Je récupérais rapidement et les miasmes qui émanaient de ma personne s'éloignaient dans mon intangible passé en même temps que ma liberté. Il ne me restait plus longtemps. Je reprenais progressivement ma place dans l'univers des existants et me rendait à mon premier repas en communauté depuis ce qui me paraissait être une éternité. En entrant dans le mess surchargé, je découvrais que le contact de mes semblables ne m'avait pas manqué. Mes voisins, éreintés par la vie au camp, se rassasiaient en discutant de sujets mille fois ressassés. Ils piochaient sans force les carottes fatiguées qui se promenaient au fond de leur gamelle. Pour moi, c'était un repas extraordinaire. Je n'avais rien pu avaler de consistant durant ma maladie. Je me ravissais des légumes et de ce que je considérais être de la viande. Au vu de la texture, je peux affirmer sans trop prendre de risque qu'il s'agissait d'un ragondin choppé dans le marais voisin. Notre cuisiner était parti à la chasse avec un milicien, petite entorse à la règle implicite qui voulait que nous ne sortions jamais du camp que Carlsen autorisait. Rien n'était vraiment dit à ce sujet et légalement la défense de ses sorties tenait même si elle entrait en conflit avec le devoir de préservation que nous nous imposions. Oui, mais avec un mec armé... J'imagine que la présence d'un homme armé rendait ses sorties acceptables.
- C'est mauvais, se permit-on de dire à mes côtés.
L'adolescent ne l'était plus et mangeait malgré tout. De mon côté, je mangeais comme un affamé. La viande bouillie me sustentait et connaissant sa rareté je n'en laissais une miette. Je regrettais cependant que le sel ne soit réservé qu'aux jours festifs. Hector, de l'autre côté de la table, étalait la bouillie d'avoine qui l'accompagnait dans tous les sens. La vapeur qui s'en échappait ne voulait calmer son ardeur et après un premier essai, il reposa avec soin sa cuilière.
- C'est chaud, dit-il.
Je continuais à démonter méthodiquement mon assiette. Indubitablement, c'était chaud. Je me brûla la langue plus d'une fois. Réellement et métaphoriquement parlant. La question poussait et je ne lui posais pas.
- C'est comestible, répondis-je.
- Si tu le dis.
Je ressentais l'anxiété dans sa voix et commençais à penser que la chaleur soit le seul repoussoir de son appétit. Je lui donna un coup de pied par sous la table, plus violent que ne le souhaitais :
- Bouffe, l'incitais-je.
- Tu ne sais pas qui te mangera ?
- Mille fois entendu.
- Je crois que je n'ai pas faim, admit-il.
Je reposa ma cuillère et le regarda déconcerté. Je repensais à la faim, bien passagère, endurée par les gens du quartier à cause de sa dernière escapade. Je me pencha vers lui et lui glissa un « quelque -chose te turlupine ? » belliqueux. Il se recula sur sa chaise comme si je l'avais frappé et rougit ostensiblement. Personne ne nous remarqua. Personne ne remarquait personne dans le camp.
- Je n'aime pas la sapinette.
Je considérais avec intérêt le double sens de sa déclaration. Notre assiette contenait des herbes, mais je compris qu'il faisait référence à la forêt. Il me sourit nerveusement, se força à avaler une cuillère et retira une épine de sa gencive meurtrie. Elle se mit à saigner et je ne donnais pas long feu de ses ratiches. Il l'épongea de sa langue en observant les alentours. Hormis l'adolescent, qui était éloigné à plus de deux mètres de nous et parlait fort, nous étions seuls dans notre coin du mess. Nous surnommions d'ailleurs notre table « le coin des amoureux » pour l'intimité qu'elle offrait. La vérité, c'est que nous parlions habituellement et assez énergiquement pour importuner la moitié des autres travailleurs.
Tous nous ignoraient. Je me pencha vers Hector :
- Tu m'étonnes que tu n'aies plus faim, lui soufflais-je.
- Je...
- Régale-toi, ce ne sont pas ces foutues rations K.
- Heureusement qu'elles ont disparu, ricana-t-il comme un gamin pris sur le fait.
- Ouais. Il ne fait pas frisquet en ce moment d'ailleurs ? Où as tu paumé ton fichu poncho ?
- Qu'est-ce que tu veux dire?
- Le jaune et gris... Tu sais de quoi je parle, dis-je d'un ton mauvais.
L'indicible honte abîma le visage de mon ami.
