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Chapitre 5

La jungle paraissait interminable, comme un labyrinthe de verdure moite et bruyant. Bien qu'aucun des marins ne voulaient le reconnaître, ils avaient déjà tous perdu la notion du temps à force de marcher dans la pénombre de cette forêt tropicale. Les arbres couvraient complètement le ciel, laissant le dédale arboricole dans un état d'obscurité semi-constant.

Marchant en file les uns derrière les autres, les matelots de l'Altaïr n'avaient pas dit un mot depuis ce qui leur semblait être des heures. Leurs actions étaient devenues assez mécaniques, avec Tolas qui ouvrait la voie à grands coups de sabre, taillant parfois une grande croix dans le tronc des arbres les plus gros comme moyen de se repérer. Ensuite venait Cornell, le suivant à la trace, Skepta qui avançait un peu plus lentement en observant ses alentours avec attention et Raphaëlle, qui fermait la marche sans un bruit.

Mais alors que les hommes de l'équipage se tenaient à l'affût du moindre son, se retenant de sursauter au moindre cri d'animal inconnu qu'ils pouvaient entendre, Raphaëlle avançait presque les yeux fermés.

Elle s'imprégnait un peu plus de l'essence de la jungle à mesure qu'ils s'y enfonçaient. La louve elle-même ne se l'expliquait pas mais cet endroit l'accueillait. Là où les autres matelots se prenaient les pieds dans les racines, elle les esquivait avec agilité sans même les voir. Quand les marins devaient éviter les chutes de branches provoquées par des animaux qui sautaient d'arbres en arbres, elle était la seule à ne rien recevoir sur la tête, prévoyant la trajectoire de leur chute quasiment instinctivement. C’était comme si elle se retrouvait dans son élément naturel et que les histoires de son enfance l'avaient toujours préparer à ce genre de voyage.

Tolas, toujours à la tête du groupe, était non seulement concentré sur leur avancée mais également sur le temps qu’ils étaient en train de mettre à se déplacer.

Il leva la tête devant lui, voyant à travers un trou dans la canopée que le soleil était en train de se coucher. Soupirant une seconde, il reporta son attention sur l’énorme tas de lianes entremêlées qui lui faisait face. Le bosco pouvait apercevoir une petite clairière derrière et, après avoir dégagé la voie devant lui, s’apprêtait à s’y engager quand brusquement, il sentit qu’on le retenait par le col. Il se retourna pour voir Raphaëlle, la mine renfrognée, lui faire non de la tête. Cornell et Skepta s’arrêtèrent à leurs tours, un peu étonné.

-Raph’ ? Qu’est-ce qui se passe ? demanda le bosco.

-Attends, je crois bien que…

Baissant les yeux, la jeune femme repéra un caillou d’une taille plus que respectable, le récupéra et, dans un grognement d’effort, le jeta plusieurs mètres devant eux. La pierre s’enfonça subitement dans le sol, comme aspiré, sous les regards choqués des trois marins qui se mirent ensuite à fixer Raphaëlle. Cette dernière avait l’air aussi choquée que ses compagnons mais pour des raisons bien différentes.

-Wow, c’était vraiment des sables mouvants ! s’écria-t-elle.

-Mais comment est-ce que tu as deviné ça ? l’interrogea Skepta, incrédule.

La louve leva le bras, pointant le trou dans la canopée et le ciel orangée de fin d'après-midi.

-Quand j'étais petite, j'ai entendu dire que dans ce genre d’endroit, il fallait toujours faire attention au sol si on pouvait voir le ciel parce que ça voudrait dire que l'eau tomberait plus facilement à cet endroit précis et que ça risquait de… Euh…

Raphaëlle avait perdu le fil de ses pensées, prise au dépourvu par les expressions d'admiration et d'étonnement que lui lançaient ses coéquipiers. Un peu gênée, elle baissa lentement son bras mais décida de quand même terminer son explication :

-...Il y a de grandes chances qu’il y ait des sables mouvants à ce genre d’endroit à cause de toute l’eau qui s’accumule dans le sol, voilà.

Tolas, qui n’en revenait toujours pas, finit par se mettre à sourire avec douceur en contemplant Raphaëlle. Décidément, c’était une femme pleine de surprises.

