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Le Camp [French]
Chapitre 11

Chapitre 11

Les pales du ventilateur renvoyaient l'éclat maléfique de la lune qui filtrait par les stores. Ils ne cessaient de tournaient, me harcelant de leur vrombissement qui me rappela celui d'un essaim de guêpes. La ruche s'activait et me guettait. Je la surveillais avec méfiance et, aussi, reconnaissance. Elle me détournait de la lancinante pointe qui torturait mon bras inutile.

« Tourne, tourne, petit moulin » pensais-je. Comptine enfantine, j'en étais réduit à ce stade. Mes membres inutiles, une couche au cas où... Je crois que je me dissociais de qui j'étais et de qui je serais pour commencer à accepter cette renaissance. Je préférais la première version de Peter Larsen et elle disparaissait... Disparaissait dans les souvenirs ténus de mes capacités passées, en même temps que le sommeil me frappait très tard dans la nuit.

Je me rappelle d'avoir trouvé que le ventilateur ralentissait enfin, comme plongé dans un bain d'huile, puis plus rien... Par contre, je me souviens parfaitement de la suite. Les lumières s'étaient allumées et une sinistre sirène emballée. Dans la brume d'un réveil trop brusque, je me cacha sous les draps alors que les pas précipités de ceux qui fuyaient la clinique et le cliquetis des déambulateurs affaiblis par le temps me parvenaient. Peu à peu, je prenais conscience de la gravité de ma situation. Le bâtiment n'était pas plombé et j'étais seul, abandonné dans ma chambre. J'attendis malgré tout que l'on vienne à moi, espérant que l'on daigne me jeter sur une chaise roulante pendant que je me focalisais sur les phosphènes qui dansaient devant moi. C'était mieux que de m'abandonner à la terreur, mais rien n'arriva.

La sirène se calma, puis se tut. Mutilé, avec pour seule compagnie mon cerveau qui hurlait, je me retrouvais seul. J'allais être dévoré. Peut-être... L'occasion de vérifier si mes théories sur le temps de survie en extérieur et découvrant, en même temps, que j'en avais aucune envie. Maîtrisant la douleur, je parvins à me retrouver en position assise, haletant comme un clébard et le cœur partagé entre effort et effroi.

- Quelqu'un ? demandais-je au vide.

Je ne dépendais que de moi. Qui étais-je pour avoir cru que d'autres me suivraient ? Je me laissa glisser jusqu'à que mes pieds rencontrent le linoléum qui, par sa saleté, accrochait. Mes jambes privées d'exercice peinaient à me supporter et chacun de mes pas me donnaient l'impression de traverser une étendue d'eau stagnante, remplie d'algues qui agripperaient mes chevilles et tâcheraient de me faire rejoindre le fond. Dans la pénombre, je distingua une sorte de chaise sur roulettes, sans assise et démesurément haute, dont l'usage m'était mystérieux. Peu m'importait, car elle s'avérait idéale pour l'éclopé qui vous narre ce moment et je m'appuya dessus de mon bras valide. Aidé par mon assistante sur roulettes, je parvenais relativement bien à combler ma déchéance physique et si mes pas s'avéraient craintifs, ils devenaient toujours plus impérieux : guidés par mon désir de survie.

- En route, mauvaise troupe, me murmurais-je pour me rassurer.