- Personne n'est mort pour tes conneries, enchaînais-je.
- Peut-être que j'en avais ras le cul de ressembler à Clint Eastwood, se défendit-il piteusement
En réalité il tentait de m'amadouer. J'aimais bien le vieux cow-boy. Les bobines sauvées dans le ciné abandonné conservait une belle collection de vieux westerns. Je le revoyais, crasseux, visant la corde et tirant son coup... Ne manquant jamais sa cible. Ou presque. Des nuques ont craqué et je pensais que la sienne allait suivre.
- Eastwood, répétais-je. Eastwood... Tu sais ce que ça veut dire en vieux anglais ? Les bois de l'est. Drôle de nom, hein ? Tu penses que lui les aurait bouffé ces rations ?
Je m'emparais du plateau de la table bancale pour ne pas la frapper. La colère pulsait. Maria avait disparu, il était impliqué. Je n'étais pas allé voir ce qui se trouvait près des barbelés, mais sans surprises aurais-je vu les traces de Maria qui se traînait vers la forêt : sans vivres, sans poncho. Elle se crevait si elle ne l'avait pas déjà fait.
- Je t'expliquerais tout, me promit-il avec le regard torve.
- J'ai été assez vilipendé pour ne pas vouloir être lapidé, alors ouais. J'espère que tu vas parler.
- Plus tard...
Il me caressa fugacement le dos de la main et nous reprîmes une posture normale, un sourire figé sur nos visages. D'un point de vue extérieur, c'était comme si nous venions de nous raconter une blague dégueulasse. Nous nous entendîmes en un regard : je pouvais attendre, mais pas longtemps. Croyez-moi, je concevais qu'on puisse avoir des raisons valables pour dérober le stock d'une communauté et je voulais l'entendre de sa bouche. Mes lèvres s'enivraient surtout des noms de Maria et d'Ugo. Je ne pouvais concevoir que son vol et la disparition des Escamilla étaient déconnectés.
« OK, Zero killed » esquissais-je à la fois de ma bouche et de ma main. Je me méprenais. Un bruissement m'alerta de l'arrivée d'un groupe dans la cantine. Elle acceptait 70 personnes, bien qu'en n'en accueillant que 64 habituellement et pour la première fois nous étions au complet. Dans le groupe se trouvait Carlsen, la barbe mal rasée. Il me rappelait alors un arbre maladif : des cavités creusées par les oiseaux accueillaient ses orbites. Je m'attendais presque à voir ces sales volatiles s'envoler et le vieux bois craquer, entraînant dans la foulée l'incendie de la forêt milicienne. Jamais je ne les avais vu aussi à cran et je compris rapidement que la silhouette sombre qui les accompagnait (le 70ème) n'était pas un comparse calciné. Le type avait une drôle d'allure avec son teint plus buriné que basané qui le glissait entre deux âges diamétralement opposés sur l'autoroute de la vie. Un putain de scout. Il était accompagné par un soldat mutique. Ils condamnèrent l'entrée de la tente. Tout le monde se tendit, mais Hector battit des records en se raidissant. Je ne discernais plus la moindre articulation dans un corps soudainement devenu bloc.
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Carlsen s'approcha d'une table, vira les occupants du banc et monta dessus en chancelant. Le scout croisait ses bras, immuable. Nous nous foutions régulièrement de la gueule de notre milicien en chef, mais cette fois-ci nous l'observions avec terreur. Il incarnait plus qu'un fils à maman bien placé. Le Héron s'était emparé de lui :
- Résistants ! Le Héron est parmi nous, le scout Desmond nous a rejoint ! Cria-t-il.
Nous ignorions la voix fébrile. Je me mis à cherchais la vieille Hilde et ne la trouva pas. J'imagine qu'elle était cachée dans un coin à se signer fiévreusement à l'apparition de ce dieu mineur.
Le scout Desmond unit son majeur et index droit, serra les autres doigts et nous présenta le dos exposé de sa main gantée. L'oiseau marqué au fer rouge nous glissait un clin d’œil. J'eus la nette impression qu'il rougeoyait encore, fraîchement apposé sur la peau meurtrie, lorsque le scout parla :
- Le Héron approuve et reconnaît l'acte à venir, dit-il d'une voix métallique, presque cancéreuse. Méphitique dans tous les cas.
