Novels2Search

Chapitre 6

La fermeture éclair formait le cadre d'un tableau des plus stupéfiants. Le soleil qui me vint de pleine face était rubicond. Carlsen me regardait, ses narines larges aspiraient mon air et je lui aurais bien dit de se tirer si je n'avais pas senti l'orage qui se préparait.

- J'ai compris, marmonnais-je.

Je ne voulais pas avoir à refaire cela. Je crois qu'il a été bon avec moi ce jour là car il me chargea d'entasser des sacs de gravats sur une brouette pourave et de la pousser jusqu'au terrain vague. Je passa la matinée à achalander l'exécution. Le brouillard me peinait dans mes efforts, rendant à charger des sacs de gravats et à les entasser sur le terrain vague. Le brouillard me peinait dans mes efforts, rendant les sacs glissants et si je parvenais à accomplir ma peine, l'effort m'éloignait de l'innocent que l'on s'apprêtait à massacrer.

Il a pourtant tué, devant tes yeux, me dis-je.

Je n'en suis toujours pas sûr. J'ignore qui a échangé le flingue et ce qu'il espérait, sans preuve j'accusais Hector sans savoir comment il avait pu se procurer un modèle assez similaire pour faire illusion. Le fait est que l'épuisement qui me gagnait m'apaisait. Lorsque le dernier sac venait d'être déposé sur la pile branlante, le soleil disparaissait derrière la ligne d'horizon du toit plat de l'ancien funérarium. Il me rappelait un sarcophage et je me demandais si le terrain vague avait autrefois accueilli un cimetière et si, sur les tombes brisées par les invisibles forces du temps, je me tenais. Bientôt ou un jour, je le rejoindrais.

- Sale journée, me dit-on.

L'inspecteur Brooks s'était joint à nous. Je m'étonnais de le voir les manches retroussées. La pelle qu'il tenait était encore salie par la terre. Il me tendit une clope que j’acceptai.

- On vous a convié ? demandais-je.

- Je me suis invité, admit-il après m'avoir allumé la clope. Le vol et la disparition... Le même jour, c'est étrange.

- L'enquête n'est pas terminée ? m'enquis-je.

- Enterrons-nous un voleur ou un meurtrier aujourd'hui ? Je n'aime pas faire d'erreur sur mon verdict.

Il se détourna et recommença à creuser la fosse qui accueillerait SIG. Évidemment, s'il participait il avait reçu la tâche la moins pénible. Je l'enviais et en même temps ne comprenais pas pourquoi il imposait sa présence. Il serait dispensé de participer à la lapidation de SIG, privilège de l'homme à la pelle : on ne creusait pas la tombe de sa victime.

J'essuyais la sueur qui me tombait dans les yeux du revers de ma manche et soupira :

- Vous n'avez rien à faire ici, lui dis-je.

- Peut-être.

Les pelletées de terre s'envolaient, apparemment aussi légères que le coton. Elles étaient pourtant pleines de flotte.

- Je suis à la bourre, grommela-t-il.

Je l'observais, ses muscles jouaient sur sa chemise tendue. Je commençais à saisir, le Héron rendait un dernier hommage à SIG avant de le flinguer. Je grimaça en saisissant les conséquences de ceci. Celui qui avait comploté contre SIG – mon cher Hector – le verrait mourir sans que son geste ne soit d'un quelconque intérêt pour lui. Nous allions mettre à mort un homme dont la seule faute avait été de tuer malgré lui.

- Vous avez fini ? me demanda l'inspecteur.

- Je crains que oui, soupirais-je.

J'avais amassé une montagne assez grande pour que SIG suffoque avant la première pierre.

- Je crois que moi aussi et ce n'est pas comme si j'avais le choix.

Il planta la pelle dans le sol et regarda en direction du portail. SIG menait la marche d'un funeste cortège. Il marchait très droit malgré la cagoule qui lui masquait les yeux et Carlsen qui lui enfonçait son canon dans la hanche. Le SIG originel qui lui valait son surnom – ou son substitut meurtrier – pendait à son cou et s'il réconfortait certainement le condamné, je ne pouvais ignorer qu'il n'avait été placé que pour l'humilier.

