Sans attendre, Dande se mit en route et se dirigea vers les escaliers qui le ramèneraient au rez-de-chaussée. Tolas lui emboîta le pas avant de s’arrêter juste avant la première marche et de se retourner.
Raphaëlle n’avait pas bougé d’un pouce et ses traits étaient renfrognés. Même après tout ce temps, elle ne pourrait jamais oublier d’où elle venait et même si cela faisait bien longtemps, penser à sa famille de fortune lui mettait toujours le cœur à vif. Mais avant que Tolas ne puisse lui demander si elle allait bien, la louve se releva précipitamment et, d’un pas assuré, se mit en marche vers les escaliers. Le bosco, préférant ne pas lui poser plus de questions, se lança à sa suite.
Dande avait vite retrouvé l’entrée des vieux tunnels d’Ermythie, cachés derrière les congélateurs du self du QG. Raphaëlle attrapa sa lampe-torche et l’alluma, illuminant le tunnel qui n’avait pas dû être utilisé depuis bien des années. Dande ferma les yeux et tendit la main devant lui.
-Bonne nouvelle, dit-il en rouvrant les yeux, ce passage doit forcément mener quelque part, je sens que l’air est frais et surtout, respirable.
-Mais comment est-ce qu’on peut être sûr que ça va nous mener sur le toit du quatrième entrepôt ? se demanda Tolas à voix haute.
-On peut pas, lui répondit Dande en haussant les épaules, alors j’espère que votre bonne étoile fait des heures supp'.
Raphaëlle se retourna en pointant la lampe-torche droit vers Dande pour l’éblouir.
-T’es vraiment le champion des plans foireux quand même.
-Rah, baisse-ça, espèce de…
-Hey, vous avez vu ça ? les interrompit Tolas en fixant le tunnel.
Raphaëlle et Dande ouvrirent de grands yeux étonnés quand ils virent ce qu’observait Tolas. Des petites lueurs bleutées émanaient de tous les murs du tunnel, du sol jusqu’au plafond, l’illuminant de part en part. Grâce à la lumière, ils purent tous remarquer l’inclinaison de leur chemin vers le bas une trentaine de mètres devant eux. Le pirate se jeta presque contre l’un des murs pour l’examiner et il se tapa le front du bout des doigts.
-Des cristaux Delsols ! Mais bien sûr ! s’exclama t’il en posant ses mains contre les parois. Je me disais aussi qu’avec des torches traditionnelles, les Ruffiens devaient souvent risquer l’asphyxie pendant qu’ils creusaient mais s’ils avaient des cristaux Delsols déjà présent dans la terre, alors ils ont pu s’éclairer sans problème et…
-Dande ! s’écria Raphaëlle. Bouge-toi, on a pas le temps !
-Hein ? fit le pirate en reprenant contact avec la réalité.
Il fronça les sourcils, ne voyant plus Raphaëlle et Tolas derrière lui. Les deux jeunes marins étaient en train d’avancer en le laissant derrière eux.
-Non mais… attendez-moi !
Peu après, ils atteignirent le bout du tunnel qui se terminait par un grand panneau en bois. Dande se rapprocha de ce dernier et se mit à le tâter de bas en haut. Puis soudainement, son doigt sembla s’enfoncer dans le panneau et, dans un clic sonore, celui-ci commença lentement à se relever sous les yeux écarquillés de Raphaëlle et Tolas.
Ils entrèrent dans une antichambre circulaire vétuste avec un vieux téléphone endommagé accroché au mur et un bureau en bois surmonté d’un gros bouton vert au milieu de la pièce. Elle était juste assez grande pour faire rentrer une quatrième personne avec eux mais pas une de plus.
Le pirate se dirigea vers le centre de la pièce et appuya sur le bouton vert. D’un coup, l’espace tout entier s’ébranla et commença à s’élever très lentement. Les expressions incrédules sur le visage des deux marins eurent l’air de satisfaire le grand brun.
-Là ça vous la coupe !
Ils arrivèrent très vite à un premier palier. Leur petite plateforme s’arrêta face à un nouveau panneau en bois avec un levier en plein milieu.
-On doit être au niveau du bureau du contremaître, leur expliqua Dande. Prochain arrêt, le toit de l’entrepôt.
L’ascenseur se remit en marche et en quelques instants, ils atteignirent le dernier palier dans la cheminée de l’entrepôt. Le pirate n’eut qu’à abaisser le levier qui sortait du panneau pour que celui-ci commence à se soulever, dévoilant le toit de l’entrepôt qui commençait très lentement à être éclairé par les premiers rayons du soleil levant. Raphaëlle, Tolas et Dande ne sortirent que leur tête de leur cachette en même temps, scrutant tout autour pour voir où pouvait bien se trouver le Kemper par rapport à eux.
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Ils firent le tour de la cheminée et purent ainsi voir le premier et le deuxième mât du Kemper dépasser du toit devant eux. Sans se concerter, ils s’accroupirent tous les trois et s’approchèrent lentement du rebord. Arrivés à deux mètres de ce dernier, ils s’allongèrent tous à même la tôle et se mirent à ramper jusqu’à ce qu’ils puissent voir directement le pont du galion.
Il y avait maintenant une dizaine de personnes debout entre le premier et le deuxième mât, une majorité d’entre elles se tenant en cercle autour de deux personnes qui s’envoyaient de violents coups de poings au visage sous les cris surexcités de leurs spectateurs.
