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Prologue

Au milieu du champ de bataille rempli de poussière à cause des millions de pas frappant le sol en même temps, le commandant toisa son unité d'un regard solennel, avant de se ruer avec détermination sur l'ennemi fusil en main, en criant :

̶ Pour les Geths !

̶ Pour les Geths ! répéta Léome, en chœur avec le reste de son unité pour se donner du courage.

Et du courage, il en avait bien besoin ! Après tout, il avait parfaitement conscience qu'il n'était qu'un soldat parmi une armée de plusieurs millions.

Non, se convainquit-il, avant de se répéter les mantras de la Sœur. Je suis bien plus que ça : je suis un idéal, un porteur de liberté. Mon corps peut périr, mais mes valeurs sont éternelles.

À cette pensée, il ne put s'empêcher de serrer le médaillon contenant la photo de son frère qu'il portait sur lui à chaque bataille. Celui-ci était parti rejoindre les bras de la Sœur trois mois plus tôt, sur l'un des innombrables champs de bataille contre la dynastie des Léavote, des dragons noirs assoiffés de sang et de pouvoir, contrôlant sa planète d'un bras de fer depuis plusieurs millénaires.

Dans cet univers, la puissance offrait tous les droits, et la puissance, les Léavote n'en manquaient pas. Grâce aux techniques de cultivation d'énergie spirituelle, et le talent naturel qu'ils possédaient en la matière, un seul dragon pouvait aisément tuer des dizaines de milliers d'ennemis aussi aisément qu'il respire.

Ils vivaient dans un monde où les Geths, son peuple, n'avaient jamais eu leur mot à dire. Après tout, c'était à peine si leurs premiers textes écrits remontaient à plus de mille ans. Pire encore, son peuple ne possédait absolument aucun talent pour la cultivation, restant ainsi condamné à être, à tout jamais, des Immobiles, des non Cultivateurs, des moins que rien dans le régime dictatorial dont ils faisaient les frais.

Mais un jour, l'évolution leur fit un cadeau inestimable : la science ! Grâce à celle-ci, leur peuple fit, en l'espace de trois siècles, des progrès considérables, dont le point culminant fut le jour béni où Gaone, leur plus brillant scientifique, créa un dispositif permettant de manipuler l'énergie spirituelle aux alentours.

Quand les Geths inventèrent une arme permettant de tuer un Cultivateur, le monde frissonna. Et quand, cent ans plus tard, les Geths perfectionnèrent leur technologie au point de défaire un dragon noir, le monde trembla. Fous de rage devant cet acte de rébellion, les Léavote déclarèrent la guerre à son peuple. Mais les Geths y étaient préparés. Pendant des années, leurs citoyens avaient déménagé dans les villes, recevant une éducation leur permettant de comprendre la beauté de leur peuple, ainsi que le respect des autres. Ils y avaient appris la nécessité de protéger les faibles, tout en travaillant pour la liberté et l'égalité. Les feux de l'industrie avaient brûlé sans relâche, les armes avaient été construites à la chaîne, les scientifiques adulés à chaque nouvelle avancée, et leur culture propagée à travers l'empire.

Le jour où la guerre fut déclarée, les armes sortirent de leurs cachettes, les drapeaux indépendantistes furent déployés, et une grande majorité des autres espèces se joignirent officiellement à leur cause.

Huit ans plus tard, après avoir participé à la conquête d'un territoire après l'autre, après avoir vu mourir sous ses yeux un nombre incalculable de soldats qu'il était venu à considérer comme sa famille, il se trouvait finalement devant le château des dragons noirs, leur dernier bastion. Léome l'avait déjà aperçu en photo, mais le voir de ses propres yeux était complètement différent. Du même noir que ses propriétaires, ses six tours, finissant en flèche denté telle une promesse de mort, atteignant les 3 500 mètres de hauteur. Après tout, il fallait bien ça pour loger les immenses reptiles.

Des milliers de projectiles de feu jaillirent du manoir, certains venant s'écraser à seulement quelques mètres de lui, entraînant, dans leur sillage, la mort et des hurlements de douleur. Il revint à la réalité avec un sifflement incessant dans les oreilles.

̶ Déployez la bulle ! ordonna le général de l'armée à l'aide d'un dispositif de communication.