L'affreuse image de la suite des événements s'imposa à moi. Les miliciens marcheraient jusqu'à notre table, renverseraient nos gamelles encore fumantes et embarqueraient mon seul ami. Nous étions près d'un pan de la tente que je jugeais assez fragile pour laisser passer un homme. Je la désigna d'un signe de la tête et il s'empara de ma main qu'il serra. Il me dit que non. Il claquait des dents. « Ils me verraient » me dit-il mécaniquement. Je ne percevais aucune crainte dans sa voix. Seulement une froide résolution.
- Merci pour votre confiance, enchaîna Carlsen. Nous intervenons dans le cadre du crime commis ici même en début de semaine.
- De fortes suspicions ont été portées à l'encontre d'un de vos voisins, ajouta le scout.
Des brouhahas de surprise envahirent la cantine. Je donna un coup sévère à Hector, il hocha la tête livide. Ce n'était pas une simple arrestation qui aurait lieu, mais une humiliation publique. Mon ami guetta la toile, hésitant à s'échapper dans un autre tableau et déclinant dans la foulée son invitation. Un petit cador à proximité gloussa nerveusement. Je me demandais ce qu'il pouvait se reprochait.
Carlsen attendit que le ton baisse pour continuer. Ses hommes paraissaient désemparés face à la situation et le scout vint leur dire quelque-chose. Ils rougirent et se dispersèrent dans la cantine.
- Nous sommes navrés de devoir interrompre votre repas, mais c'est notre seule manière d'être certains que notre criminel soit présent. L'enquête menée conjointement avec les envoyés du Héron...
- Par les envoyés du Héron, rectifiais-je à voix basse.
Je m'emballais et ne l'écoutais plus. Les hommes de Carlsen ne tarderaient pas à nous rejoindre et pointeraient leurs fusils sur le cœur d'Hector. Personne ne prendrait sa défense et moi... Oh, on me demanderait de le suivre. J'en étais certain, Carlsen indiquerait au scout que nous étions toujours fourrés ensemble et ne manquerait pas cette occasion pour me coffrer. Je pense qu'il avait encore de travers notre « pseudo » acte héroïque de plomberie.
Je le détestais, il me détestait. Je me glaça en captant son regard qui se dégagea aussitôt du mien pour venir se ficher vers les marmites qui bouillonnaient :
– Sigmund Weber, vous êtes en état d'arrestation ! finit-il par lâcher.
Frappé de stupeur, j'entrouvris la bouche pour protester et la referma aussitôt, conscient de la stupidité de cet acte. Sigmund ? Nous le surnommions SIG parce qu'il se trimballait avec un pistolet à la ceinture, héritage de son grand-père qu'on avait pris le soin de démilitarisé et dont il ne se séparait jamais. Il nettoyait consciencieusement l'arme plusieurs fois par jour avec un amour naïf dans le regard. On allait jusqu'à prétendre qu'il dormait avec. Je le vis se lever, il écarta les bras et s'exclama qu'il était là avec une telle joie qu'un frisson d'horreur me parcourut. Il balbutia et je me mis à me demander ce qui avait valu à SIG de devenir ainsi. Nous avions tous notre lot de tourments, mais certains plus que d'autres. SIG en débordait. Les brutes s'approchèrent de lui et je vis ses mains qui allèrent à son pistolet. Il le dégaina.
- Tu vas nous suivre SIG, c'est ainsi, dit Tad le Milicien.
- Tout doux, tout doux SIG, répliqua l'autre.
Je me retourna vers Hector, blanc comme les ossements des victimes du Héron. Une gamine qui ne devait pas avoir plus de huit ans s'interposa. Elle leva un petit poing juvénile vers Tad.
- Non, il ne sait pas voler ! s'indigna-t-elle.
- Pas avec des ailes petite, dit un vieux à proximité
- Pas avec des ailes ? S'étonna-t-elle.
La brute soupira et la repoussa sans violence, mais du haut de ses cent kilos. Elle recula et frappa un coin de table, gémissant de douleur.
- C'est une gamine ! cria-t-on.
- Foutez-lui la paix, ajouta-t-on.
- Elle a raison, SIG ne serait pas capable, dit une troisième voix. Il est inoffensif !
Carlsen observait la scène, figé sur place. Des voisins se levèrent et commencèrent à former une barrière entre SIG et les autorités. Tad leva son fusil et tira une rafale. Les balles percèrent la toile. Des chaises furent renversées alors que l'on prenait la fuite ou, pour les plus téméraires, se cachait sous les tables.
