Mon jardin secret aurait été ma tombe si le mercure n'était pas grimpé au-delà des limites tolérables et que notre guérisseur local n'avait prestement glissé sur sa chaise roulante pour tremper l'embout du thermomètre dans une solution antiseptique. Il m'avait considéré avec sidération. La bonhomie véritable qui l'animait avait cessé d'exister pour laisser place à une amère méfiance.
- Vous êtes malade, lança-t-il.
Bingo ! Ma fougue habituelle m'avait quitté avec mes dernières forces. Je ne lui répondis pas et me dis que j'avais gagné à une loterie spéciale. Il épousseta sa blouse comme s'il voulait en chasser les bactéries et ouvrit une armoire pour en sortir des antibiotiques. Je considérais le flacon avec respect car j'en connaissais la préciosité.
- Ne prenons pas de risques inconsidérés. Un le matin, un le soir pendant une semaine. Vous êtes arrêtés pour les dix prochains jours.
- Merci Docteur.
Par automatisme je le remerciais, mais je savais ce que cela impliquait. Le pragmatisme sanitaire me confinerait à ma tente les premiers jours et même si l'on daignait me sauver, je peinais à le croire. Visiblement, ma vie importait plus que ce que je pensais.
Je rentrais chez moi en abandonnant mes envies vagabondes. Mes jambes n'auraient su me porter entre ces deux ruines, séparée par un mince corridor de gravats qui bloquaient l'accès à un îlot de verdure. Cet amoncellement était de mon cru et j'en étais extraordinairement fier. La première couche était distraitement ficelée à une planche que je pouvais déplacer avec peu d'effort. Je pouvais ainsi me glisser sur le chemin aménagé vers la cour intérieure d'apparence condamnée. Personne ne pouvait mettre à jour mon stratagème sinon en donnant un grand coup de pied dans la porte camouflée.
Vous direz que je ressasse à ce propos, mais c'est parce que je garde un souvenir impeccable de la dernière image que j'en eus. J'ignorais en m'effondrant sur mon sac de couchage que mes rêves enfiévrés me conduiraient là-bas. Dès que mes yeux furent clos, la bienheureuse inconscience s'empara de moi et le froid de la maladie se mua en un relatif confort. Je me retrouva extirpé de cette réalité et plongé sous l'or d'un ciel unifié. Mon portillon d'azur s'ouvrit sur un chemin envahie par les pâquerettes et je le suivis le cœur léger. Arrivant dans mon paradis, je m'assis sur la souche d'un arbre centenaire et si je souriais alors, j'ignore les raisons pour lesquelles je me réveilla trempé de sueur et tourmenté par la honte. Je n'ai que le vague souvenir d'une toge sale qui autrefois avait été blanche et de Carlsen, ou plutôt son idée, qui venait déchoir ma royale personne. Il en aurait eu toutes les libertés car je ne pouvais défendre ces nutriments cachés à la vue de tous. Nous vivions entre les ruines d'un monde meilleur, incapables de rebâtir la société d'antan et si la vie jaillissait que trop ponctuellement pour l'assimiler, je me réjouissais de la voir sous sa forme végétale. J'aspirais l'élan vital de cette frêle nature et je ne voulais partager cela avec personne.
Le brouillard du sommeil se dissipa quelque peu après ce rêve et je resta un temps les yeux fixés sur la toile de ma tente. Je peinais à résister à l'attrait de l'astre qui traversait le polyester et ressentis sur mon corps la vague de chaleur qui pulsait de ce lointain père. Vite accaparé, j'ouvris la porte de ma tente et l'air frais qui pénétra m'apaisa aussitôt. Je pensais que les antibiotiques agissaient déjà, mais j'étais naïf. Ma bouche était pâteuse et après avoir étanché ma soif, je découvris que la faim commençait à me tirailler. Je sautillais entre celle-ci et l'image du Héron dont l'appétit pour les nouveaux-nés n'était pas usurpé. Dans ma maladie, je me mis à le craindre. Les guerriers du Héron nous protégeaient et nous glaçaient en cueillant la vie que nous convoitions avec avidité pour étendre notre survie. Je pensais régulièrement à ce que serait notre vie sans nos gardiens : plus d'enfants, moins de... Moins de tout.