Rodés à l'exercice, Léome et les autres millions de soldats brandirent vers le ciel, à l'unisson, une boule de verre emplie de brume. Des rayons en jaillirent, avant de se rencontrer au-dessus de leurs têtes, créant un bouclier énergétique. Celui-ci trembla au contact des projectiles de feu, mais tint bon. Des cris de victoire résonnèrent dans la bulle, avant de mourir aussitôt dans la gorge de ceux qui les avaient poussés.

Une forme venait de sortir du château et se dressait devant l'armée. Elle était si massive qu'elle cachait la lumière du soleil, donnant au jour un aspect de nuit, éteignant les espoirs des troupes en même temps que l'astre brûlant.

Le dragon noir, le plus grand que Léome ait jamais vu, se dressait devant ses yeux. Aucun doute, il s'agissait de Léava, l'empereur de la planète, source de cauchemar de tous les jeunes Geths et, même s'ils ne voudraient jamais l'admettre, de nombreux adultes également.

̶ Feu ! ordonna son commandant.

Aussitôt, d'innombrables rayons passèrent à travers la bulle, pour s'abattre contre le dragon.

Au désespoir de Léome, celui-ci rugit, non de douleur, mais de colère. De toute évidence, personne n'avait jamais osé l'attaquer de la sorte. D'un coup de griffe vicieux, il fit voler en éclat la bulle sur le flanc droit. En huit ans, c'était la première fois que celle-ci flanchait.

Mais, alors que le dragon levait de nouveau le bras pour abattre une autre partie de la bulle, cinq avions vinrent dans sa direction. Trop concentré à faire tomber le bouclier pour que son armée puisse de nouveau causer des dégâts, Léava n'y prêta aucune attention.

C'est alors que quelque chose de complètement surréaliste se produisit. Les cinq avions qui s'étaient contentés de s'écraser contre lui, ne produisirent pas une simple explosion, mais des réactions en chaîne, plus grandes encore que le dragon lui-même. Ensemble, elles formèrent l'image d'une balance.

Le souffle de l'explosion fut terrible, mais heureusement, la bulle tint bon. Ce n'était, par contre, pas le cas de Léava. Ayant pris l'explosion de plein fouet, il saignait abondamment.

Mais tandis que ses plaies étaient en train de guérir à vue d'œil, et qu'il était sur le point de se relever, une nouvelle salve d'avions Kamikazes s'écrasa de nouveau sur lui, pour atteindre le même effet. Du désespoir commença à se lire dans les yeux du dragon.

Trois bombes plus tard, Léava n'était plus qu'une énorme masse calcinée. Même ses subordonnés avaient péri dans le souffle de l'explosion. Cette fois, des cris de joie retentirent pour ne plus se taire :

̶ Vive la république Geth et loué soit la soeur ! cria Léome en essuyant une larme de joie sur sa joue couverte de cendre.

***

Très loin du champ de bataille, se trouvait une balance en argent dégageant une aura d'ancienneté si prononcée que chacun, en la voyant, ressentait instinctivement qu'elle était aussi vieille que l'univers. Elle flottait en orbite autour d'un soleil qui contrastait fortement avec le vide spatial qui l'entourait. Comparée à l'astre brûlant, la balance paraissait insignifiante, mais si l'on parvenait à la regarder de plus près, on pouvait y apercevoir un garçon et une femme, assis chacun sur l'un de ses deux plateaux.

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Entre ces deux personnes, se trouvait un échiquier géant composé d'innombrables cases, sur lesquelles se trouvait une infinité de figurines.

À l'exact moment où Léava, le dragon noir, rendit l'âme, une figurine lui ressemblant trait pour trait partit en fumée. La femme émit un sourire tout en caressant son ventre qui, à juger de sa rondeur, abritait la vie :

̶ Petit frère, je crois bien que tu viens de perdre une nouvelle manche...

Benel, le principal concerné, qui paraissait ne pas avoir plus d'une douzaine d'années, répliqua d'une voix aussi calme et angélique que son visage aux cheveux blonds et aux grands yeux violets :

̶ La seule chose qui importe vraiment est la victoire finale... La perte d'une ou deux pièces n'a aucune importance, grande sœur. Après tout, il suffit qu'une seule d'entre elles prenne sa destinée en main pour s'élever au-dessus de toutes les autres, afin que la victoire me revienne.

Batel rejeta immédiatement son raisonnement :

̶ La quantité prime sur la qualité, et possède en elle-même le potentiel d'obtenir sa destinée. Regarde ce qui vient d'arriver à la dynastie des dragons noirs, l'une des espèces les plus talentueuses et puissantes du système planétaire...