« C'est la décision du Héron » vociféra Tad. Une silhouette sombre s'était approché de lui. Tad se retourna, le scout riait et les lapins déguerpirent de leurs terriers. « Vous ne devriez pas parler au nom du Héron » lui dit-il. De ses gants jaillirent deux crochets qui s'ancrèrent dans ses épaules. « Compris ? » insista-t-il alors que le sang coulait le long de ses bras nus. Je n'avais jamais vu Tad pleurer une autre fois que celle-ci pour la simple raison que je ne le vis plus. Il paraît que la septicémie l'a emporté peu après, mais des rumeurs prétendent qu'il a été foutu dans une autre partie du camp. Je peux assurer que Carlsen ne porta aucun deuil et quoi qu'il en soit, je m'en fous. Vous m'excuserez d'être détaché, mais cet homme était une enflure.
« J'ai eu tort » gémit-il et les crochets se rétractèrent. Le médecin sectoriel se rua dans le mess pour escorter le milicien vers la sortie. Le scout Desmond désigna SIG d'un doigt rougi par la blessure infligée à sa victime :
- Nous avons des preuves évidentes de sa culpabilité. Gardien Carlsen, montrez-les. Le châtiment du Héron ne saurait être pris pour une injustice, dit-il.
Je n'avais jamais vu Carlsen prit à ce point au dépourvu. Non pas que je ne l'ai jamais vu en difficulté, l'incapable parvenait très bien à l'être, mais je ne l'avais jamais senti aussi fragile. Un de ses hommes lui donna le sac de randonnée et le plus haut responsable local de l'autorité – dont l'un des lardons venait d'être gourmandé – entreprit de le vider. Le plaid jaune et noir avait disparu, remplacé par des brochures d'une époque révolue où l'on pouvait encore se procurer un M-4 par correspondance. Il y en avait toute une collection, en plus de nos rations disparues. Nos regards se portèrent sur SIG. Enfin, pour ceux qui ne s'étaient pas tassés contre un des pans du mess.
Carlsen expliqua ce que le sac contenait :
- Des magazines, des gadgets... Les voilà vos preuves, dit-il platement.
Apporter avec lui ses doudous aurait bien été du genre de SIG. Je trouvais la scène aussi pathétique que convaincante. Le coupable désigné était issu d'une lignée de survivalistes et devait être le seul type de la région à collectionner des merdes liées à cet univers. L'obsession étrange qui l'animait était connue de tous. Il s'agenouilla et commença à parler à haute-voix à son pistolet-doudou. Pour être honnête, il hurlait :
- Tu vois ! Ils étaient là depuis le début ! Je pensais les avoir perdu, je suis bête !
Il se cramponnait à la crosse de son arme avec férocité et je compris qu'une chose clochait. Je me rappelais d'une arme noire, pas... Pour SIG, qui ne parvenait pas à se souvenir de ce qu'il avait fait la veille, cela ne m'étonnait pas. Tout le monde connaissait l'existence de l'arme neutralisée de SIG, mais seuls ceux qui s'étaient vaguement intéressé à lui l'avait déjà vu. SIG et son flingue, un enfant et son lapinou.
- Tu vois SIG ! Nous ne sommes pas seuls !
Il déposa un baiser sur l'arme. Je voulus crier, mais mes poumons n'avaient pas encore suffisamment récupérer. Mon cri se perdit dans la foule alors que je tentais de la franchir. Mes poumons étaient encore flingués.
- S'ils sont là c'est que vous avez raison, oui c'est sûr ! s'écria-t-il.
- Tu vois, ce n'est pas compliqué, lui dit un des miliciens en s'approchant avec tendresse.
- Prenez lui son arme, ordonna le scout Desmond.
- Ce n'est qu'un jouet, entendis-je, ça serait comme retirer la peluche d'un enfant en larmes.
- Ce n'est pas une raison.
- C'est mon copain ! tenta un SIG au bord des larmes. Dis-lui Flynn !
- Désolé SIG, mais...
- Regardez ! dit SIG.
Peu après, il pointa le flingue sur le milicien qui sourit. « Il n'a jamais fait de mal à personne », ce à quoi il répondit que c'était bien vrai. Il pressa la détente pour le prouver et le coup parti, en même temps que l'onomatopée surprise de la bouche de notre loufoque local. Flynn tomba et SIG lâcha l'arme.
Dans la panique qui suivit, je ne pus retrouver Hector. Lui aussi avait disparu.