-Merci Raph’, ça aurait pu mal finir sans toi. Cornell, change de place avec elle c’est plus simple si elle est derrière moi pour m’indiquer la bonne direction, ordonna le bosco.

-Avec plaisir, répondit Cornell l’air distrait alors qu’il pensait encore à la vitesse à laquelle la terre avait aspiré la pierre sous leurs yeux.

-Monsieur Tolas, on est encore loin d’Ermythie ? demanda Skepta avec un petit tremblement de peur dans la voix auquel ils s’étaient désormais tous habitués.

-Normalement, on devrait y être d’ici deux heures si on continue à avancer à la même vitesse, déclara Tolas en faisant signe à son équipe qu’il était temps de bouger.

Remis de leurs émotions, les quatre marins reprirent leur trek en avançant encore plus vite qu’avant grâce aux conseils de Raphaëlle. Cette dernière continuait de s’étonner de la justesse de ses prédictions quant à leur progression. Tolas l'écoutait attentivement, faisant de son mieux pour apprendre de ce que lui disait son amie.

-Qui est-ce qui t'as appris tout ça ? lui demanda finalement le jeune homme.

-Personne en particulier. C'est juste qu'a force d'écouter les clients de l'Espadon, j'ai fini par retenir pas mal de trucs utiles.

-J'imagine que t'as dû entendre de sacrés aventures !

-Oh, t'as pas idée, s'excita brusquement la jeune femme, y'avait vraiment de tout ! On avait des marins, des aventuriers, des explorateurs, des bras cassés et des menteurs tout les soirs ! Je me suis jamais ennuyé une seule fois quand j'étais en salle.

Tolas était tout sourire. Raphaëlle ne parlait quasiment jamais de sa vie d'avant. Elle avait été arraché si violemment de sa ville natale qu'il savait que le sujet était trop sensible pour qu'il puisse lui en parler. Mais il était heureux d'entendre la joie qui animait la voix de la mousse.

-C'est quoi la meilleure histoire que t'as entendu là-bas ?

-Oh, y'en a eu tellement, je pourrais pas te le dire là, comme ça. Mais je suis sûr que j'ai sûrement raté les meilleurs.

-Ah bon, pourquoi ?

-Ma grand-mère trouvait toujours un moyen de m'empêcher d'écouter les histoires qu'elle trouvait "inapproprié pour mes oreilles d'enfant", répondit la jeune femme en soufflant du nez.

-Oh oh, on parle de quel genre d'histoires ?

-Les choses du style "les dernières visites au bordel du quartier des plaisirs de Floria" ou " les conquêtes sexuelles du capitaine Testostérone ". Le plus souvent, quand je réussissais à revenir, j'entendais seulement la fin de leurs histoires. D'ailleurs, ce qu'on fait là, ça m'en rappelle une.

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-On parle d'une aventure ou d'une..."aventure"? demanda Tolas en esquivant des branches basses.

-L'un entraîne souvent l'autre, tu sais ? lui fit-elle remarquer d'un ton espiègle. Je me souviens que c'était un vieil explorateur qui était parti sur une île avec une femme qui lui avait servi de guide. Quand ma grand-mère est arrivé, il expliquait comment ils avaient dû se réchauffer quand ils s'étaient perdu en forêt la nuit.

-Je vois pas trop pourquoi elle t'aurais empêché d'écouter ça.

-Tu sais comment faire pour se réchauffer à deux la nuit ? demanda Raphaëlle innocemment.

-Il faut se coller l'un contre l'autre, c'est ça ?

Brusquement, Raphaëlle attrapa le bras de Tolas et le tira en arrière vers elle. Une énorme branche d'arbre s'abattit à l'endroit où se trouvait le bosco quelques secondes auparavant. Ce dernier s'était accroché à Raphaëlle et, l'air hébété, il regardait la branche par terre. Il se retourna vers Raphaëlle, qui l'observait avec un sourire taquin.

-Apparemment, ça marche mieux si on est nu...

-H-hein, de...de quoi ? bafouilla Tolas.

-Pour se réchauffer. Tu pensais à quoi ?