- Il est beau, remarqua l'inspecteur Brooks. Nous enterrons une erreur aujourd'hui.

Si je n'avais pas été épuisé par mes aller-retours répétés afin de décharger ma brouette, j'aurais rétorqué que la seule erreur se trouvait en sa présence. La foule de mes voisins suivit la procession et j'assistais, impuissant, à la dernière marche d'un homme que j'avais si souvent ignoré. Une tâche sur le paysage, si je peux me permettre cette macabre comparaison, que je rechercherais longtemps une fois qu'on l'aurait effacée.

Un des hommes de Carlsen dépassa le condamné et marcha d'un pas décidé vers moi. Il salua l'inspecteur Brooks et désigna les sacs :

- Il y en aura assez, me dit-il.

- Déjà trop, grognais-je.

Il soupesa l'un et l'emporta avec lui. L'inspecteur Brooks alla l'aider à disperser les sacs autour de la zone d'exécution. Je mis à contribution le temps qu'il restait pour édifier une série de cairns superflus. Personne ne s'était donnée la peine d'en monter avant l'arrivée du condamné tant sa culpabilité paraissait évidente. Je ne voulais pas qu'il meurt sans suspicion d'innocence, aussi symbolique soit-elle. Je n'avais pu monter de mon côté qu'une dizaine de cairns quand la procession arriva. De nombreuses mains guidèrent SIG vers la fosse. Il entra sans rechigner et je devais apprendre plus tard qu'on lui avait fait miroité un jeu d'enfer. Je me pinça la joue pour m'extirper de ce cauchemar, sans succès. Le brouillard surnaturel qui durait depuis le matin ne cessa pas et le fantôme qui gigotait dans son trou n'était que trop ancré dans le réel. La réalité à laquelle j'assistais était la mienne et j'allais participer à cette mascarade. Tout cela pour rien.

If you stumble upon this narrative on Amazon, it's taken without the author's consent. Report it.

Un de mes voisins qui transpirait l'éthanol, sans doute voulait-il se donner du courage, me confia qu'il avait encore du mal à le croire malgré les preuves accablantes et l'aveu obtenu. On n'avait même pas eu besoin de le torturer. Je ressentais une sourde excitation meurtrière qui pulsait des gens que je pensais connaître. L'indignation avait vite laissé place à la haine. « Il mérite tout cela » me dit-on ailleurs. Un représentant du Héron – de manière surprenante, il ne s'agissait pas de Terrence Brooks – nous demanda de nous approcher pour piocher dans un sac plastique avec cette connasse de marmotte. Je reconnus la mascotte d'une chaîne d'avant la guerre dont je connaissais l'existence car une se trouvait dans le village jouxtant ma ferme. Lors d'une de mes escapades adolescentes, j'y avais même découvert une boîte de conserve rouillée oubliée par les pilleurs. Elle était d'un cyan surprenant et les haricots qu'elle contenait avaient un goût surprenant qui me fit les jeter, évitant certainement le botulisme. J'associais systématiquement la marmotte à la mort depuis ce jour et je m'attendais à la retrouver ici. Quelle meilleure façon pour que nous puissions désigner celui à qui incombera de jeter la première pierre ?

Personnellement, je ne voulais pas devenir l'élu. Je n'étais pas sans ignorer que ce sentiment était partagé par certains de mes voisins, quant aux autres... Je préférais ignorer leur présence. Avec dégoût, je constata la présence d'adolescents habituellement dispensés de ces affaires qui furent les premiers à piocher. Le représentant du Héron n'était pas un parfait connard. Je n'avais reçu qu'une éducation sommaire, bien que le village voisin au mien disposait alors d'une école fonctionnelle, mais j'étais assez au fait des probabilités pour saisir que plus nous avions de boules en jeu, moins nous risquions de sortir la fatale. Évidemment, les gamins ne piochèrent pas la noire, ni même la dizaine d'adultes qui suivirent et qui comptaient parmi les aînés. Je nota à ce propos qu'Hilde Carlsen n'avait pas été invitée à participer au meurtre communautaire et se tenait à l'écart. Le Héron ordonnait, mais ne tuait pas directement et ses suppôts bénéficiaient d'un traitement privilégié.

