Un ténèbres m'engloutirent et me glissèrent à l'oreille des promesses qu'elles ne pouvaient pas tenir. En partant je les écoutais, docilement et avec la patience née de mon incompétence. J'étreignais le néant comme un vieil amant. Le phare clignotait encore, mais son éclat diminuait. Je disparaissais en songeant qu'insecte j'étais né, qu'humain je me mourais. Je transitionnais vers un état d'inertie totale et si ce dernier est habituellement imagé par la traversée d'un tunnel, je ne peux m'empêcher de noter qu'une naissance s'y apparente : le nouveau-né se rue en dehors de l'utérus maternel, attiré par la flamme vacillante de la bougie de la sage-femme. Ce vulgaire insecte abandonne sa chrysalide pour découvrir la vie et délaisser la longue nuit pour le court jour. Dans les tourments embrumés de mon corps désarticulé, je riais en moi-même de ce constat. J'appartenais au rien comme il m'appartenait : un jour je retournerais à la matrice originelle, étoile lointaine au bord de l'implosion.
Mourir, crever, disparaître définitivement. Une main laborieuse me gommait, mais j'étais tenace. Heures après heures, jours après jours, semaines qui se suivaient et se ressemblaient, et je découvrais que je ne devais pas mourir. Je renaissais en nourrisson incapable et étourdi par les épines qui se plantaient dans son flanc. Ma première vision vu celle offerte à mes yeux rivés vers le blanc crasseux d'une autre réalité. Le plafond de ma chambre se délitait et je ne vis que lui tant que je fus dans l'incapacité de tourner ma tête. Les infirmiers venaient et repartaient sans m'adresser la parole. Je ne savais pas s'ils me prenaient pour un incapable, mais ne pouvais douter qu'ils me considéraient comme un déchet. Je venais de passer du statut de bras armé du renouveau à celui de pierre dans le fardeau de l'humanité. Dans mes jours les plus fiévreux, je ressassais que je n'étais rien, peut-être ne l'avais-je jamais été, et que je finirais mes jours dans cette clinique de fortune qui me rappelait davantage un cabinet vétérinaire.
Le chien n'était pas encore abattu, mais le chien haletait.
Incompétence, chair molle, poids mort. Les journées s'enchaînaient, éthérées et dissipées dans ma conscience amoindrie. Finalement, vint un jour où je tenta de me lever par moi-même. Ma main droite tâtonna à la recherche d'une barre de soutien. Elle la découvrit où elle devait être et je me hissa dans une situation précaire. Le monde tourna et je perdis l'équilibre. Je tenta de le retrouver en usant de mon bras vacant et j'eus l'impression que mon épaule était en roue libre tant cette action fut douloureuse. Je retomba lourdement en l'écrasant sous mon propre poids. J'émis alors mon premier son depuis mon retour : un hurlement. Alerté par les cris, un infirmier déboula dans ma chambre carrelée et je m'en souviens parfaitement parce qu'il arborait une moustache ridicule.
Le chien se mordait la queue. Le dresseur le gourmanda :
- Du calme, que diable ! Qu'est-ce qui vous prend bordel ?!
Un souffle pour seule parole et je me mis à rouler sur moi-même. Il s'approcha de moi avec une agilité que ne laissait entendre sa carrure. La totalité de sa masse se retrouva plaquée contre mon buste alors qu'il me maintenait en place et je pleura comme un gamin. Je crois que mes premiers vrais mots tournaient autour du fantastique univers de la torture, entrecoupés de jurons que l'infirmier ne releva pas :
- Vous voulez donc perdre l'usage de vos autres membres ?
Je cessa de gigoter et tâcha de contrôler les pulsations erratiques de mon cœur. Il m'administra un calmant. Quand je revins à moi, je parvins à le remercier et lui demanda de l'eau. Il grimaça en s'emparant d'un broc voisin. Je ne voulais savoir depuis combien de temps l'eau croupissait ici. Je ne m'attendais pas à grand-chose, mais peut-être pas à ce qu'il me glisse la feuille de métal entre mes dents. Peu à peu, l'eau arrivait dans ma gorge asséchée par la maltraitance médicale et bientôt la pâteuse disparut. Les cliniques n'avaient pas pour réputation d'être bienfaisantes envers les non privilégiés du camp, mais je ne m'en tirais pas si mal. Je claqua ma langue et d'une voix endormie lui demanda depuis combien de jours je dormais. Il jeta un œil à une feuille punaisée sur mon lit, calcula rapidement et déclara:
- Seize, vous n'êtes pas passé loin de l'éviction.
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Seize. Le moustachu rit à mon malheur. Les ressources étant limitées dans le camp et destinées, pour l'essentiel, aux armées du Héron, nous ne disposions que d'un capital restreint en matière de soin. Il me restait quatorze jours de prise en charge avant que l'on me rende à la rue. Mort ou vif. Je pressentais que ma convalescence durerait plus longtemps, a minima mon incapacité et que je ne pourrais retrouver mon travail à la carrière. Que deviendrais-je ? Je me voyais déjà zoner dans mon quartier, avec ma béquille, un bras valide et l'animosité des rescapés. Je lui souris, il me sourit. Une situation invraisemblable dans une chambre blanche :
- J'ai vraiment de la chance, reconnus-je en découvrant que parler ne me tourmentait pas trop les côtes. L'autre va bien ?
