La lame ébréchée entre mes doigts se targuait de la même symbolique qu'un éclat de silex. Elle remontait aux temps où tout allait assez bien : celui de la joyeuse marmotte. Je la fis glisser sur ma joue en m'observant sombrement dans le fond de ma casserole en cuivre poli. Mon rasage s'apparentait à un rituel, une méditation hors du temps que j'appréciais tout particulièrement car j'oubliais tout de ma réalité.
Je saigna. La respiration dans mon dos et l'ombre qui me recouvrait me priva de ma quiétude matinale. Sans que je ne l'entende, l'inspecteur Brooks s'était profilé jusqu'à moi. Il mésinterpréta ma maladresse, croyant que je voulais le saluer, et leva la main en réponse. Lorsque je me retourna, il grimaça en se caressant sous l'orbite, en miroir à mon estafilade.
- Désolé, il semblerait que je vous ai surpris, me dit-il.
Je le maudissais en découpant un morceau de tissu d'un ancien pantalon que je ne gardais qu'à ce but et que j’appliquai sur ma plaie.
- Ce n'est rien, répondis-je.
Remarquant que le tissu que j'utilisais était sale, il fouilla dans sa poche pour en sortir un mouchoir en tissu immaculé :
- Une nouvelle dotation et je n'ai pas d'allergies. Prenez-le, m'invita-t-il.
- Mon visage est déjà crade, répliquais-je.
Je pris quand même le mouchoir et le glissa dans ma poche.
- C'est toujours ça de pris pour la prochaine fois.
Il me sourit en levant son pouce. Je le trouvais presque sympathique et m'étonnais de le voir. Pourquoi lui et pas un autre ? Maintenant je sais : le Héron maintenait une relation de confiance en maintenant ses représentants dans les secteurs déjà visités. Il s'assit sur le trottoir crasseux à mes côtés, insouciant de son costume noir qui ne saurait le rester.
- Il fait froid ces dernières nuits, commença-t-il.
- Le temps est humide.
Il leva les yeux sur un ciel dégagé puis désigna les restes de mon feu de camp. Je craignis connement qu'il se mette à le fouiller et découvre la lettre que je venais de brûler. Le foyer était encore chaud, sans être brûlant, et il s'empara d'une boîte de sardines qui n'en contenait plus depuis des décennies :
- Vous apprendrez que ça ne brûle pas, me dit-il sur un ton suffisant.
- Trop de ragoût à la cantine, expliquai-je. C'est rare, mais il faut bien le réchauffer.
- J'imagine.
Il gardait la boîte en main et la reposa. Je résistais plutôt bien à la chaleur, mais même moi je me serais cramé. Il dégaina une de ses clopes qu'il alluma avec un Zippo, ma foi en bon état malgré son âge. Étonné, je lui demanda s'il restait encore de l'essence dans ces machins et il me répondit :
- Il n'en reste pas dans, mais pour. Par contre, allez chercher une pierre à feu... Quand la mienne sera morte, ça sera la fin du petit. Vous en voulez une d'ailleurs ?
Il me tendit une clope que je refusa en me penchant pour attraper mes godasses, histoire de lui signaler subtilement que j'allais me tirer.
- Vous êtes pressé ?
- Je dois embaucher.
- J'ai déjà arrangé ça, vous pouvez rester un peu.
Il aspira longuement sur le filtre et tapota les cendres sur mes papiers calcinés. Comme allume-feu, ils étaient parfaits et j'étais chanceux qui ne remarqua pas l'absence de combustible plus durable.
- J'aimerais venir pour vous saluer, mais je n'apporte que des mauvaises nouvelles, m'admit-il.
J'aurais dû m'en douter car le noir de sa veste, pas encore sali par la poussière, et son teint extraordinairement pâle, ne n'éloignait guère de l'idée que je me faisais de la Faucheuse. Évidemment, il ne pouvait porter que des mauvaises nouvelles et j'appréhendais celle qu'il allait m'annoncer. J'oubliai mes godasses pour me concentrer sur son crâne démesuré, tâchant de mettre de côté l'anxiété qui gonflait.
- Je ne peux pas tomber plus bas, dis-je.
- Alors, dans ce cas... Je dois vous apprendre que votre ami a déserté.
Unauthorized usage: this tale is on Amazon without the author's consent. Report any sightings.
Il me considéra avec une intensité qui me fit frémir comme s'il tentait de lire en moi.
