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Chapitre 2

Je n'attendais plus le jour, mais il finit par filtrer à travers les meurtrières. Toute la nuit j'avais guetté cette fenêtre sur le monde extérieur et, captivé par l'éclat vermeil de Mars, imaginais la légion des créatures qui errait dans la forêt. Les prières avaient cessé bien avant que l'aube ne pointe et je me sentais comme le guetteur : celui qui veille quand les autres s'enfoncent dans un sommeil innocent.

Un enfant brailla. L'abri s'éveilla et moi je me levais, bien que difficilement. Je ressentais encore l'empreinte du sommier de fortune dans mes côtes et des poches remplies de ciment s'accrochaient à mes paupières. Hector bailla, se plaignit de l'enfant et me dévisagea rongé par la fatigue. J'avais cru voir plusieurs fois ses yeux brillants dans l'obscurité.

- Bien dormi ? me demanda-t-il en trébuchant sur ces mots. Parce que moi, pas du tout.

Je ne pus m'empêcher de glousser en découvrant sa peau striée. En plus d'avoir une gueule de vampire livide il marquait d'un rouge franc.

- Une nuit royale, dis-je sans conviction. L'hôtel est presque plus agréable que la terre nue.

Je me suis envolé, fait le tour de la Lune puis ait atterri sur Mars. La misère humaine ne représentait plus rien pour moi qu'une minuscule perle bleue, puis les échos des combats ont parcouru l'immense espace pour me retrouver. Ils me suivent et je n'y échapperais jamais, peu importe la distance que je leur impose.

Optionnellement, je n'ai pas dormi, pensais-je.

- Je ne te crois pas. Ils ont tiré toute la nuit vers le lac... Encore une fois ! Je me demande quand ils en auront fini avec cette tanière.

- Jamais.

- Peu importe tant que nous pouvons vivre de magnifiques journées.

Nulle ironie dans son ton. La journée serait ensoleillée, mais pour moi cela signifiait qu'elle serait moche. Mon labeur éreintant se réalisait avec la plus grande aise quand le ciel menaçait. Avec peu d'espoir, je me dis que j'échapperais peut-être à ma séance de torture journalière grâce à ma cheville qui, si elle avait cessé de me faire mal, ne présentait qu'une mobilité restreinte. Peut-être que mon état entraînerait la pitié du médecin sectoriel qui m'accorderait la journée. Ça me plairait car j'entretenais dans une ruelle un maigre potager qui, s'il venait à être découvert, me vaudrait des réprimandes. Je n'avais pu voir l'avancée de mes cultures depuis mon dernier congé, deux semaines auparavant, et si les plantes ne nécessitaient pas d'entretien particulier, je restais curieux de voir où elles en étaient.

- Je ne sais pas si je pourrais en profiter, dis-je en désignant ma cheville.

- Non, ils vont te foutre sur une chaîne.

Une grimace abîma mon visage. La chaîne de tri était une possibilité. Nous devions trier les merdes pillées et apportées par les camions jaunes. Les chauffeurs qui en descendaient transcendaient les frontières de l'animalité et se marraient bien quand on leur demandait si leurs baraques roulantes étaient plombées avant de repartir aussi sec. Je ne connaissais pire moyen de passer la journée que celle d'être privé de toute lumière et je me sentis victime d'une injustice terrible. J'ouvris la bouche pour protester :

- Il n'en est pas question, plutôt mener ma mauvaise mine à la carrière ! m'écriais-je.

- Tranquille ! Tu as encore tous tes membres et ce n'est l'affaire que de quelques jours avant que tu ne sois remis sur tes deux pattes.

- Je peux encore marcher, me défendis-je, et mes bras peuvent bien piocher.

- Oui mais avec un sac de caillasse sur le dos et une pente raide qui s'étend jusqu'au ciel, le peux-tu encore ?

Je ne le pouvais pas et j'en avais une conscience aiguë. La main-d’œuvre dédiée aux travaux de force était trop précieuse pour être épuisée à la tâche et pour une fois je ne pouvais cracher à la gueule du Héron. L'organisation du camp était déplorable, un système tyrannique sous l'égide d'une élite guerrière, mais je ne pouvais que reconnaître que leur façon de gérer les affaires restait relativement humaine ou plutôt « économique ».

