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Chapitre 4

Dans les journées qui suivirent un ballet sécuritaire ébranla le quartier. L'isolement imposé par mon confinement me rendait fou et j'avais depuis longtemps décidé de faire une entorse au règlement pour poser mon cul sur le trottoir. Après avoir salué un nombre incommensurable d'envoyés du Héron, me répétant les mêmes questions à propos de Maria, j'en étais arrivé à la conclusion que tout le monde s'en foutait de ma crève. Je portais un masque pour faire bonne figure et osais de plus en plus m'éloigner de ma tente. Je découvrais que la marche m'apaisait en portant mon sang chargé d'anticorps aux sources du mal qui le rongeait.

Lors de ma première escapade, je me sentis l'âme rebelle. Je ne pouvais théoriquement pas quitter ma tente et voilà que je me portais sur la ruelle adjacente. Une bande de nazillons soulevaient les décombres et la poussière à la recherche d'une éventuelle cache. On m'interrogea sur les raisons de ma présence ici et je dégaina mon petit mot du médecin – mon arrêt et non mon ordre de confinement. L'homme fatigué le survola et me le rendit en me suggérant de ne pas rester dans les parages tant que les recherches avaient cours. Je le regardais en souriant d'un air contrit, bienheureux que mes lèvres soient cachées car il n'était pas du genre à plaisanter. J'étais tendu, mon secret urbain se trouvait dans le coin et je portais le deuil prématuré de sa disparition. Dans la même journée, je partis zoner vers le cœur du quartier. Mes voisins étaient tendus : les autorités les suspectaient de planquer Maria, les autres de cacher de la nourriture. La tension s'effondra subitement vers 16 heures avec l'arrivée du ravitaillement. Je reçus lors de la distribution un paquet de crackers d'un surplus militaire et les transforma en une bouillie qui passa. Je guérissais.

Je ressortis le lendemain, traînant mes savates jusqu'à la vieille église en bois. Les travaux de reconversion, qui couraient depuis des mois, avaient été temporairement stoppés et la vieille mère du camp accueillait le quartier-général du Héron. Je me posa sur un banc pour marquer une pause et vis notre forgeron qui sortait par la porte-cochère. Il secouait la tête comme s'il tentait de se débarrasser d'une bestiole, ses joues étaient plus rouges qu'à l'accoutumée et il fut vite suivi par un enquêteur qui se grilla une clope. Ils se regardèrent, puis sans un mot se séparèrent. Je me demandais alors si la fureur affichée après le vol, dûment rapportée par la première balance venue, lui avait valu cet entretien. L'ordre ne pouvait subsister que dans la bonne entente.

- C'est le quatrième depuis ce matin, dit un vieillard.

Le dos voûté, il se tenait pourtant avec une certaine élégance. Je fus frappé par ses os saillants.

- Ils ne sauront jamais, héhé. La dame a disparu, mais il reste le roi.

- Le roi ? demandais-je.

Il approuva et sans me répondre disparut. Un vieux fou parmi tant d'autres. Je devais le revoir bientôt car je surpris ses yeux dans l'entrebâillement d'une porte. Il surveillait la place depuis une ruine comme je le faisais depuis mon banc. Il semblerait que nous fûmes les seuls à être poussés par la curiosité. Après qu'un nombre croissant de matons m'ait toisé du regard, je me décidais à me faire la malle à mon tour.