Raphaëlle reprit sa marche avec la même expression sur le visage.

-Si ça te dérange pas, je vais prendre la tête du groupe, d'accord.

Tolas hocha la tête, les oreilles rouges et le visage penaud. Raphaëlle avait l'art de lui faire perdre tout ses moyens sans aucun effort. Il suivit la jeune femme, Cornell et Skepta sur les talons.

Le soleil avait quasiment disparu et les dernières lueurs de la fin de l’après-midi allaient encore les éclairer pour à peu près une heure. Raphaëlle, qui s’était habituée à son nouvel environnement, commençait à trouver le temps long. Malgré la taille gargantuesque de la jungle, ils n’avaient pas vu un seul animal sauvage et la monotonie de la marche avait eu raison de son enthousiasme. Elle avait l’impression d’être en train de gâcher une aventure.

Mais, arrivé à une centaine de mètres de leur destination, Tolas se mit soudainement à ralentir avec un air soucieux. Raphaëlle se rendit compte qu’elle n’entendait plus de bruits de pas derrière elle et finit par se retourner, intriguée, avant de se diriger vers le bosco. Skepta et Cornell étaient déjà à côté de lui, attendant patiemment d’en savoir plus.

-Monsieur Tolas ? Quelque chose ne va pas ? interrogea nerveusement Skepta.

Tolas baissa la tête vers sa carte, dont il avait du mal à distinguer les détails, avant d’observer droit devant lui à nouveau, le visage de plus en plus fermé. Raphaëlle s'approcha de son ami, l'air soucieuse.

-Tolas ?

-D'après la carte, on devrait être juste à côté d'Ermythie, lança le bosco. La ville devrait être droit devant nous… alors pourquoi est-ce qu'on voit rien ?

Les trois matelots se regardèrent, l’air confus jusqu'à ce que Skepta ouvre de grands yeux un peu paniqués.

-Il n'y a aucune lumière qui vient de la ville…, laissa-t-il échapper dans un souffle.

Cornell et Raphaëlle comprirent à leur tour. Étant donné qu’un des laboratoires de la reine se trouvait sur l'île, cela voulait dire que l'endroit était sous sa protection et qu'il bénéficiait donc de toutes les avancées technologiques possibles et imaginables. Cela voulait donc aussi dire qu'au minimum, la ville aurait dû être pourvu de lampadaires qui aurait illuminé leur route depuis un moment si ceux-ci avaient été fonctionnels.

-Mais alors, ça veut dire que…, continua-t-il avant d'être interrompu par Cornell.

-Que dans le meilleur des cas, nous aurions affaire à une ville fantôme, mais que dans le pire scénario…

-La flotte du Cormoran est sûrement encore dans les parages, reprit Tolas sur le qui-vive.

Les marins de l’Altaïr se rapprochèrent les uns des autres en observant la jungle d’un œil plus prudent. Maintenant qu’ils étaient bien plus proche de leur objectif, c’était comme si le danger était devenu plus palpable.

Les trois hommes, qui avaient presque toujours vécu en mer, ne pouvaient s’empêcher de repenser à toutes les légendes qui entouraient la flotte du Cormoran et surtout, à toutes les horreurs qu’ils avaient entendu à son sujet. Même Cornell, d’habitude blasé par le tempérament craintif de Skepta, commençait aussi à sentir la peur lui nouer l’estomac. Tous les scénarios possibles et imaginables passaient dans la tête de Tolas. Il se voyait déjà en train d’échouer sa mission. Il pouvait presque voir l’air désapprobateur du capitaine Krag, celui de Raphaëlle, déçue et enfin celui de son frère, aussi mystérieux que d’habitude mais empreint d’une forme de dédain qu’il savait qu’il ne supporterait jamais.

Mais avant que l’équipage ne sombre complètement dans la panique, la voix de Raphaëlle retentit dans la pénombre ambiante, forte et confiante.

-Ça tombe bien, j’avais besoin de me défouler sur quelque chose, lança-t-elle d’un ton combatif.

-Qu-quoi ? lâcha Cornell d’un air confus.

La jeune femme tourna la tête vers son équipe en levant un sourcil.