̶ La qualité et l'excellence sont deux choses différentes. Comme tu l'as dit, les résultats parlent d'eux-mêmes, et les dragons noirs appartenaient clairement à la première catégorie.

̶ Si tu veux vraiment parler d'excellence, il suffit de penser à père, à qui le vide a donné naissance en tant que préoccupation centrale de l'univers..., argumenta son frère. Et pourtant, notre père, qui possédait tous les pouvoirs, a décidé de donner naissance à des quantités d'êtres vivants, plutôt qu'à un seul omnipotent...

Ce débat s'était répété d'innombrables fois et n'aboutissait jamais à rien. Après tout, il touchait à la doctrine fondamentale des deux individus, l'un ayant pour idéal de devenir maître de la vie, et l'autre de la transcender. Pendant leur débat, d'autres figurines continuaient d'apparaître et de partir en fumée. Une zone de case enneigée, représentant une autre planète que celle des Geths, était d'ailleurs particulièrement active.

***

Fuir !

C'était la seule chose qu'Atrala avait en tête. Elle n'arrivait pas à comprendre comment elle en était arrivée là. La journée avait pourtant bien commencé. Comme tant d'autres avant celle-ci, elle s'était levée et avait aussitôt fait une prière à l'Équilibre, afin de remercier le Père de lui avoir permis de vivre un jour de plus. S'en est suivie une nouvelle journée de cultivation au sein de Serafine, un village tellement au nord du pays de Kerah, que rares étaient ceux qui connaissaient son existence. À cause du froid glacial qui régnait dans la zone, vivre ici aurait dû être impossible.

Mais heureusement, la Sœur leur avait prêté la compréhension de la nature. Grâce à celle-ci, leur patriarche avait instauré, sur une zone de plusieurs kilomètres, un climat assez doux pour que tous puissent se promener en simple tunique, et pour que le sol puisse fournir des récoltes tout au long de l'année.

Aujourd'hui, par contre, le froid était venu se rappeler à Atrala. Le ciel bleu s'était d'abord obscurci, puis des percussions avaient résonné, tel un tambour annonciateur de malheurs.

La source du bruit infernal ne tarda pas à faire son apparition : un nuage de tonnerre, si gigantesque que l'on ne voyait plus que lui, avait foncé droit sur le village. N'en croyant pas ses yeux, elle avait d'abord cru à un cauchemar, mais quand le patriarche du village avait foncé dessus, volant bravement vers le danger en libérant des salves d'attaques assez meurtrières pour faire trembler les dizaines de kilomètres environnants, elle dut se rendre à l'évidence : la réalité n'avait pas laissé place au rêve.

Malheureusement, les efforts du patriarche furent vains. Le nuage s'abattit sur le village, détruisant la barrière protectrice qui barrait sa route et, par la même occasion, la formation de chaleur qui bloquait le froid à ses portes.

Les premiers à mourir ne furent pas ceux sur qui le nuage fonça, mais ceux que le froid rattrapa immédiatement, tel un animal affamé, qui n'avait que trop longtemps guetté sa proie. Ce n'est qu'ensuite, que le nuage emporta avec lui les vies des derniers non Cultivateurs du village, que l'on appelait les Immobiles, et qui constituaient plus de soixante-dix pourcent de leur population. Ses parents en faisaient d'ailleurs partie, ainsi que sa petite sœur. À cette pensée, une larme coula de son œil gauche, et se transforma en cristal de glace avant même d'avoir atteint le sol.

« Click, click, click... »

Des bruits de chaînes résonnèrent dans l'allée où elle avait trouvé refuge, remplaçant de nouveau sa peine par de la terreur.

Fuir !

Elle courut dans l'allée, mais une lance de glace fonça droit sur elle, ne lui laissant d'autre choix que de stopper sa course effrénée ou d'être embrochée. Au prix de sa liberté, elle parvint à l'éviter de justesse, mais très vite, un barrage d'attaques jaillit dans sa direction, chacune lui effleurant la peau, ne laissant au passage que des traînées de sang et des fous rires qui résonnaient dans la ruelle. Atrala était passée de proie, à simple jouet.