- Hector ? Il est mort ? blêmis-je.
- L'encadrant l'a manqué quand il a pris la fuite. Vous connaissez le règlement... Nous enquêtons encore, mais n'ayant jamais eu à abattre quelqu'un jusqu'à présent, nous pensons qu'il a volontairement manqué sa cible.
Un soupir de soulagement jaillit de ma bouche autrement crispée. Je n'avais jamais saisi en quoi quitter le camp relevait du crime capital. Une atteinte à l'humanité en la laissant à son sort ? Les chances de survie dans les bois étaient pourtant infiniment plus élevées que celles d'une rencontre charnelle avec une balle de fusil. L'inspecteur Brooks me considéra avec amusement :
- C'est un acte criminel, mais je note votre soulagement et l'entends.
- Pardonnez-moi.
Le mégot porté à ses lèvres approchait dangereusement du filtre. Il le retira de sa bouche pour l'écraser sous ses pieds, tâtonnant sa veste à la recherche du paquet pour s'en sortir une autre.
- Je ne devrais pas. Paraît que ces saloperies filent la mort, mais ce n'est pas comme si nous ne la côtoyons pas.
Il partagea avec moi la fumée cancérigène. Il réfléchit un instant en regard passer un nuage et me lâcha un surprenant :
- Pourquoi est-ce que la désertion est interdite ?
- Je l'ignore... Nous ne pouvons abandonner les nôtres à notre sort ? L'égoïsme doit être sévèrement réprimé pour que nous tenions, tentais-je ce qui lui soutira un éclat de rire.
- Pouvons-nous réellement retirer un tel élément de notre définition en tant qu'humain ? Expérimentons-nous autre chose que notre propre réalité ? Nous ne nous rassemblons pas pour l'humanité, mais pour les affamer. Avez-vous vu une des créatures qui errent dans la forêt ? Vous respirez encore donc je peux en déduire que ce n'est pas le cas. J'en ai vu des mortes... Un nombre considérable. Elles sont humanoïdes, dénuées de toute pilosité. Leur chair est presque inexistante, translucide et les ongles ont été altérés jusqu'à ressembler à des lames. Certaines ont des crocs capables de broyer des thorax. Nous ne savons que peu de choses sur leur mode de vie sinon qu'elles se fondent sous les feuilles en putréfaction le jour et, réveillées par un marcheur inconscient qui découvre qu'il ne vivra pas le prochain printemps, se réveillent. Les nuits, elles sortent pour attaquer en meute : à la recherche de proies humaines. Elles ne sont pas dépourvues d'intelligence. Les excursions menées par le Héron les maintient au calme, dans leurs territoires. Les enfants qu'il enlève pour les élever au rang de guerrier sont modifiés à cet effet. Nul individu biologique n'est susceptible de les vaincre. Est-ce que vous comprenez ?
Je hocha la tête en guise de réponse et il continua. J'étais, malgré moi, fasciné.
- Le pari est qu'un enfant sauvera plus de vies qu'il ne pourrait en créer par lui-même. Néanmoins, nous ne parvenons à maintenir une courbe démographique haute et sans apports génétiques extérieurs, l'humanité disparaîtrait totalement.
- Il reste les nomades, fis-je remarquer.
- Ils ne sont pas humains, m'assura-t-il avec franchise. Qu'est-ce qui se trouve entre leurs jambes ? En avez-vous vu un nu ?
Je l'ignorais et triturais mes mains comme un enfant impatient qui attendait la suite. Les nomades que j'avais rencontré se trouvaient systématiquement affublés de drôlesses de tenues qui ne parvenaient à cacher leurs jambes brisées en des angles étranges.
- Jamais. Non, ô grand jamais !
- Moi non plus, ils m'intriguent... Mais ne nous éloignons pas du sujet. Nous sommes les derniers humains et deviendrons des créatures avilies si rien n'est fait... Je vais vous confier un secret qui n'en est pas vraiment un, mais que personne ne veut entendre. Les Anciens sont au courant, certains d'entre vous aussi... Il suffit de demander. Qu'est-ce qu'une créature ?
Des secrets par milliers habitaient le Héron. La rumeur de l'un d'entre eux exposé à notre vue m'interpellait.
- Je n'en sais rien, mais dîtes-moi, le priai-je sans savoir si je souhaitais l'entendre ou non et le sourire carnassier qu'il afficha me déplut.