-Je vois bien que vous êtes en train de vous monter la tête parce que l’équipage du Cormoran est peut-être encore là. Mais je peux vous assurer que c’est pas en restant planté ici que les choses vont s’arranger. On est tout près du but, c’est vraiment pas le moment de se dégonfler.

Les paroles de la mousse furent comme un électrochoc pour le bosco et il reprit des couleurs. Il serra le poing et fixa son amie droit dans les yeux. Elle lui renvoya son regard avec un de ses fameux sourires carnassiers qu’il adorait tant. La jeune femme pouvait sentir que l’énergie était revenue dans le corps de Tolas, qui se tenait maintenant droit en face de Cornell et Skepta.

-Raphaëlle a raison. La présence de la flotte du Cormoran à Ermythie ne change absolument rien à notre mission. Nous devons toujours savoir ce qu’il s’est passé en ville et surtout, nous devons vérifier que le laboratoire royal n’a pas été complètement vidé de son contenu.

Le bosco leva la tête vers le ciel. La nuit commençait petit à petit à bien tomber sur l’île des Néspérides et les ténèbres semblaient sur le point de les engloutir lui et ses compagnons. Il sortit la lampe-torche de son sac et l’abaissa vers le sol, toujours éteinte.

-Matelots ? Écoutez-moi bien.

Raphaëlle, Skepta et Cornell se rapprochèrent tous de Tolas. Celui-ci garda le silence pendant quelques secondes avant de prendre un air décidé.

-On va rester en formation groupé pour s’approcher de la ville autant que possible. Raphaëlle, tu restes devant, c’est toi qui vas nous servir d’éclaireur. Skepta, tu restes à côté de moi, on reste à l'affût du moindre mouvement suspect. Cornell, tu fermes la marche. Au moindre problème, vous restez aussi discret que possible et vous me tenez au courant. Le silence est notre meilleure arme pour le moment. C’est bien compris ?

Les trois matelots acquiescèrent de la tête sans un bruit, signe qu’ils avaient bien compris les instructions. Tolas tendit la lampe torche à Raphaëlle et celle-ci l’attrapa fermement. Avant qu’elle ne se retourne pour se mettre en marche, le bosco lui attrapa la main sans un mot. La jeune femme fronça les sourcils une seconde, un peu étonnée, avant de voir le regard de Tolas. Elle pouvait y voir un tas d’émotions qui s’y mélangeaient, de la gratitude, de la peur, de la fierté et même un peu de jalousie. Mais c’était surtout la reconnaissance qu’elle pouvait y lire. Elle mit sa main libre sur celle de son ami et la serra avant qu’ils ne hochent tous les deux la tête et que la jeune femme ne prenne position.

Alors que la lumière du soleil s’éteignait pour de bon, Raphaëlle alluma la lampe-torche en la pointant vers le sol et se lança avec confiance droit devant elle.

Après plus de cinq minutes de marche, la jeune femme s’arrêta sans un bruit, attendant patiemment que ses compagnons la rejoignent. Sentant qu’elle n’avait pas l’air de s’être arrêtée à cause d’un danger imminent, Tolas, Cornell et Skepta se mirent à côté de Raphaëlle et celle-ci coupa d’un coup sa lampe-torche.

Les trois hommes froncèrent les sourcils en même temps, se demandant pourquoi est-ce qu’elle avait brusquement éteint sa lumière quand ils se rendirent compte qu’ils arrivaient tous à voir une petite lueur qui venait d’une trentaine de mètres devant eux.

Prudemment, les marins s’approchèrent de la source de la lueur, voyant se former la sortie Sud d'Ermythie qui donnait directement sur la jungle. La lueur venait de deux lampadaires qui peinaient à éclairer à plus de deux mètres devant eux. L'un d'entre eux clignotait de manière sinistre, faisant bruyamment déglutir un Skepta au bord de la syncope.

Malheureusement pour le technicien froussard, ils n'avaient plus le choix, ils allaient devoir passer par cette entrée s'ils voulaient explorer Ermythie. Maintenant la formation que leur avait demandé leur bosco, l’équipe prit son courage à deux mains et entra aussi furtivement que possible dans la ville.