Le cortège mutilé avançait lentement, mais sûrement. La viscosité relative du temps m’écœurait plus qu'elle ne m'inquiétait. Tout paraissait figé et je ne parvins à me débarrasser de cette impression qu'à la vue de la porte qui s'agrandissait au rythme de mes pas. Je finis par l'atteindre et elle s'ouvrit sans résister sur un couloir déserté. Les lumières n'avaient pas été éteintes et la fée électrique, malmenée par les décennies, m'auréola de son aura blafarde. Je nageais en elle, longeant les fenêtres fumées qui m'empêchaient de concevoir les locaux dans lesquels je me trouvais prisonnier. Je pouvais aussi bien être au rez-de-chaussée qu'au millième étage encerclé par les rôdeuses, paré à sauter par-dessus bord et attendant que l'impact ne m'enterre sans plus de cérémonies. J'ignorais combien de temps ma chute durerait avant que je n'atteigne la rue, si elle existait et si j'existais encore. La clinique du camp vous digérait, sa vocation n'était pas tant de vous sauver que de vous empêcher de nuire à la survie d'autrui et elle rendait tout être sain dément. Je commençais par ailleurs à douter de ma santé mentale : évoluais-je encore sur Terre ? Les lieux imbibaient ma psyché comme d'un songe éthéré alors que je passais du linoléum de ma chambre au parquet du couloir. Les lattes craquaient et une menaça de s'effondrer sous moi. Je grimaça en me promettant de ne pas me casser la gueule ce qui fonctionna. Je ne pouvais faillir à la promesse lancée à l'être qui m'importe le plus. Pétri par la certitude que je tiendrais, j’accélérai la cadence jusqu'à rencontrer un chariot abandonné qui de loin m'effraya car je ne pouvais deviner les intentions de cet être inanimé. Rassuré en découvrant qu'il ne contenait que des flacons encore scellés de fabrication nomade, mon esprit se mit à déambuler dans leurs contrées lointaines. Possédaient-ils un laboratoire ? Nous n'en avions pas, évidemment, mais j'étais bien content qu'eux oui. Je me mis à examiner les flacons, bienheureux de découvrir que la Marmotte ne me souriait pas sur ses derniers. Les formules magiques s'enchaînaient et je m'arrêtais sur la pénicilline que je glissa dans ma blouse de patient. Je faisais un bien piètre voleur, mais je ne pouvais m'empêcher de passer à côté de l'occasion de sauver mon bras si une infection se déclarait et qu'on se décidait à m'amputer plutôt que me soigner. Connaissais-je seulement les doses à prendre ? Non. Est-ce que je m'en foutais ? Assurément et aussi la sensation du flacon contre mon abdomen me rassura. Il agissait sur moi comme une amulette magique. Bien évidemment, il ne m'aurait pas protégé d'une attaque de créature, mais avec lui ce qui me restait de peur disparaissait comme si rien de ce que je vivais n'existait.

Confiant en mon éternité, je posa ma canne de fortune sur le chariot pour la remplacer par ce déambulateur de luxe. Les roues ne coopéraient pas, mais c'était mieux et je respirais d'aisance en progressant rapidement jusqu'à l'enseigne verte qui marquait la fin du couloir. Un homme pressé prenait la porte et le signe était assez évident pour qu'un autre, démuni des codes d'une époque disparue, comprenne qu'il indiquait la sortie. Je repoussa la porte de mon chariot et me retrouva dans une cage d'escalier bétonnée qui me semblait être un ajout plus récent que le corps principal de la clinique. À regret, je dus me débarrasser de mon déambulateur et reprendre ma canne que j'écourtai au maximum en la décomposant en un tube unique. Je me mis en crabe, la rampe se trouvant du côté de mon bras défectueux, et plaquant ma canne contre le plastique d'antan, entrepris ma descente. Chaque marche me donnaient un coup dans les côtes et je ressentais une vibration désagréable qui remontait jusqu'au sommet de mon crâne. Plus d'une fois j'eus l'impression de poser un pied dans le vide et de chuter.

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- Je vais tomber et personne ne sera là pour me recouvrir de terre, plaisantais-je.