Je volais en pensées du Héron à la carrière, à ma vie d'antan et à celle à venir. Mon crâne explosait sur la surcharge et éreinté, je parvins finalement à me rendormir. Je somnolais le reste de l'après-midi entre cauchemars et délires conscients – les lacets serpentins n'étaient pas revenus, mais je les sentais proches. Les cris stridents des créatures qui me hantaient, le maton Carlsen qui venait me foutre une raclée dans ma cellule et nos héros enlevés dans leur jeunesse se réunissaient sans logique apparente. Je rampais sur le tapis forestier, les traînées ensanglantées me guidant jusqu'à un trou dans lequel je tombais en criant. Je découvris que je n'étais pas mort. Ma peau et mes mains étaient poisseuses. Je crus entendre le martellement des serres sur les feuilles détrempées, mais je revins à la réalité et découvris qu'il s'agissait du vent sur la toile de ma tente. De l'extérieur, des récriminations vinrent à moi. La voix d'Hector s'offensait que l'on puisse me déranger et assurait à que j'étais trop malade pour répondre. Son interlocuteur n'avait pas la voix de Carlsen et je me sentis rassuré. Je me demandais comment une équipe avait pu être dépêchée aussi rapidement après le vol et me rendais compte que j'ignorais tout du moment de la journée, voire même de la journée, dans laquelle j'étais. Je ne serais pas sorti de ma tente si leur discussion ne commençait pas à s’envenimer. Ils n'entendirent pas le zip qui descendait en libérant au passage un moucheron qui m'emmerdait depuis le matin.
- J'entends bien que votre ami soit malade, mais son témoignage est essentiel. Ce n'est qu'une question d'heures avant qu'il ne soit trop tard, tenta l'enquêteur pour le convaincre.
- Il n'aura rien à dire. Vous ne comprenez pas quoi par « malade » ? répliqua Hector. Nous étions ensemble, mon témoignage suffit !
- Monsieur, je me dois de le confirmer.
Je ne discernais pas le visage de l'enquêteur dans son auréole ocre née du soleil couchant, mais je vis ses dents exposées avec agressivité. Mon ami était tendu. Une quinte de toux, que je ne pus retenir, porta leur attention sur moi. Un Hector horrifié se glissa entre moi et l'inconnu :
- Ce n'est pas possible ! Tu es malade Peter, dis-lui ! me pria-t-il.
- Ça ne prendra qu'une petite minute, le coupa l'enquêteur. Laissez-nous...
- Il n'est pas en état, merde !
Doucement, je me mis debout. Le monde tanguait, mais je ne pouvais resté assis face au sentiment de danger qui m'envahissait. L'envie de prendre la fuite, de m'enfermer dans ma tente et d'oublier la dispute me pressait de lui obéir. Je pressentais que la prochaine action de l'enquêteur serait alors de tapoter son flingue et de le pointer vers Hector. Le macadam brûlait mes pieds nus et je soutins le regard de l'enquêteur.
- Je peux répondre, lui dis-je avec sincérité.
Tout refus de ma part aurait été vu comme la volonté de cacher des informations importantes. Hector s'éloigna en soufflant pour s'asseoir hors-de-portée d'oreilles. Il m'accorda un dernier regard dans la distance que je lus comme une mise en garde. Une main se posa sur mon épaule. Elle se voulait amicale et je me tendis vers l'arrière comme si l'homme avait été un chien inconnu dont j'ignorais les objectifs prochains.
- Désolé pour ce spectacle, me dit-il. Vous êtes bien Peter ?
- Nielsen, complétais-je. Peter Nielsen.
- J'ai appris pour votre état et je tâcherais donc d'être bref.
Je ne comprenais pas pourquoi il se tenait aussi proche de moi. Les miasmes qui m'entouraient ne le dérangeait pas. Ils l'intriguaient, tout au plus. Je tentais de distinguer ses traits et ne vis que de vagues reliefs plaisants. Je me mis à me demander si c'était un prérequis pour entrer dans ce corps de métier. Les confessions devaient venir plus facilement si on ne se retrouvait pas face à un mastodonte enragé, mais je ne me laissais pas berner par sa mine affable. Il ne m'inspirait rien de bon.
