Elle avait pourtant bien senti que quelque chose n'allait pas la veille.
Comme à son habitude, Raphaëlle s'était réveillée quelques peu avant les autres mousses pour pouvoir être la première d'entre eux sur le pont supérieur du bateau, prête à entamer son quart* avec entrain. Enjambant les quelques matelots encore ronflants qui étaient tombés de leurs hamacs durant la nuit, elle enfila ses vêtements et sortit du dortoir en s'étirant, les yeux encore un peu piquants de sommeil. Elle traversa le long couloir qui menait vers le centre du navire à l'extérieur, accompagnée du bruit d'autres marins qui commençaient à se réveiller dans leurs dortoirs respectifs, seulement quelques minutes avant que la cloche du matin ne retentisse.
D'habitude, quand elle arrivait près du grand mât, la première chose qu'elle voyait, c'était le capitaine Krag sur le pont supérieur. Une main sur le bastingage*, l'autre sur sa longue vue, il scrutait la mer et l'horizon à la recherche de signes qu'elle n'aurait jamais pu identifier mais que le capitaine semblait toujours réussir à traduire en directions à suivre et en chemin à éviter. Elle l'observait de loin et sans aucun bruit, tentant de se faire le plus discrète possible tout en regardant dans la même direction que lui.
La première fois qu'elle l'avait vu là, aux aurores, elle avait fait l'erreur de s'approcher de lui sur la pointe des pieds, essayant de savoir ce qu'il faisait sans le déranger. Le regard noir qu'il lui avait lancé juste après avoir senti sa présence derrière lui lui avait ôter toute envie de recommencer l'expérience.
Mais ce matin-là, le capitaine était absent et la jeune femme ne fut accueilli que par un léger embrun marin qui lui picota les narines. Intriguée, Raphaëlle commença à fouiller le reste du pont des yeux avant de reporter son attention sur la cabine du capitaine. Elle pouvait voir que de la lumière filtrait de sous la porte, signe qu'il était encore dans ses quartiers. Voilà qui était définitivement inhabituel.
-Encore la première debout, hein ? dit une voix familière derrière elle en la faisant sursauter.
Raphaëlle se retourna, mi-amusé, mi-gênée, et fronça les sourcils en oubliant de cacher son sourire en voyant Tolas, l'air radieux et reposé; accompagné des autres lève-tôt de l'équipage qui attendait d'entendre la cloche matinale.
-Et oui, peut-être que ça devrait être moi le bosco* ! affirma-t-elle avec un sourcil levé et un rictus narquois.
-T'as deux mois pour faire changer le capitaine d'avis alors !
-Laisse-moi dix ans et je suis sûr de pouvoir le faire, renchérit-elle.
Tolas souffla du nez et lui mit un petit coup de poing dans l'épaule, qu'elle accueillit à grands renforts de mimiques de douleurs. Le jeune homme leva les yeux au ciel avant de se diriger vers la cloche de quart, Raphaëlle sur les talons. Tandis qu'ils marchaient, Tolas avait commencé à tourner la tête à droite, puis à gauche, l'air perplexe :
-T'as pas vu le capitaine ce matin ?
-Non, et justement, je me disais bien que c'était bizarre ! Je crois qu'il est encore dans sa cabine. Peut-être qu'il dort encore ?
-Le capitaine Krag qui fait une grasse matinée ? déclara Tolas sur un ton incrédule. Et pourquoi pas des cochons canonniers tant qu'on y est ?
L'image fit rire Raphaëlle puis Tolas, qui ne put s'empêcher de la suivre dans son fou rire. Il fut le premier à retrouver son calme.
-Non, j'imagine qu'il a dû se passer quelque chose cette nuit et que le capitaine doit être en train de s'en occuper, repris-t-il sur un ton confiant tout en grimpant
-Quelque chose de grave ?
-Je pense pas, sinon, on aurait été réveillé directement.
-Hum..., fit la jeune femme pensive.
Arrivé à leur destination, le bosco attrapa la corde de la cloche et la mousse se cacha les oreilles , prête à se faire exploser les tympans. Tolas ne manqua pas de remarquer son attitude et, joueur, il décida de faire sonner la cloche de toutes ses forces. Raphaëlle ferma les yeux de douleur tandis que le reste de l'équipage qui devait prendre son quart avait commencé à émerger du centre du navire. Certains couche-tard titubaient toujours de sommeil, mais les cris de joie des marins qui les avaient précédés et qui n'attendaient que leur arrivée pour aller dormir achevèrent de les réveiller. Les plus vieux membres de l'équipage reprirent vite leurs esprits et se mirent à vaquer à leurs occupations sans attendre alors que les plus jeunes mousses déambulaient encore sur le pont, ne sachant pas encore où ils seraient utiles.
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Après que Raphaëlle eut retirer les doigts de ses oreilles, légèrement sonné, Tolas lui fit un petit signe du menton et se dirigea vers les jeunes recrues, qu'il rassembla en quelques coups de sifflet et qu'il envoya de part et d'autre de l'Altaïr, remplissant à merveille sa nouvelle fonction de bosco.