Je ris à ma charmante compagnie en descendant d'un étage. Il en restait un autre, mais je supposais, à raison, qu'il s'agissait là d'un sous-sol menant vers le « bloc opératoire ». C'est en tout cas ce que proclamaient l'écriteau sous le petit bonhomme qui remontait les escaliers. Étrangement, je résistais à ma curiosité et ne descendit pas explorer ces contrées autrement plus onirique qu'une clinique que ne pouvait plus l'être. Ma fuite, comme ma survie, restaient mes préoccupations prinxcipales et je continuais à suivre le bonhomme. Le couloir du bas ressemblait à celui du haut. La première pièce que je rencontra était libre, occupée par un lit encore fait. Un petit poste radio – sans utilité depuis qu'il n'y avait plus d'ondes et que l'électricité était rationnée – trônait face à lui et je devais apprendre, plus tard, qu'il s'agissait d'une chambre de garde. Habituellement, un docteur l'occupait, mais je doutais que cela fut le cas cette soirée-là... Ni les soirées précédentes. Personne ne se souciait des incapables dans mon genre, voilà l'horrible vérité du camp que j'appréhendais sans l'accepter.

Je dépassa la chambre vide, d'autres s'enchaînaient parfois avec la porte fermée, parfois ouverte. Dans l'une d'entre elle, les draps gisaient au sol et je songeais à ce compagnon maladif qui avait pris la fuite. J'imaginais le remue-ménage dans les locaux quand l'alarme sonna et combien de temps s'était écoulé avant que je ne me décide à me lever et à me risquer à l'aventure. Le bonhomme continuait son chemin. Je me retrouva bientôt perdu car il n'existait alors plus traces de mon issue. Je suppose, avec le recul, que la loupiote était morte ou alors que je rêvais réellement.

Il n'en demeure, que ce que je découvris au fil de mon errance clinique me laisse, encore aujourd'hui, perplexe. Je me mis à explorer à l'aveugle ma prison et finit par atteindre une salle d'attente, mais nulle trace de la désirée liberté. Dépité, et surtout fatigué, je marquais une pause sur une chaise en plastique. Le silence n'était pas aussi glaçant ici parce que j'entendais la respiration saccadée d'une locomotive qui commençait à manquer de vapeur. Je parvins à faire taire la machine et regarda autour de moi. Une porte coupe-feu, habituellement fermée, était ouverte sur un couloir éclairé par une discrète ambiance bleutée. Je pus lire qu'il s'agissait de l'aile dévouée à la maternité et, en l'absence de mon ami vert comme en étant attiré tel un vulgaire insecte, je me décidai à me lever pour l'explorer. Je n'imaginais pas une créature presser un interrupteur.

J'atteignis la source lumineuse en peu de temps. Les rideaux tirés sur les vitres m'empêchèrent de voir à l'intérieur, alors j’entrai. L'environnement inhabituel qui se présenta à moi me plongea dans un état tiers : j'étais déjà dans le second. Difficile de croire encore en mon éveil en découvrant l'alignement de berceaux. Les naissances ne se soldaient que rarement sur des moments heureux. Les soins prodigués ne suffisaient à sauver les nourrissons rendus malades par nos sangs viciés. J'avais déjà vu dans ma campagne natale des nourrissons abandonnés dans les caniveaux à la découverte de leur difformité. Nous les ignorions en allant jouer vers le lac. Pour d'autres, les enfants signifiaient le renouveau, mais pour la plupart... Pour la plupart ces berceaux n'étaient que des tombeaux en devenir qui dans l'instant braillaient sans interruption. Je m'approcha du plus proche pour me pencher par-dessus et vis les billes noires emplies de terreur qui me fixèrent. Les petits bras se tendirent vers moi, je me recula. Le nourrisson n'en était pas un, il devait avoir entre cinq ou six mois.

- Qu'est-ce que tu fous ici ? lui demandais-je.