Il me détaillait lui aussi :
- Vous devriez boire un coup, garde-la en témoignage de ma gratitude pour votre coopération future.
Il me tendit une bouteille d'eau minérale. Je n'osais pas l'ouvrir. Elle était encore immaculée avec la joyeuse marmotte qui me souriait. Je ne sais pas si vous connaissez cette chaîne disparue.
- Ouvrez et buvez, m'ordonna-t-il.
Le chien montrait les dents en se voulant bienveillant. Je bus une gorgée. Elle était tiède, bien que bonne. Extraordinairement bonne. J'en vida la moitié d'une traite sans me soucier du caractère reliquaire de la bouteille.
- Merci, glapis-je en manquant de m'étouffer.
- Je vous en prie. Je suis l'inspecteur Terrence Brooks. Savez-vous pourquoi je suis ici ? demanda-t-il.
- J'ai une idée, dis-je en m'asseyant sur le trottoir.
Il prit place à mes côtés et me sourit. Cela étira une cicatrice qui courait sur sa joue et se confondait avec la rumeurs de ses rides. J'entendis alors le déclic d'un dictaphone aussi ancien que la bouteille. Ils fonctionnaient sur dynamo et avaient été produits en grande quantité avant la guerre. Il le déposa entre nous.
- Une simple formalité... Vous en avez déjà vu ?
- Oui, répondis-je.
Un cadeau commun en dehors du temps. J'avais perdu le mien.
- Vous êtes donc Peter Nielsen ?
- C'est bien mon nom. Je suis étonné que vous soyez intervenus si tôt pour résoudre ce vol. J'ignorais que les informations pouvaient être transmises si rapidement.
- Impossible avec notre organisation. Nous avons bien trop de problèmes à régler pour qu'un vol, même de cette ampleur, puisse nous être remonté dans un délai si court. Je n'ai entendu parler du vol qu'une fois arrivé ici.
- Pourquoi êtes vous ici alors ?
J'étais décontenancé.
- Une équipe a été dépêchée par le Haut-Comité et j'en fais parti. Nous sommes ici pour enquêter sur la disparition de Maria Escamilla. Elle vivait dans le secteur. La connaissiez vous ?
Les rouages de mon cerveau s'enclenchèrent, tournèrent un temps dans le vide certainement car cette nouvelle me paraissait ahurissante. Je connaissais bien Maria. Je ne l'avais pas vu dans l'abri et n'aurais pu la manquer. Elle se promenait avec un gamin de trois ans qui me régalait de ses pitreries.
Je ne répondis pas sur le coup car j'étais occupé à digérer l'information, mais mon expression devait être éloquente.
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- Je pense que c'est le cas, remarqua-t-il.
- Ça l'est. Je la connais un peu, mentis-je à moitié. Je la croise parfois...
« Croisais ». Une belle litote pour qualifier une relation qui avait été forte. Nous avions flirté à l'occasion d'une partie d'échecs interminable et si ça n'avait aboutit sur rien, cela malgré nos rencontres ultérieures, je gardais pour la mère isolée une affection qui me marquait plus que je ne le pensais. Il avait suffit du contact fugace et répété de nos doigts tâchant de retenir malicieusement une pièce vaincue pour que je me souvienne. Nous nous étions éloignés depuis et nos rapports s'étaient normalisés.
- Vous n'êtes donc pas sans ignorer qu'elle est mère célibataire d'un enfant.
- Ugo, répondis-je. Tout le monde le connaît dans le secteur.
- Pas de compagnon connu, ajouta-t-il en m'observant.
- Il est mort d'après ce que je sais.
- Il a été exilé. Une tentative d'assassinat, m'apprit-il.
Je l'ignorais. Je ne connaissais même pas son nom. L'intimité d'autrui me gênait et si ne rien savoir était préférable, je doutais que m'enfoncer dans mon mal-être et ignorer les sirènes de l'altérité l'était.