L'adolescente s'apprêtait elle aussi à partir quand la porte de la cabine du capitaine s'ouvrit brusquement et que Spirit et le capitaine Krag en émergèrent, le visage un peu plus tiré que d'habitude. La jeune mousse se figea, un peu prise au dépourvu, mais le regard de Spirit la survola et se posa sur le dos de son petit frère, qui donnait encore quelques instructions au centre du navire. Le second jeta un coup d'œil à son capitaine, qui acquiesça presque imperceptiblement, avant de prendre une petite inspiration.
-Tolas ! s'écria-t-il d'une voix calme mais puissante.
Comme Raphaëlle avant lui, Tolas s'était figé sur place un instant et l'expression qui traversa son visage fit trembler les mousses qui l'aperçurent avant qu'elle ne disparaisse tout aussi vite qu'elle n'était apparue. Il se tourna vers son frère, qui lui fit signe de se rapprocher. Le jeune bosco s'exécuta sans un mot, grimpant les marches vers le pont supérieur arrière sans voir Raphaëlle qui s'était écarté de son chemin, et le capitaine Krag lui fit mine d'entrer dans sa cabine avant de le suivre directement. Spirit, resté un peu en retrait, finit enfin par remarquer la jeune femme qui avait presque inconsciemment commencé à s'approcher de l'escalier menant à la cabine du capitaine avec un petit air curieux.
-Raphaëlle, va nettoyer les canons au lieu d'essayer d'écouter aux portes, lança-t-il l'air amusé.
Reprenant ses esprits, cette dernière salua le Second et se mit en route vers sa corvée, l'esprit en ébullition. Qu'est-ce qui avait bien pu arriver cette nuit ? Est-ce que Tolas lui en parlerait directement ? Sachant pertinemment qu'elle n'aurait pas de réponses à ses questions avant un moment, Raphaëlle s'attela à sa tâche vigoureusement, essayant de ne plus y penser.
Mais une heure plus tard, une cloche se mit à sonner, et Raphaëlle se rendit compte que ce n'était pas la cloche de quart qu'elle entendait. C'était celle des urgences. Lâchant la vieille éponge noircie de suie qui lui salissait les mains, la jeune femme sprinta jusqu'au pont supérieur pour voir Tolas, le visage grave, sonné la cloche avec force. Tous les marins qui n'étaient pas essentiels au fonctionnement du bateau s'étaient déjà rassemblés au milieu du pont et attendaient patiemment que leur bosco finisse de sonner l'alarme. Une fois un certain calme revenu, le capitaine Krag, debout près du grand mât, prit la parole :
-J'ai reçu un message de la part du QG de la marine pendant la nuit. L'île des Nespérides, à une dizaine de lieues d'ici, a été attaquée par la flotte du Cormoran il y a quelques jours et depuis, nous n'avons aucune nouvelle sur l'état de la population sur place, ce qui est plutôt inquiétant étant donné qu'un des laboratoires royaux se trouve sur place.
Des murmures terrifiés traversèrent la foule des marins, laissant Raphaëlle perplexe. Que pouvait bien être la flotte du Cormoran ? Elle voulut demander à un matelot à côté d'elle, mais elle se ravisa au dernier instant, se disant qu'il valait peut-être mieux écouter le capitaine jusqu'au bout. Celui-ci reprit :
-Une partie de notre armada a été déployée pour aller vérifier la situation mais une tempête tropicale les a cloués sur place pour au moins plusieurs semaines. Notre vaisseau étant le bâtiment le plus proche de l'île, le QG nous a demandé d'aller jeter un œil là-bas pour eux.
Les murmures s'amplifièrent, montant de plus en plus en volume, au point que Tolas dut intervenir. Il ordonna à l'équipage de se taire avant que le capitaine ne reprenne son annonce, sous le regard bienveillant de Spirit, qui était à côté du grand mât, derrière le capitaine.
-On ne peut pas aller dans le port de la baie de Vyx et les eaux autour de l'île ne sont pas assez profondes pour que l'Altaïr puisse s'approcher, on va donc avoir besoin d'un corps d'expédition pour descendre à terre. Les hommes qui se porteront volontaires seront sous la responsabilité du bosco et ils recevront une petite récompense une fois qu'ils auront terminé leur rapport. Vous verrez le reste des détails avec Spirit et lui, c'est bien clair ?
-Oui, capitaine ! répondit tout le reste de l'équipage au garde à vous, les plus vieux avec une main sur le cœur. Que le cœur de la Reine nous éclaire !
-C'est ça, ouais...chuchota le capitaine Krag en expirant d'un seul coup, visiblement content d'avoir terminé son laïus.
Il salua ses troupes et se retira séance tenante dans sa cabine.
* Quart : Période d'activité ou de repos pour un membre de l'équipage.
*Bastingage : Garde-corps autour du pont.
* Bosco : Troisième plus haut gradé sur le bateau après le Capitaine et le Second. Sert de maître d'équipage