Ma troisième et dernière sortie, je la réalisa en célébrant la fin de mon confinement. Je pouvais me promener sans crainte avec mon précieux arrêt de travail, froissé et à moitié déchiré, dans ma poche. Nous nous étions finalement accoutumés à la présence d'hommes armés dans le quartier et la rumeur circulait selon laquelle ces derniers ne tarderaient pas à se tirer. J'attendais ce moment avec impatience car le gris des ruines me désolait assez sans qu'on ne vienne y adjoindre le bleu marin de l'autorité. Depuis des jours, les vagues se succédaient dans le quartier et je ne voyais pas la marée redescendre. Cela m'oppressait et lorsqu'ils commencèrent à disparaître, le bois pourri échoué sur nos rivages restait en souvenir de leur passage. Par bois pourri, j'entends les visages fermés qui occupaient désormais nos quotidiens. Les autres se déplaçaient furtivement comme si le Héron se trouvait au coin de la rue, mais moi je continuais à marcher. Je prenais conscience que mes sorties précédentes n'avaient comme objectifs que de garder mon esprit éloigné de la famille Escamilla. Je ne portais plus d'affection pour Maria, même s'il serait plus juste de dire que je la comprenais maintenant comme une manifestation de Lucille et du manque que je ne pourrais jamais combler. Un transfert si vous voulez et celui-ci revenait à la surface. Qu'était devenu la femme à l'enfant ? Fuyait-elle son conjoint revenu d'exil ? Lucille avait-elle rencontré ce taré dans la forêt ? Ou alors, plus probable, gardait-elle son enfant à l'abri du Héron ? Maria et Ugo... Je crois que c'est le fait que l'on cessa de les chercher qui les ramena à moi. Tant qu'ils occupaient l'espace mental d'autrui, je ne m'en souciais pas, mais maintenant... Maintenant ils disparaissaient vraiment, oubliés par la masse, et aussi mes pas, en cette dernière exploration maladive, me guidèrent-ils vers la boulangerie désaffectée et la tente qui avait manqué de m'ôter la vie. La boulangerie... Je ne l'avais jamais vraiment remarqué avec sa vitrine barricadée et la vieille cheminée qui se cassait la gueule. Elle appartenait à un monde signifié par ce mot étrange "Boulangerie". Je me mis à penser une autre histoire, où l'humanité serait assez déployée pour que des charges aussi vitales que l'alimentation soient dévouées à des individus plutôt qu'à l'ensemble de la communauté. Qui allumait le four en cette époque révolue ? Les personnes ordinaires venaient-elles, leur pâton sous le bras, cuire leur fournée dans ces établissements ?

- C'est donc vrai, dis-je. Une boulangerie.

Les référentiels dans le camp n'étaient nécessaires que pour ceux qui ne vivaient pas à proximité immédiate des lieux désignés. Je découvrais un pan de mon quartier et sans savoir pourquoi, je m'emparais d'un caillou pour le lancer contre la façade. Il rebondit. Des gamins s'étaient déjà amusés au même jeu que moi et le vieux bâtiment tenait bon. Je secoua la tête et me détourna de la façade décrépie. Maria n'en était pas sortie, alertée par mon assaut risible, et sa tente avait été démontée. Il ne demeurait que la rubalise qui délimitait son emplacement originel. Je ne pouvais voir les lacérations sauvages décrites à demi-mots par l'enquêteur Brooks, mais les tâches sombres par terre m'apprirent qu'elles avaient étés. Si je ne m'écroulais pas, je manqua à le faire. Tout ce sang versé me donnait le tournis. En m'approchant, je pus distinguer que le sang prenait deux couleurs distinctes. L'une, la plus nombreuse, prenait une teinte violacée pour ne pas dire bleutée et l'autre une tonalité brunâtre. Lequel était à Maria ? Le sang bleu avait été répandu bien au-delà de ce qu'un corps pouvait contenir. La personne blessée chancelait : je le voyais aux zigzags que la traînée laissait. Mon cœur s'allégea quand je découvris les traces de pas, capturées par la boue de cette nuit. Sang bleu chaussait a minima du 52. Je me mis à suivre la voie jusqu'aux murs écroulés, plus loin. Impossible pour moi d'escalader ce qui en restait et pourtant... Le blessé y était parvenu. Il n'y avait pas plus de sang ici qu'ailleurs, juste sa disparition totale.

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- Ce n'est pas possible, merde, murmurais-je.