- Il aurait pu revenir ? hasardais-je.
- Totalement impossible, me sourit-il. Il a été déchiqueté depuis longtemps. La forêt n'est plus ce qu'elle était et si les créatures traînaient autrefois de par la rivière, elles sont maintenant arrivés au lac. Les chances de survie du mari plus d'une journée sont proches du nul et nous ignorons l'hypothèse d'un retour.
Le lac et sa station abandonnée. Je m'étais risqué une fois à essayer l'un des pédalos pour m'enfoncer dans l'eau trois mètres plus loin. Je sautillais, trop court de dix centimètres pour avoir la tête hors de l'eau, et était parvenu à rejoindre le rivage. Malgré cette noyade avortée, je gardais un excellent souvenir du lac et l'imaginer souillé me déplut.
J'enfonçai ma tête entre mes mains, pestant contre cet univers déchu. L'enquêteur Brooks me donna une tape dans le dos et me força à le regarder. Je soutins l'éclat de son regard :
- Vous êtes un témoin clef dans cette histoire. Les registres indiquent que vous êtes les derniers, avec votre ami, à être arrivés lors de l'alerte du 14 Août. Avez-vous vu quelque chose d'inhabituel ?
Je ne sais pas pourquoi je réfléchis alors tant la réponse était évidente.
- Non, la voie était déserte, finis-je par répondre après un temps suspect.
- Rien d'inhabituel ? Des bruits inhabituels par exemple.
- J'ai failli m'embrocher sur une tente... me rappelais-je.
- Une Continentale verte ? demanda-t-il.
- Oui.
Il griffonna une note à son attention personnelle plutôt que la dicter.
- Était-elle plantée à côté d'une boulangerie ? Chez Mark ?
- Je n'ai pas fait attention, mais elle était certainement dans les environs...
- En plein milieu de la route ?
- Oui. Je me demande comment j'ai pu l'ignorer.
- Vous êtes malade. Beaucoup de choses nous échappent dans ces conditions. Dîtes moi, vous souvenez vous de son état général ?
- Pas neuve... Sacrément délabrée.
- Mais viable ?
- Je crois... Elle m'a paru apte à protéger du vent à défaut de la pluie.
Il secoua la tête et ajouta des notes à son texte.
- Au moins, ça nous éclaire sur les événements... La Continentale n'est plus, m'expliqua-t-il avec ce que je cru percevoir comme une pointe de sadisme.
- Ah, fis-je. Mais je pense pas qu'elle était occupée.
- Pourquoi ?
- Elle serait sortie de la tente en entendant ma chute. J'ai ébranlé la structure.
- Vous avez certainement raison. Donc, pour résumer, vous êtes arrivés à 2 heures 37 à l'abri. Peu avant, vous avez vu la tente de Maria Escamilla qui tenait encore debout. Le lendemain, celle-ci n'était plus.
Une image sordide envahit mon esprit et je ne pus m'empêcher de demander :
- Que voulez-vous dire exactement ?
- Vous viendrez voir quand vous serez en état de circuler, me répondit-il sombrement. L'enquête sur place est déjà finie.
- Je veux dire... Elle a vraiment disparu ?
- Nous n'avons pas trouvé son cadavre, ni celui de l'enfant.
Je respirais en me souvenant du petit Ugo qui me pinçait la jambe et s'enfuyait en courant. Je n'étais pas prêt à assister à des funérailles. Je ne butais alors pas sur le terme choisi. « Cadavre ».
- Je me demande où ils sont passés...
- Nous nous le demandons aussi et grâce à vous, nous savons à peu près l'heure à laquelle ils ont disparus.
- Il n'y a pas eu d'incursion dans le camp ?
- Ces choses n'arrivent jamais, me rassura l'enquêteur. J'aurais tout de même une question : pourrais-je savoir pourquoi vous avez emprunté ce chemin plutôt qu'un autre ? La tente de Maria Escamilla est plutôt isolée.
- C'est le plus direct vers l'abri. Je suis suspecté ?
- Pourquoi me le demandez-vous ?