Les yeux de Raphaëlle s’exorbitèrent alors qu’une colère brûlante monta dans sa poitrine. Les pirates de Scornwallis étaient en train de faire combattre deux Ermythiens l’un contre l’autre, un vieillard en haillons contre une jeune femme aux vêtements à moitié brûlée et au visage déjà clairement tuméfié. Les pirates riaient à gorges déployées, se mettant de grandes tapes dans le dos tout en hurlant des insultes aux deux Ermythiens qui avaient l’air de pouvoir à peine tenir debout. Certains d’entre eux leurs mettaient des coups de poings ou de pied dès qu’ils voyaient que leurs deux victimes étaient réticentes à se frapper l’un l’autre.
-Qu’est-ce qu’ils peuvent être cons…soupira Dande sur un ton à peine désabusé.
Tolas lui jeta un regard noir.
-C’est tout ce que tu trouves à dire ? s’indigna le bosco. Sérieusement ? On aurait mieux fait de buter tous ces chiens au lieu de les assommer…
-Quoi, j'y suis pour rien si c’est qu’une bande de sombres merdes, d’accord ? se défendit le pirate.
-Ça a pas l’air de trop te déranger de les voir faire ça pourtant ! Raph’ ? Dis quelque chose ! …Raph’ ?
Tolas se retourna vers Raphaëlle et ouvrit de grands yeux. La jeune femme était immobile dans son observation du Kemper. Mais c’était l’expression de son visage qui avait fait réagir le bosco.
La louve était complètement silencieuse, on aurait même eu du mal à l’entendre respirer. Pourtant, quelques instants auparavant, sa haine bouillonnait encore dans ses veines, son cœur battait la chamade et ses mains tremblaient de rage mais son corps refusait de bouger. Voir l’état des Ermythiens sur le pont avait ravivé ses pires souvenirs. L’ombre de Dokland s’était introduit dans sa tête, assombrissant toutes ses pensées. Elle n’avait pas pu s’empêcher de se mettre à leur place, complètement désemparée dans un environnement hostile, entourée d’hommes qui ne lui voulaient que du mal.
Et puis brusquement, sans même s’en rendre compte, elle avait saisi le manche de son poignard. Le contact froid du métal usé contre sa paume fut comme un électrochoc.
Dokland était mort. Elle l’avait tué elle-même. De ses propres mains, elle avait mis fin à son cauchemar. Ce fut comme une réalisation, une épiphanie silencieuse. Elle tenait sa solution entre ses mains. Tant qu’elle avait une lame, elle ne pourrait jamais retomber sous l’emprise de personne. Plus jamais elle ne se sentirait comme ces Ermythiens.
Tout était soudainement très clair dans son esprit. Elle observa le mât d’artimon* du Kemper puis la distance qui séparait le toit du château arrière du navire. Enfin, elle leva la tête vers la ligne d’horizon, plissant un peu les yeux face au soleil qui était déjà à moitié hors de l’eau. Ce qui n’était au départ qu’une pensée abstraite était en train de devenir une idée très concrète. Elle reprit pied dans la réalité et tourna la tête vers Tolas.
-Tolas, t’as confiance en moi ?
-Absolument, lui répondit le bosco sans hésiter.
-Alors suis-moi.
-Qu’est-ce que vous allez faire ? leur demanda Dande.
Sans lui répondre, Raphaëlle se releva et retourna vers le milieu du toit en observant tour à tour droit devant elle, puis la ligne d’horizon. Tolas la rejoignit et se mit à côté d’elle, incertain de ce qui allait suivre. Les muscles de Raphaëlle se mirent sous tension et elle fit craquer son cou.
-C’est quoi le plan ? l’interrogea Tolas tandis que Dande venait se mettre à côté d’eux sans vraiment comprendre ce qu’il se passait.
-On profite du lever du soleil pour sauter sur le Kemper. On se réceptionne dans la voile et ensuite…on les massacre, avait conclu la jeune femme sur un ton sans équivoque.
-Hein ? Mais ça va pas ? Et tu veux parler de mes plans foireux ? On va se juste se tuer ! s’écria Dande en paniquant.
Tolas, lui, n’essaya même pas de raisonner avec Raphaëlle. Il la connaissait trop bien. Mais même lui sentait que quelque chose dans le ton de son amie était très différent. L’atmosphère un peu sauvage qu’elle dégageait habituellement était bien plus sinistre. C’était comme si la silhouette de Raphaëlle assombrissait la lueur du soleil levant. Tolas ne put s’empêcher de ressentir une petite pointe de jalousie envers son amie. Elle avait quelque chose qui lui manquait, mais il n’aurait su dire quoi.
-On y va ! s’écria Raphaëlle en se mettant à courir de toutes ses forces.
Tolas lui emboîta le pas directement et se mit aussi à courir, suivit d’un Dande en panique. Le soleil sortait enfin de la mer et illuminait les ruines d’Ermythie et la baie de Vyx de ses rayons aveuglants. Raphaëlle s’élança de toutes ses forces du haut du toit de l’entrepôt, ses doigts crispés sur son arme. C’était comme si la scène se déroulait au ralenti pour elle. Plus que quatre mètres avant l’impact. Les pirates étaient trop concentrés sur leur arène improvisée pour lever la tête. Plus que deux mètres. Elle pouvait voir la toile blanche de la voile se rapprocher petit à petit. Ce qui allait compter, ce serait sa vitesse de réaction. Il n’y avait aucun doute dans son esprit. Tous les pirates devaient mourir.
*Mat d'artimon : Plus petit mât à l'arrière d'un voilier. Se situe derrière le grand mât.