Au bout d'un moment, elle ne put continuer, trop fatiguée d'avoir dû éviter les attaques constantes. Constatant cela, ses assaillants se dévoilèrent enfin. Ils étaient vêtus de fourrure noire à l'aspect tribal, certains portaient comme ornements des chaînes reliant entre elles des têtes. Elle en reconnut même certaines, dont celle de la fille de ses voisins, à peine âgée de quinze ans. Ils appartenaient de toute évidence à sa race, mais elle se refusait à les qualifier d'humains. Après tout, ils avaient clairement renié ce statut...

L'un d'eux arriva à sa hauteur et lui caressa la gorge avec sa lame. Ne pouvant en supporter davantage, Atrala décida de faire sauter sa source spirituelle, peut-être qu'avec un peu de chance, elle pourrait même emporter certains des assaillants avec elle. Mais avant même qu'elle en eût le temps, l'homme devant elle fit jaillir du vide un collier, et lui attacha autour du cou, avec une habileté qui démontrait que c'était un geste maintes fois mis en pratique.

Aussitôt, la mort, qu'elle considérait auparavant comme un dû, lui échappa. Le bandit l'attrapa par le collier, et la traîna avec lui pour l'emmener à la place centrale du village. Se sentant vide de toute dignité, la dernière once d'espoir qu'elle possédait s'éteignit à l'instant où elle vit le patriarche – l'homme fort du village, celui ayant atteint le stade d'existence de Miktsoane, le pilier sur qui le village se reposait – qui portait, autour du cou, le même collier qu'elle.

Il avait les yeux baissés, n'osant même pas regarder en face les autres villageois, et Atrala avouait qu'elle le comprenait au vu de son tortionnaire. Celui-ci avait un visage aux facettes multiples, qui lui conférait plusieurs expressions en même temps, comme si plusieurs images transparentes étaient venues s'interposer les unes sur les autres, affichant aussi bien de la joie que de la fureur.

Plusieurs heures de silence passèrent, apportant avec elles leurs lots de nouveaux prisonniers. Alors que la nuit était totalement tombée, et que le froid s'intensifia encore davantage, l'homme aux multiples facettes donna un coup de pied dans le dos du patriarche :

̶ Transmets-leur les directives, vieillard ! ordonna-t-il d'une voix aussi complexe que son visage.

Le patriarche parvint à se relever tant bien que mal, avant d'annoncer d'une voix tremblante :

̶ Mes amis, je suis désolé. Les colliers que nous avons autour du cou peuvent exploser au bon vouloir de ces bandits, et...

Mais avant même d'avoir pu finir sa phrase, le patriarche reçut un autre coup de pied, cette fois bien plus puissant :

̶ Appelle-nous encore une fois bandits, et je te montrerai ce que sont de vrais bandits, dit-il avant de cracher sur l'homme tombé à terre. Ce que votre crétin de patriarche voulait dire, c'est que, dorénavant, c'est marche ou crève pour vous. Obéissez-nous, et vous serez libérés une fois nos objectifs atteints. Rebellez-vous, et tous les membres de votre village en payeront le prix. En route !

Un moment plus tard, Atrala quittait le village dans lequel elle avait toujours vécu. Celui-ci brûlait désormais, au loin, à cause de flammes qui n'avaient rien de naturel. Avec le froid, cela aurait dû être impossible, mais elle avait compris que, désormais, sa réalité n'avait de toutes manières plus aucun sens. Trop fatiguée pour penser, elle se contentait de mettre un pas devant l'autre, regrettant que le Père lui ait permis de voir ce jour...

***

Alors que sur l'échiquier, une figurine représentant le village d'Atrala était en train de brûler, les deux joueurs arrivèrent à la même conclusion que d'habitude :

̶ Je te prouverai que c'est moi qui ai raison en faisant pencher la balance du bien et du mal de mon côté, déclara Batel, frustré de ne pas pouvoir faire entendre raison à son adversaire.

̶ Assez ironique, si l'on considère que tu comptes faire pencher le monde vers le mal en créant une espèce obsédée par la bonté et la justice.

̶ Le bien et le mal... Nous savons tous les deux que cette notion abstraite n'a d'importance que pour père.

̶ Seul compte le pouvoir..., répliqua-t-elle.

̶ Enfin une chose sur laquelle nous sommes d'accord, répondit son frère en souriant.

Pendant ce temps, dans un coin du plateau, une autre case recouverte de neige, très proche de celle d'Atrala, donna naissance à une nouvelle figurine, celle d'un jeune garçon bouclé, aux yeux gris levés vers le ciel...