Parce que... Je n'en sais rien, mais j'étais pris dans un étau qui petit à petit se refermait. Je commençais à me demander si la volonté forcenée d'Hector d'écarter l'enquêteur d'un moi maladif était seulement due à sa bienveillance, pourtant je ne pouvais le suspecter. Nous nous étions rendus ensemble à l'abri. L'enquêteur me regarda droit dans les yeux et je me sentis si faible dans son immense ombre :
- Pour rien. Ce n'est qu'une simple question de routine. Pourrais-je voir vos chaussures ?
Il désigna ma vieille paire trouée. Visiblement, je ne m'étais pas donné la peine de la délacer avant de la balancer dans un coin de ma tente. Je lui tendis ces immondices puantes et il regarda les semelles. Elles étaient singulières, en chevron, et il me les rendit avec un dédain non dissimulé.
- Nous avons bien relevé des empreintes qui ressemblent à cela. Elles ne sont pas les plus nombreuses et semblent concorder avec l'idée que je me ferais d'un homme qui chute.
- C'est ce que je vous ai raconté...
- De toute façon, vous n'étiez pas en état, se murmura-t-il avec déception.
La crainte qu'il m'inspirait se dissipa. Je n'éprouvais pour lui plus que de la peine : celle que je ressentais en réalité pour Maria et que je transférais dans un mécanisme de défense sur sa personne. Il me faudrait un temps certain pour accepter sa disparition et je rêvais de retourner me coucher. À mon réveil, Maria serait encore peut-être encore là.
Sa main s'empara lentement du dictaphone qu'il examina pensivement. Il l'éteignit puis me tendit une main que je frôla, sans dédain mais nulle envie de la serrer. Pour la première fois, je vis en lui une lueur d'humanité :
- Je vais être honnête avec vous, la disparue est peut-être morte. Des traces de sang ont été découvertes dans et autour de sa tente et même si nous supposons que la blessure n'a pu être fatale, le temps de Madame Escamilla est, au mieux, compté.
- Sans corps, elle n'est pas morte...
- Non, pas dans nos mémoires.
Il ne comprit pas. Sans corps, elle n'est pas morte renvoyait à bien plus que Maria. Je repensais à Lucille, elle aussi disparue bien que de son plein gré. L'enquêteur lissa sa veste et après une dernière courbette, me laissa sur le trottoir pour disparaître dans les ruines après que je lui eus promis de le contacter si des souvenirs de ma virée nocturne me revenait.
Hector vint me rejoindre à son départ en se pinçant le nez et si dans ma poisseur j'avais une vague idée que je puais, je le suspectais d'en faire ainsi pour l'enquêteur Brooks. Il embaumait le savon. Un doigt d'honneur fut lancé à l'intention de l'ordre qui se dissipait dans le chaos.
- Quelle crevure ! souffla-t-il. Je lui ai pourtant dit que tu n'étais pas en état !
- Je crois que je l'étais assez... Pas d'évanouissement, rien...
- Tu vas bientôt sombrer, me dit-il.
- C'est vrai ? demandai-je.
Son visage juvénile se plissa. Je ne répondais pas à sa remarque.
- Oui, dit-il.
- Alors, elle n'est plus. Dans le pire des cas... Ils ont fait vite.
Même avec mon cerveau maladif, je parvenais à comprendre que leur intervention était bien trop rapide pour être réellement consécutive à la disparition de Maria.
- Normal. Ils ne viennent par pour vraiment elle... En tout cas, pas directement. Tu sais, j'ai bu ma soupe à côté de Carlsen ce midi...
- On est quel jour ?
- Vendredi, dit-il.
Une journée s'était donc écoulée.
- Tu ne tomberais pas amoureux de Carlsen ? demandai-je.
Un humour de gamin, mais ça me permettait de ne pas penser à Maria.
- C'était la seule place de libre ! Bref, le truc c'est qu'il discutait avec le mec qui un drôle d'accent...
- Le Français ?
- Quelle France ? me sourit-il.