Je devais avoir l'air particulièrement mal en point car on me dit que je n'aurais qu'à viser à côté. En me retournant, je reconnus le voisin qui s'était interposé entre le forgeron belliqueux et le marmiton le lendemain du vol. Il attendait, tout comme moi, que le Héron vienne à lui pour l'inviter à piocher.

- Espérons que je n'ai pas à lancer la première. À cette distance, un manqué me ferait embarqué pour insubordination par Carlsen.

- Vous n'êtes pas un milicien.

- Il ne fera pas la différence, assurais-je.

Il me donna une tape compatissante sur l'épaule et s'il avait raison, je ne pouvais répondre à ce bienveillant inconnu que même si je ne souhaitais piocher la boule noire, je la balancerais aussi fort que possible. Avec de la chance, je l'assommerais et au pire je le tuerais. Dans tous les cas SIG était foutu.

Hector, t'es vraiment le roi des cons.

Au matin, j'avais cru le voir. Il avait profité du tumulte dans le mess pour s'enfuir et maintenant me fuyait. Pour ce que j'en savais, cette enflure avait réussi à se faire embaucher à la récupération pour ce jour funeste. En règle générale, je n'enviais personne qui s'aventurait – sous bonne garde – dans la forêt pour ramasser les cadavres laissés aux créatures, mais ce jour-là... Je me disais que j'aurais bien mis la main à la pâte pour une fois.

- Aucune foutue différence, lui dis-je une dernière fois en regardant l'inconnu dans les yeux.

Je me détourna de lui en entendant les pas impétueux du représentant. La joyeuse marmotte se trouvait devant-moi, les joues gonflées par la malice et étirées en un sourire sadique. Un bon tiers des mains étaient passées par son ventre repu lorsque je le fouilla à mon tour. Les boules roulèrent contre mes doigts marqués de cloques, je tentais sans succès de lire le chiffre inscrit par mon seul toucher et sentais l'impatience grandissante de ceux qui suivaient. L'un d'entre eux me suggéra de bouger et je l'écouta. La boule sous mes doigts ne me parut pas plus mal qu'une autre et je la retira du sac. Au début, je crus que mon ombre portée la teintait de bile ou alors était-ce mon estomac révulsé qui saturait le monde de noir ? De la surprise jaillit de ma gauche, du soulagement de ma droite, de l'extase des mètres plus loin :

- Félicitations Larsen ! applaudit Carlsen.

- Je suis vraiment navré, dit-on dans mon dos. Personne ne le veut.

Ces derniers mots provenaient de mon charmant voisin. Je regrette encore aujourd'hui de n'avoir jamais connu son nom alors s'il me lit aujourd'hui : « Merci ». Carlsen qui jubilait déjà se renfrognât sans avoir manqué de me considérer avec hauteur. Il s'éloigna et s'empara d'une poignée de cailloux dans la pile dont j'étais à l'origine : de la mitraille, douloureuse et peu létale.

- Une enflure, remarqua simplement le voisin qui lui aussi se dirigea vers la pile.

Il m'abandonna et je me tenais connement au milieu d'une foule toujours plus distante. La foutue boule noire prenait du poids, aussi bien métaphoriquement que réellement, et je dus la lâcher. Mon réseau sanguin approchait le seuil critique de l'hypertension, ma vue se floutait et les tremblements commencèrent. Pour les vivants, je n'existais plus. Je marchais dans l'ombre de la Mort et serait son représentant sur Terre. Je ne pouvais, mais je devais. Avec lenteur, je me dirigea vers le parpaing déposé le matin-même à la base de ma pyramide mortelle et l'agrippa. Le poids de mon œuvre – et de mon âme – me peinait pour l'extirper, mais j'y parvins. Des barres d'acier jaillissaient de celui-ci, telles les canules du vampirisme citoyen qui se nourrirait de cette épreuve, et me meurtrissaient les mains.

