L'ulcère né de nos assauts répétés contre la terre nous contenait. Les boutiques désertes qui l'encerclaient résonnaient de présences fantomatiques et belliqueuses. Nous avions saccagé les dernières reliques du passé et nous trimions à coup de pioche, hurlant et maudissant l'humanité toute entière. Les briques nous pleuvaient dessus des ruines fragilisées au-dessus de nos têtes et parfois une caisse enregistreuse se joignait au bombardement en répandant son shrapnel de pièces. Je portais mon casque et cette fois-ci elles ricochèrent.
- Cling, lança un de mes collègues.
Je levais les yeux vers lui en le découvrant pour la première fois. Ils étaient tous tombés. Ma maladie appartenait au passé, mais j'en étais le porteur originel. Il venait d'un quartier voisin afin de renforcer nos équipes et possédait des épaules musculeuses qui me cachaient le peu de soleil qui me parvenait au fond de ce trou noir qui aspirait mes journées depuis mon arrivée. Je me souvins alors de la première fois où je le vis sur une carte tendue par le coordinateur du Héron. Le cercle raturé en noir vers lequel je devais me rendre à ma première journée pouvait alors être un de ces dômes reconvertis en serres. Je le pensais... Après tout, mon expérience agraire parlait pour moi. Puis je me retrouva affecté à cette carrière, mais finalement j'avais déjà l'habitude de côtoyer des trous du cul. Ils se comptaient par légion dans la région et si notre nouvel arrivant n'en avait pas l'allure, je le soupçonnais d'en être un : tout au fond.
- Je vais bien, lui répondis-je.
- Espérons, ta pelle ne va pas creuser seule !
Je lui souriais, mais la rancœur naissait de cette mauvaise blague. Tous des cons. Aveuglé par ma propre sueur et le soleil rasant, à regarder avec malveillance cette pelle avec son manche enrobé de caoutchouc jaune et sa tête rafistolée par mes soins, je me mis à me demander combien de temps je la conserverais. « Assez longtemps » fut ma conclusion lorsque je la saisis pour pelleter les gravats dans le chariot. Mes bras ankylosés peinaient à me répondre, la fin de mon service n'aurait dû tarder à arriver et je l'attendais avec une impatience croissante. Chaque effort me plongeait dans une transe méditative et j'enviais les bienheureux occupés à tirer le chariot lorsque je leur en donnais le signal. Ils devaient trôner sur une montagne de pierres, persuadés de le mériter alors que j'édifiais un cairn titanesque en l'honneur de SIG. Oui, ça ils ne pouvaient pas me l'enlever même si j'étais le seul à concevoir la chose comme telle. Ils le détruiraient pour remonter mes travaux ailleurs, mais je le rebâtirais inlassablement et obtiendrais, l'espérais-je alors, mon pardon.
Un mec sauta de l'étage supérieur pour me rejoindre. Je l'ignorais sciemment. La relève arrivait et j'allais donc bientôt manger un bout avant de m'endormir dans ma tente vétuste. Je me sentais observé et n'aimant pas cette sensation me retourna franchement vers lui :
- Bientôt la fin mon ami ! me dit-il, puis éclatant de rire : je prends le relais. On va bientôt tourner.
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Je le remercia et jeta ma pelle. Il prit ma place et continua ce que j'avais commencé. La longue piste qui cheminait jusqu'à la sortie de la carrière m'épuisait rien qu'à la voir et aussi sortis-je de mon sac la bouteille que m'offrit l'inspecteur Brooks et qui me servait depuis lors de gourde. L'eau était tiède et pas aussi bonne que lorsque je la bus la première fois. J'en avala une gorgée et incapable de me focaliser sur le lointain, entreprit de lire l'étiquette en attendant que les forces me reviennent.
« Joyeuse marmotte, tu creuses ta maison et nous devrions en faire de même », souris-je à l'être plastifié. Une inscription sous sa petite gueule adorable me sauta aux yeux : 07/12/E44. J'essayais de me rappeler à quoi cela correspondait. Je me rappelais de l'existence de numéros de série, mais ils n'étaient pas coupés de barres et si je ne connaissais pas la date en dehors des saisons, j'étais à peu près sûr que nous étions en E62. Du moins, c'est ce qu'on nous avait lors du réveillon. Une date ? L'hypothèse émergeait en moi et me troublait. En E44 j'étais a priori né, compte tenu de mon âge, et les usines ne tournaient plus... Puis, cette lettre « E »... À quoi correspondait-elle ? « E »...
- Jolie ta bouteille, si tu n'en veux pas je te la récupère, lâcha mon remplaçant.
Bien que je l'entendis, lui répondre n'était pas ma priorité et je ressentis son dédain. J'en avais rien à foutre de ce qu'il pouvait penser et ne me sentais nullement redevable de son acte. La cloche sonna officiellement la fin de mon calvaire et la douce libération s'abattit sur moi. J'étais crevé et figé sur place, à moitié absent.
« Dans deux minutes, je monte » me dis-je. La cloche sonna derechef. Pour qui sonnait-elle ? Le carillon du paradis me déroutait. « Un peu plus de temps » et elle s'emballa. Mon remplaçant s'éloigna subitement du chariot et le tumulte qui me parvenait haut au-dessus de moi se noyait dans ma torpeur.
- Dégage pauvre con !
Un con, le qualificatif me convenait. Je me le pris en pleine gueule, mon esprit s'attardant plus que de raison sur celui-ci, ignorant l'ordre. Pourquoi me tirerais-je ? Le silence... Les pioches elles-mêmes s'étaient tues pour ouvrir la piste à la marmotte qui creusait son terrier. La rumeur lointaine s'amplifia, le brouillard auditif s'estompa. Les supplications terrorisées me parvinrent alors que je levais la tête pour voir mon soleil caché par un roc massif. L'ombre m'enveloppait et je vis l'unique incisive de la marmotte, j'apprendrais plus tard qu'un mineur avait brisé sa pioche et que c'est ce que je pris comme tel. Elle allait m'écraser et régler l'intégralité de mes problèmes, mais je devais encore les affronter. Avec le recul, je me dis que ça n'aurait pas été si mal : après tout la fosse était déjà creusée, ils n'auraient eu qu'à rajouter un peu de terre sur mon cadavre compressé. J'allais mourir. Croyez-le ou pas, le temps prend vraiment une épaisseur réelle dans ces conditions-là. Je me souviens avoir demandé à mes jambes fatiguées de m'éloigner du danger, aussi que je tournais en boucle. Je n'en sortis que parce que l'homme qui venait d'abattre le géant de pierre déboulait sur moi en serrant si fort le manche de sa pioche que si le bois avait été plus pourri, il aurait été irrémédiablement marqué. Comment avait-il dû être heureux de détacher ce putain de bloc avant qu'il ne se lance dans sa course létale... Il allait même le concasser pour le prochain et en le remarquant, je me dis que cela ferait moins de boulot pour le prochain pour peu qu'il daigne nettoyer mes restes.
Tout s'arrêta alors pour moi. Les premiers gravillons qui précédait ma marmotte m'atteignirent, un me frappa la tête et puis le néant... Impossible de dire si je m'extirpa in extremis ou si l'homme qui se ruait sur moi me poussa, mais je sais que j'ai bien roulé jusqu'à qu'une barre à mine plantée dans la terre ne me stoppe. J'en garde par ailleurs encore la cicatrice même si on ne s'y attarde guère quand on me voit... Ce n'est clairement pas la première chose que l'on remarque.