- Quel autre ? demanda l'infirmier.
- Le...
Je ne parvenais à figer un visage sur l'inconnu. Plusieurs s'enchaînaient et je pensais qu'aucun n'appartenait à une de mes connaissances.
- Vous êtes fatigué, me coupa-t-il. Le jour de l'accident, vous étiez seul au bout du canon et le boulot n'a frôlé que vous.
- L'autre, répétais-je.
Une figure indistincte, inconnue et qui avait toujours été présente. Je regardais le broc suspendu dans la main de l'infirmier et je ne parvenais pas à faire le rapprochement. Vous l'aurez deviné, mais j'étais encore dans le coltard et je phasais sur de la flotte.
- Vos souvenirs redeviendront clairs avec le temps, m'assura-t-il. Il faudra simplement que vous expliquiez au comité pourquoi vous n'avez pas bougé malgré les avertissements.
Il serra ses lèvres et je perçus une certaine peur dans son regard. Un fou, voilà tout ce que j'étais pour lui et je le ressentais. La possibilité de mon inaction soit prise pour une tentative de suicide m'effleura et j'ignorais comment ce geste était perçu dans le camp. En tant que derniers des humains, nous ne disposions plus de nos propres vies. Elles appartenaient à la société à rebâtir et le tout surpassait l'unité. Qu'elles étaient les conséquences de l'émergence d'une individualité dans la fourmilière qui ne dormait jamais ? La mort. Je ne la désirais pas et si je n'avais bougé, c'était pour l'Autre. Toujours cette indistincte altérité qui ne me lâchait pas.
- Quand serais-je guéri ? demandais-je.
- Je ne peux pas vous le dire. Vous n'êtes plus bon à rien, une carcasse qui ne servirait même pas pour pièces détachées...
La froideur extrême de l'infirmier ne me déplut pas. Il avait le mérite de l'honnêteté et, franchement, je m'en doutais.
- Je suis assez point moche ?
- Vos jambes sontcroûtées, mais ça va encore... Par contre, pour ce qui est de votre bras gauche... Je ne vais pas passer par quatre chemins, ça serait irrespectueux de ma part, donc je vous dirais que l'amputation aurait-été préférable si les risques d'infection n'auraient pas mis en péril votre existence. Dans les anciens manuels, ils préconisent de briser les os pour permettre une guérison harmonieuse... Mais cela entend une opération invasive que nous ne maîtrisons plus. Avec le temps, vous retrouverez un usage sommaire de votre bras, mais ça
- Vous devez faire erreur, m'insurgeais-je. Il est encore là...
- Ils disent tous ça, mais nous finissons toujours par avoir raison.
Je psychotais en regardant mon bras. Paré à me lancer dans une crise d'hystérie, je comptais les articulations supplémentaires à travers le tracé tortueux du plâtre. Il avait la couleur de l'os et se comportait comme tel, l'infirmier le caressa du bout du doigt.
- Par chance, le rocher n'a pas roulé dessus. Il vaut mieux un bras inutile qu'une septicémie généralisée... Pour ce que ça vaut, gardez cela en tête. Vous êtes chanceux si on considère les choses sous un autre angle.
Chanceux ? Je voulais lui cracher à la figure, mais le message commençait à monter.
- Une main suffit pour remplir les gamelles. J'ai entendu qu'ils embauchaient dans les cuisines centrales...
- Oui, je suis bon à ça... Peut-être... Mon cul ! Quand sortirais-je ?
Il regarda une nouvelle fois la feuille punaisée et la lit. Je doutais qu'il ait assez de patient pour m'avoir oublié, mais j'appréciais son jeu d'acteur. Je me sentais important.
- Résumons... Vos jambes n'ont rien, vos côtes sont a minima fêlées, possiblement brisées, mais rien de déplacé. Rien qui ne vous empêche de marcher et pour ce qui est de la douleur...
- Quand ? le stoppais-je.
- Demain, me répondit-il. Sur vos jambes et avec une béquille.
Il rit.
- Pas dans un cercueil. On vous pense mort...
- Je ne le suis pas, dis-je en remarquant à quel point j'appréciais ce constat.
- Mort ou incompétent, c'est la même chose.
« Content de vous revoir parmi nous » me dit-il finalement avant de sortir en me laissant seul dans cette pièce baignée par la lumière des néons qui s'éteignirent les uns après les autres : le premier par fatigue. L'obscurité vint et je lui souris bêtement avec mes yeux aveuglés rivés sur le plafond blanc-noire. Une quinte de toux me crama les poumons, sacrilège ultime dans ce silence retrouvé et je crois que je pris du temps à m'endormir... Aucune certitude : mes souvenirs de cette nuit sont troubles.