Par le passé, on m'avait expliqué que ce n'étaient que des moments de vie et si je maudissais le fait qu'il en soit ainsi, je le concevais. Ils fêteraient la disparition de SIG et de son cadavre putréfié jaillirait les étincelles du bonheur futur. Tout le monde se foutait de lui. Tout le monde le haïssait. Je ne pouvais me résoudre à les suivre, il était bien plus qu'une cible au milieu du cercle. Le représentant du Héron me fit signe d'approcher et m'autorisa à me lancer, me chuchotant qu'on avait laissé croire au condamné à un jeu afin qu'il ne s'affola pas dans l'attente de sa mort. Je me rendis au limes du vivant, le pied droit mordant la corde tracée, et arma mon bras. Je découvrais que mes forces n'étaient pas encore totalement revenues, foutue maladie dont je m'étais débarrassé mais qui me laisserait des souvenirs pour un long moment.

- Dégomme-le ! hurla-t-on pour m'encourager.

- C'est comme le jeu de la taupe, m'assura-t-on. Ne le loupe pas !

- Pareil ! s'exclama un SIG encore joyeux.

« Pareil ». Ce n'était pas pareil SIG. J'avais beau m'imaginer des têtes encasquées, méthodiquement frappées par des bourreaux en couche-culotte, mais je ne parvenais pas à me retirer de cette réalité. Une misérable taupe. Je ne parvenais à voir qu'une marmotte bienheureuse et si je parvins à rassembler assez de force pour l'éclater, la trajectoire que j’insufflai au parpaing n'était pas bonne. Je n'ai peut-être pas voulu le tuer. Le parpaing frappa le flanc de la tête de SIG et ce poids digne de tuer se brisa un mètre plus long. SIG lâcha une exclamation surprise et indignée, il n'allait pas tarder à hurler. Le sang teintait sa cagoule. J'avais manqué mon unique coup, ma seule rédemption. Sous les pleurs de SIG, la brume matinale envahit mon système nerveux. Je n'étais plus.

Le souffle qui me réchauffa la nuque était celui de Carlsen :

- Il était dans le collimateur du comité, m'apprit-il. Il aurait été exilé... Meurtre ou pas. Crevé dans tous les cas. T'es vraiment le dernier des cons Peter Larsen.

Et il balança sa mitraille qui fractura le nez de SIG. Les sanglots s'arrêtèrent :

- Pauvre crétin, conclut-il. ASSASSIN !

- Pitié ! s'écria SIG.

La contestation discrète se répandit dans la foule. Carlsen se cacha derrière ses gars, mais ce n'était pas tant pour l'appel à l'aide du condamné que par son geste délibéré. Le représentant du Héron appela à ce que l'on continue l'exécution par respect pour le coupable, déjà souffrant. Je fus surpris lorsque l'adolescente, qui s'était pourtant opposée aux miliciens lors de l'arrestation, s'avança la première et balança une pierre qui défonça la mâchoire de SIG. La vision de son bras fluet et constellé de tâches de rousseur ne cesse de me hanter. Un coup de vent aurait suffit à la faire choir. Je reste encore persuadé aujourd'hui que la fin de nos existences marque le retour au rien, mais quand elle s'enracine dans l'âme de ceux qui en sont témoins, la réalité diffère. Cette gamine n'avait rien demandé et ses regrets seraient pour toujours siens.

Peter Larsen, vous n'êtes qu'une enflure. Je regrette de ne pas avoir dénoncé Hector, bien que je ne pouvais alors savoir ce qui adviendrait par la suite.