Avec le recul, je me rends compte que mentionner une nationalité dans le camp est risible. Les accents, les traditions demeuraient... Le monde d'autrefois ne pourrait s'éterniser plus longtemps et pourtant beaucoup combattaient pour que cela soit le cas. La vérité est que nous ignorions notre passé et que notre langue n'était qu'un amalgame de dialectes antiques qui s'unifiaient en la première langue universelle. Le temps des communautés éparpillées dans la forêt était révolu et nous ne saurons jamais ce qu'étaient les Communautés de... et celles de... Nous les suspections d'avoir été plus belliqueuses que pacifiques, voilà tout.
Le sourire d'Hector s'effaça, il revint à un sérieux que je ne lui connaissais que rarement :
- France ou pas, le truc c'est qu'ils parlaient du Héron. Ces cons sont plus distraits que discrets, aussi entendis-je tout de leur conversation. importe, le truc c'est qu'ils parlaient du Héron. Ils devaient venir.
Totalement improbable, bien que possible. Les venues du Héron ne pouvaient être prévues, mais je me dis que les autorités locales devaient les apprendre avant la fange. Je me mis à penser qu'il existait peut-être un lien avec Maria : son enfant était en plein dans l'âge de ceux qui étaient enlevés et élevés par l'armée de l'humanité.
- Ils devaient venir pour...
- Pour le fils de Maria, oui.
- Tu penses qu'elle...
- Elle était au courant ? Va savoir. Qu'elle ait pu prendre la fuite ? Oui, c'est une certitude. Si elle savait, elle n'allait pas attendre. Ce petit, c'est tout pour elle et on ne peut rien refuser au Héron.
- Pour aller où ? Il n'y a que la mort à l'extérieur du camp...
- Je ne sais pas, personne ne le sait. C'est ce que l'on dit... Mais où serait-elle allée ? Elle a disparut en même temps que notre stock alimentaire.
- Elle se cache peut-être ? tentais-je. En attendant que tout se tasse, que le petit soit plus âgé... Elle pourrait changer de quartier et se réinscrire sur les listes ailleurs.
Je ne parvenais pas à croire à mon hypothèse. Ils ne tiendraient pas assez longtemps sans renouvellement de leurs vivres et les chances qu'elle puisse revenir dans le camp sous une nouvelle identité me paraissaient irréalistes. La disparition avait dû signalé à toutes les franges du camp et l'arrivée d'une femme avec son enfant lèverait de lourds soupçons sur ces derniers. Elle était partie. Ou tuée. Je me souvenais qu'elle m'avait un jour parlé de son petit coin de paradis : une ville abandonnée toute entière. Une bretelle d'autoroute menait jusqu'à elle, marquée par une station-service qui n'était plus que ponctuellement ravitaillée par les camions-citernes des nomades. La dernière terre d'abondance vers l'Ouest. Les réserves de carburant se périclitaient plus loin et les armes autonomes des nomades ne leur permettaient plus de survivre en milieu hostile. Au-delà, le monde n'était que mort et je peinais à croire qu'un paradis pouvait exister si proche de la frontière. Je me mis à imaginer Maria vivante dans la cour d'un immeuble délabré, élevant son fils et travaillant la terre pour survivre aux hivers futurs. J'espérais que ça soit le cas, mais je n'ai jamais été optimiste.
Hector retint un rire :
- Quelle naïveté ! Peut-être est-elle vraiment morte... Peut-être pas, mais ils ne sont pas prêts à la retrouver, dit-il. Je veux dire : de les retrouver.
- Dis-moi... Sincèrement. Tu sais où ils sont ?
- Je n'en sais foutrement rien.
Il l'avait dit sans délai. Mon regard se déporta au-delà de la ligne d'horizon des ruines maladroitement arrangées qui composaient notre monde, vers la forêt silencieuse dans laquelle je sentais la présence de Maria et celle, ô combien plus lointaine, de ma chère Lucille. Les épicéas pointaient vers le ciel, évidés de toute chair ils n'étaient que des canules aspirant nos vies et nous enracinant toujours plus dans la région. Jamais de ma vie je ne me suis senti aussi emprisonné et je crois que je versa alors une larme, en l'honneur de Maria et de nos vies cloîtrées. Cependant Hector ne m'en fit jamais la remarque.