Je m'attendais à trouver un cadavre ou au moins une flaque poisseuse. Rien. Un geai chanta en se posant dans les décombres voisins et mon regard s'extirpa de la muraille de débris pour se poser sur une autre cheminée qui sortait de nulle part. Elle était bien connue dans le secteur celle-là comme la survivance d'une maison cannibalisée dont les poutres consolidaient notre enceinte défensive. Les Anciens voulaient la transformer en four communal et l'idée s'était finalement perdue dans les archives de la communauté, rejoignant le millier de projets avortés. Je m'approcha de la vieille rescapée et l'oiseau s'envola pour se cacher dans son conduit. Elle tenait encore debout par miracle et dans peu de temps s'effondrerait. Je trouvais cela triste par rapport aux oiseaux qui nichaient à son sommet. En suivant l'oiseau du regard, j'avais remarqué une tâche bleue au faîte de la cheminée et si je me dis alors que ce n'était qu'un jeu de lumière. Je n'avais pas le temps de cogiter à ce sujet car on me dit que la « sœurette était encore debout ». Je me retourna pour me retrouver face à Hilde Carlsen. Elle avait délaissé son éternel chasuble pour une robe à fleurs délavée et portait, sous son bras, une petite mallette en métal comme celle autrefois utilisée pour transporter les en-cas des travailleurs. Je saliva inconsciemment, bien que sachant qu'elle ne contenait rien de plus que les doléances récoltées auprès des habitants et qui seraient retransmises au Héron.

- Elle n'était pas là de base, m'expliqua-t-elle. On pourrait croire qu'elle trônait dans le salon d'une maison, mais elle n'a été construite qu'après sa destruction. Je suis née peut-être cinq ou six ans avant elle... C'est mon premier souvenir. Le père Godfroy avait préparé le torchis et monté la cheminée brique après brique. Il occupait tout son temps libre à sa construction et ne l'a jamais vu en service. Les cuisines centrales sont apparues à la même époque.

- Ils ne l'ont pas détruite, remarquais-je.

- Non, la cheminée de Godfroy est un symbole d'espoir et d'avenir.

Je considérais la cheminée avec respect. Le soleil se glissa dans l'interstice formée avec un bâtiment voisin et m'aveugla. Hilde regardait dans la même direction.

- Elle était entourée d'un mur d'enceinte autrefois. Des planches en bois fichées entre les pierres devaient accueillir les pâtons en attente, indiqua-t-elle.

- Qu'est-ce qu'on en a fait ?

- Nous l'avons détruit. Les attaques à proximité du camp étaient autrefois à l'époque car nous respections le Héron. Nous lui donnions les guerriers dont il avait besoin... Nous acceptions de retirer nos enfants de l'avenir pour que dans l'équation l'humanité survive.

Bien que ses yeux furent secs, je vis distinctement une larme qui menaçait de jaillir. Le culte au Héron était une réalité nécessaire et se mourait. Il ne restait que des menhirs dressés en des temps bientôt immémoriaux pour indiquer l'existence d'un passé plus heureux. Des cheminées aux oiseaux.

- Nos dieux sont mauvais, dit-elle. Mais nous ne pouvons vivre sans. Le soleil nous dévore.

Je m'étonnais de l'entendre parler aussi ouvertement de ses doutes. Elle renifla et fixa la cheminée avec une intensité rare.

- Mais ils nous gardent du terreau ! s'écria-t-elle avec une férocité sortie de nulle part.

D'un bond, je m'approcha d'elle. Je redoutais qu'elle ne tombe et si je l'aurais certainement rejoint dans sa chute, j'aurais au moins eu le mérite d'avoir essayé. Elle me repoussa avec une force insoupçonnable et se précipita vers la cheminée. Elle s'agenouilla auprès de la sole et se lança dans une prière.

- Que le Héron nous garde ! Ils sont avec nous !

Elle balayait frénétiquement la sole. Passant la tête par-dessus ses épaules, je vis qu'elle était marquée comme la tablette de la cheminée. Les marques étaient rectilignes, semblables à celles qu'on aurait obtenu en donnant des coups de machette. Je me l'expliqua d'ailleurs ainsi : les loisirs étaient rares dans le camp et défoncer le mobilier urbain restait l'un des meilleurs existants.