- Je le confesse, je roulerais jusqu'au fond de la tombe que j'aurais moi-même creusé, finis-je par admettre.

Les portes de l'abri s'ouvrirent et la tronche de Carlsen apparut. Il s'avança au milieu des regards paumés et dévisagea l'assemblée avec ses grands yeux cernés. Nous nous turent comme des enfants sages en attendant sa traditionnelle annonce et dûmes tendre l'oreille pour le comprendre.

- Le rapport est passé ! tenta-t-il de crier d'une voix cassée. Le secteur est sûr, vous pouvez reprendre votre vie.

Il n'avait annoncé la mort de personne pendant l'attaque et je doutais que cela puisse arriver un jour. Peut-être qu'en restant dans les rues... Vous devez commencer à me suspecter. Peter Larsen serait-il suicidaire ? Mais la vérité est que je voulais tout simplement édulcorer un morne quotidien.

La vieille Hilde se jeta sur son fils unique :

- Le Héron soit loué ! s'exclama-t-elle, vite rejoint par les membres de sa congrégation.

Loué soit-il. Nos soldats atteignirent le divin bien avant que je n'arrive dans le camp et si cela m'emmerdait, je me dois de reconnaître qu'ils accomplissaient leur devoir avec zèle. Si je respirais, j'en attribuais le mérite à ces sombres figures.

Après que les accolades entre les rescapés de la bataille se soient terminées, on nous annonça que la journée commençait. La plupart d'entre nous se mirent en route vers le mess, un immense barnum si froid en hiver que les places près des marmites en devenaient prisées. Étrangement, je n'avais aucune envie d'engloutir ce porridge gluant et insipide – qui pourtant me comblait dans des conditions normales. Je suivais malgré tout le mouvement, incapable d'envisager une journée l'estomac vide quand Hector me doubla. Dans la lumière rasante du Soleil, il n'était qu'une silhouette vague qui tentait de prévenir mon éventuelle chute. Il avait sur moi un temps d'avance, décelant que ma cheville endolorie n'était pas seule au chapitre de mes maux. Je n'avais pas de miroir sous la main, mais un rapide coup d’œil à ma sale gueule qui venait de prendre une dizaine d'années en une nuit m'aurait suffi à comprendre que je ne tenais pas la grande forme.

- Je crois que j'aurais bien quelque chose à dire au contremaître, me dit-il.

« Au cas où tu oublies de te balancer » allait-il ajouter car même tu je l'entendais. Je marchais la tête basse en combattant la migraine qui naissait dans la clarté matinale. Je commençais à soupçonner que ma difficulté à me lever dans la nuit dépassait une risible volonté d'échapper au quotidien. Je rencontra une flaque d'eau et l'ignora sciemment, refusant de voir mon reflet.

- À propos de ma belle gueule de clébard ? ironisais-je

- Un clébard qui n'a pas l'air d'avoir faim.

Mon estomac vide ne réclamait rien. J'étais malade ou irradié. La semaine précédente, mon équipe avait découvert un gisement étrange et notre maton, après être descendu et avoir rapidement zieuté les éclats brillants, avait poussé un soupir contemplatif avant de se tirer sans ajouter un mot.

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- Non, pas vraiment, admis-je. Dis-moi et sois honnête : il ne perd pas son pelage le toutou ?

Une moue déforma ses lèvres et il m'examina tout en continuant de marcher. Non, tout allait bien là-haut hormis mes golfes qui ne cessaient de s'étendre.

- Rien de rien, dit-il.

- Merde, je serais devenu un héros à la carrière si ça avait été le cas. Nous sommes épuisés...

- Ce n'est pas que de la fatigue, me reprit-il.

Bien plus que cela, j'étais malade. Bien trop pour pouvoir embaucher, en tout cas je l'espérais. Je me mis à penser à ceux qui me montreraient du doigt, moi l'élément défaillait d'une société en équilibre précaire et me consola en me répétant que je ne mangerais pas de leur pain. Je ne pouvais penser mieux car il s'avéra, ce jour-là, qu'il en manquait. Nous le découvrîmes en arrivant au mess en bons derniers. Le barnum était résolument clos et une foule se tassait à l'entrée. J'eus un haut le cœur et m'assis sur le trottoir. La couleur kaki de la tente me filait une gerbe indicible qui m'éloignait définitivement d'un petit-déjeuner frugal.