- Les créatures sont des vampires. Ne vous méprenez-pas, elles ne sont pas comme celles de la littérature. Elles ne transforment pas le mortel en sanguinaire prédateur, mais se contentent de le tuer. Une fois mort, elles infectent le cadavre qui se retrouve enlisé dans un cocon, une chrysalide certains disent. Lorsqu'elle se dissout après des pluies répétées, une nouvelle forme de vie en éclot. Voilà la vérité Larsen : nous affrontons des cadavres déshumanisés. Contrairement à ceux de la littérature, elles ne transforment pas le mortel en assoiffé de sang, mais le tuent. Elles infectent le corps encore chaud qui se retrouve enlisé dans un cocon avant de renaître sous leur forme. Les créatures que nous affrontons sont des cadavres contaminés, voilà la vérité Peter. Un corps froid ne peut être infecté et... Je crois que vous comprenez maintenant pourquoi nous préférons abattre un déserteur plutôt que de le laisser tenter sa chance ailleurs. Nous nous préservons d'un ennemi à venir. Tuer ou être tué, préféré être le meurtrier qu'en laisser un autre le devenir à sa place.
- Hector... murmurais-je.
- Et les Escamilla. Je n'ai jamais vu d'enfants contaminés et je ne veux même pas y penser.
Ce n'est pourtant pas l'impression qu'il m'en donna. Il avait la bouche pâteuse à force de parler et ouvrit une petite bouteille – encore scellée – pour y remédier. Je ne pouvais m'empêcher de me rappeler, à l'évocation des vampires errants dans les bois, des parents d'Hector exsangues et attaqués par une souillure qui n'avait pas encore eu le temps de s'emparer de leurs corps. Jamais mon ami n'avait évoqué de bûcher, sans doute n'avait-il pas eu le temps d'assister à leur crémation. J'imaginais les agents du Héron cramant des cadavres comme s'il s'agissait d'un terrifiant virus médiéval. Le temps avait certainement balayé leurs cendres depuis.
- Je ne veux pas y penser non plus, lui avouais-je alors que j'y pensais vraiment.
- J'imagine. Un peu d'eau ?
Il n'en était pas à son coup d'essai. Je lui montra la bouteille qu'il m'offrit lors de notre première rencontre et qui se trouvait être remplie d'une eau fantastique : celle du puits collectif.
- L'eau du Héron, tout lui appartient après tout, dis-je. Sans lui, nous déambulerons dans les bois avec les tripes de nos gamins comme en-cas.
Je ris. J'essayais de me détendre par ce trait d'humour morbide.
- Personne ne peut les combattre sinon lui, approuva-t-il après s'être accordé un rire forcé. Maintenant... Parlons sérieusement. Vous ne sauriez pas où est passé votre ami ? A-t-il seulement lâché un mot avant de déserter ? Une balle pour désertion, aussitôt absous s'il revenait de son plein gré...
- Vous ne lui tirerez pas dessus à vue ?
- Je ne peux l'assurer.
- Et je ne peux vous dire ce qu'il est devenu. Nous avons partagé un dernier repas le soir où SIG s'est fait coffré, je l'ai rapidement aperçu après... Puis il a disparut. Tout le monde disparaît en ce moment.
« Bientôt mon tour. La calèche s'avance et le cocher m'invite à monter » pensais-je sombrement. Le cocher était de noir vêtu, moi d'un blanc livide. Fantomatique.
- Donc ça en est fini pour monsieur Durand, remarqua-t-il simplement. Nous ne pourrons le sauver de sa propre folie. Que son corps puisse être au moins retourné à la terre lors d'une de nos prochaines excursions en dehors du camp... Je suis désolé Monsieur Larsen.
Je me pris la tête entre les mains et versa une larme. Durand. Je ne sais plus si je vous ai dit que j'ignorais son nom. Quand je lui posa la question, il me répondit qu'on ne pouvait en porter un sans posséder de famille. « Pourquoi pas ? » m'étais-je dit. L'argument valait et dans le camp l'usage veut que nous nous appelions par nos prénoms accompagnés de qualificatifs concrets. Je me considère comme étant Peter Larsen, mais pour les autres je ne suis que Peter de la rue cabossée.
- Il s'appelait donc Durand. Hein ?
- Oui, dit-il en se relevant et en me tendant la main.
- Nous pleurerons Hector Durand.
- Peut-être pas... Ne m'oubliez pas si vous avez des nouvelles. Il en va de la survie de tous.