco. Rame.