Il ne me répondit pas. Je le regardais de loin et remarqua que la plupart des berceaux étaient occupés. Sans avoir à les voir, je me doutais qu'aucun enfant ne venait de naître et cela me glaça le sang. L'éthérée rêverie devenait sombre cauchemar. Mes pieds glissèrent en direction de l'entrée, soudainement pris par un sentiment de danger que je ne parvenais à bien discerner. Un berceau se renversa à l'autre de la pièce et mécaniquement, comme si mes foutues cervicales étaient encroûtés de rouille, je tourna mon cou dans cette direction. Accroupie, je ne vis d'abord qu'une boule de poil. En me concentrant, je vis que les poils tombaient par pelletées entières et dévoilaient une peau grise et striée de canyons insondables. Malgré la distance, je percevais sans problème les rivières rouges des victimes dont la créature se repaîtrait. Terrorisé, je me tassa dans un coin, conscient de ma faiblesse alors que je vis la prochaine de ses victimes suspendue au-dessus de sa gueule démente. Il suçota les fins cheveux de l'enfant, puis planta ses crocs dans le crâne mou. Je ferma alors les yeux pour les rouvrir sur le cadavre inanimé aux pieds d'une créature qui attrapa de ses longues griffes sa propre pupille. Elle en arracha un film putride et laiteux. Je comprenais, dans un sursaut d'espoir, qu'elle ne me voyait pas puis, avec désespoir, que mon corps ne m'obéissait plus. Elle parut se rendre compte d'une anormalité dans la pièce et renifla profondément.

Je ne suis pas là, je ne l'ai jamais été, je suis dans mon lit, dans mon nid, me récitais-je comme un mantra. La créature ne l'entendit pas et elle m'oublia, recommençant à s'exfolier méthodiquement. Je me mis à me traîner jusqu'à la sortie sans la quitter des yeux. Les couches de peaux mortes s'accumulaient autour d'elle en révélant ce qui se cachait sous la fourrure : un humanoïde portant à son bras un tatouage... Un tatouage que je ne remis pas sur le coup, mais que je m'efforçais à fixer en reculant car il restait la partie la moins affreuse de la chose. Le monstre grogna et détourna son visage hideux par moi :

- Il y a quelqu'un, dit-il d'une voix étrangement douce. Il ne devrait pas.

Il s'éloigna du cadavre qui ne se releva pas pour le suivre. Je me souvins alors des dires de l'inspecteur Brooks à propos des créatures juvéniles. Je détalais à toute allure, parvenant à me relever malgré ma patte folle pour m'écrouler pitoyablement deux mètres plus loin. Je parvins à réprimer mon cri, mais mon souffle coupé court l'approchait en terme de volume. L'être dément me regarda pour la première fois franchement et me sourit d'une bouche pleines de canines humaines. Il s'approcha de mon corps incapable de se relever malgré les injonctions de l'adrénaline qui pulsait dans ses moindres recoins. Je crus m'évanouir – je le souhaitais – pour me réveiller dans ma chambre et découvrir que tout n'était qu'un rêve. Pourtant, la réalité de la créature ne pouvait être alors contestée. J'ignorais de quoi il s'agissait, ce dont je me souviens c'est de sa fétide odeur d'homme et de ses yeux devenus égaux aux miens quand elle s'agenouilla à mes côtés pour me contempler. Le pelage avait disparu et l'arrête d'un nez apparaissait au milieu de son visage.

- Les rêveurs se perdent parfois, me dit-il en sniffant pour libérer les conduits reformés.

Il leva sa main et si les griffes ne se rétractèrent pas, elles se muèrent en ongles d'une extraordinaire longueur. Je vis de plus près le tatouage : le Héron, évidemment.

- Vieilleries et rêveries se rencontrent parfois. Les arbres s'étoffent et s'étiolent, la sève s'assèche mais toujours revint... Un songe, voilà tout.

La métamorphose continuait et m'ensorcelait. J'aurais pu croire en un homme véritable sans l'iris rougeoyant qui me flinguait et son rajeunissement visible. Les couches superficielles continuaient de tomber. Il ne les arrachait plus car elles se renouvelaient trop rapidement pour lui en laisser le besoin. Lorsque je perdis conscience, il devait avoir dans les douze ans et depuis cette nuit j'ai une peur bleue des gamins. Je vomis à la vue d'une couche et me lance dans une crise d'hystérie à la première comptine venue. Ça et mon bras, rien de bien drôle n'est sorti du camp.