- C'est juste un zonard qui s'emmerdait, dis-je.

Elle ferma les yeux, frappa la sole et pleura en silence. J'examinais la tablette de bois et remarqua qu'elle était plus sombre dans les entailles. Plus sombre et... Bleue. Si la vieille Hilde s'arrêtait au signe du passage d'un volatile sacré, je vis autre chose qui m'inquiétait. Je revins à la tâche bleue plus haut, puis une sordide théorie s’échafauda en mon for intérieur. Maria avait été agressée par un rapace qui, après s'être envolé des ruines voisines, avait marqué une pause ici. Les puissantes serres qui terminaient ses membres avaient marqué la cheminée. Je n'avais jamais entendu parler d'une incursion des créatures dans le camp, mais je ne voyais pas de meilleure réponse à la disparition de Maria. Soudainement, je me mis à voir toutes les marques du passage de la chose. Elles étaient partout. Une se retrouvait sur un tube en PVC, une autre contre le montant d'une porte laissée ouverte sur la forêt de barbelés. De plus en plus indistinctes, les traces aériennes guidèrent mon imagination jusqu'à la forêt. Les enquêteurs en étaient certainement arrivés à ma conclusion car je vis que de la rubalise était aussi posée près de l'enceinte. Avec effroi, je comprenais que si la scène de crime était ouverte au public c'est parce qu'on supposait que la potentielle victime était passée hors de la juridiction du camp.

Un groupe du Héron jaillit de la direction de la frontière et je reconnus la silhouette de l'enquêteur Brooks. Je veillais à rester en dehors de son champ de vision, histoire de ne pas avoir à me justifier sur ma présence. Je bifurqua aussitôt vers la grande rue, abandonnant Hilde. En dehors des journées de redistribution – où on se battait pour une couverture rêche usée dix fois – elle était déserte. L'un des cœurs de nos vies citoyennes ne battait que par intermittence, pour nous, qui nous prétendons dévoués à la survie de notre espèce, cela était d'une tristesse absolue. J'aimais bien cette rue, déserte et arborée. Les étals vétustes, de bric et de broc, attendaient le prochain rationnement. J'étais le seul à arpenter ces lieux et mon cœur battait la chamade, accompagnait mes pas de son sourd martellement. Je dus prendre une pause sur un banc aussi rouillé que surchauffé, je respira un bon coup et recommença l'opération jusqu'à me mettre à phaser. La cheminée solitaire s'éloignait de mon esprit, l'enquêteur Brooks qui regardait les barbelés aussi et je me mis à détailler les façades abîmées qui m'entouraient. Les briques tombaient, les bâtiments édentés me regardaient.

J'ignore si c'est à cause de ma maladie, mais cette vue ne m'enchanta pas et je me replia vers la chaussée. Une poubelle publique rencontra mon regard. Elle était pleine. Je me leva précautionneusement et marcha vers celle-ci. Elle contenait un sac de randonnée que je vida. Des paquets marrons tombèrent par terre et je vis nos réserves dérobées, nos barres énergétiques et compléments vitaminés. Je venais de faire la découverte de la semaine et l'aurait certainement reporté si en m'agenouillant pour les ranger, je n'étais pas tombé sur un plaid élimé à tartan jaune qui était resté bloqué au fond du sac. Je le déplia et le replia plusieurs fois. Un copain avait pour habitude de s'en servir comme poncho lors des journées fraîches et je jura de lui péter la gueule la prochaine fois que je le verrais comme on jure sans jamais vraiment aller au bout de ses dires. Je décida très rapidement de garder cela pour moi et m'embarquais du mauvais côté de la loi, mais dans l'absolu je ne voyais pas comment faire autrement. Les détails du vol s'alignaient et je ne pouvais faire pencher la balance vers lui. Je me mis à me demander si lorsque j'avais cabossé la tête du vieux, d'autres personnes dans l'assemblée avaient lancé leur pierre avec horreur, connaissant plus que ce qu'ils ne laissaient paraître.

- T'es qu'un con.