Hector, après s'être assuré de mon état, me laissa seul et s'approcha de l'attroupement. Mes voisins s'écharpaient et je me pris la tête entre mes mains. J'ignorais si j'avais chaud ou si j'étais glacé.

Fait chier, ce n'est pas le moment, me dis-je en me sentant défaillir.

Je me pencha vers mes godasses dont les lacets devenaient serpents. Animés par une force surnaturelle, ils embrasaient ma cheville et si je me répétais que j'hallucinais, je ne parvenais à m'extirper de ce spectacle hypnotisant. Ils montaient, montaient et je découvris que ma vue se floutaient. Un choc lointain me ramena parmi les vivants et l'adrénaline s'agrippa à mon palpitant. Je relevai la tête et me focalisa sur le point blanc qui s'agitait en prenant une teinte écarlate au rythme de ses coups répétés sur la toile. Je reconnus là notre forgeron et je crois que de nous deux, il était alors le plus susceptible d'entendre le dernier battement de son cœur.

« Rien ! » entendis-je, puis quelque-chose à propos de la surveillance de la cantine. Une autre tâche s'approcha du point belliqueux et je me mis à redouter qu'un poing final ne mette un terme à cette dispute. Par chance, le mastodonte sembla calmer ses ardeurs et une silhouette indistincte, que je suppose être celle du marmiton, agita ses mains. Il lui dit que les réserves étaient vides, même les rations d'urgences avaient disparues et je savourais ce moment à travers ma fièvre. Dans une région peuplée de survivalistes que l'on prenait pour des demeurés, les barres à haute teneur énergétique étaient devenues une denrée si précieuse qu'on les prenait finalement au sérieux bien après la disparition de ceux qui les avaient accumulées.

Le forgeron haussa la voix et la conversation atteignit finalement un niveau suffisant pour que j'en perde pas une miette : un vrai spectacle vivant.

- Puis quoi ?! Nous sommes censés travailler l'estomac vide ? s'insurgea le forgeron.

- Tout a disparu ! Ce n'est pas de ma faute, elles étaient là hier et...

- M'en branle ! T'es tranquille derrière ta marmite, ceux qui bossent vont faire comment ?

Ta gueule, pensais-je avec une intensité digne de lui transmettre le message par télépathie, ce n'est pas toi qui marche le dos chargé. Retourne marteler tes pelles à la con.

- Je... bégaya le marmiton. C'est que je dois pouvoir au moins préparer un bouillon. Il nous reste des cubes et...

- Parce que tu penses que de la flotte bouillie va étancher notre faim ?!

- La prochaine dotation n'arrive que demain...

Je me dis alors – et je découvrirais que cela était à raison – que le voleur avait au moins pris la peine d'attendre le dernier moment avant de s'emparer du précieux butin. Nous supporterons une journée sans nourriture. Quelqu'un glissa un mot à l'oreille du forgeron qui s'éloigna et une queue s'organisa pour ingurgiter ce que le mess avait à proposer. Le bouillon, à défaut d'être nourrissant, n'était pas insipide.

Hector oublia le repas et me rejoignit en haussant les épaules :

- Quelle drôle d'histoire... me lâcha-t-il.

Je ne décela aucune surprise dans sa voix. Le camp n'en était ni à son premier ni à son dernier vol. Les dirigeants du camp calculaient les apports nutritionnels avec une telle minutie que l'envie d'une portion supplémentaire se ressentait souvent. Je ne donnais pas long feu à notre voleur. Il serait vite rattrapé et nous aurons droit à un feu de joie d'ici la fin de la semaine. Vous penserez à ce propos que je suis affreux, mais je me souvenais avec une bienheureuse nostalgie d'avoir participer à une battue sept mois après mon arrivée. Lors d'une inspection, les autorités avaient découvert une pleine boîte de rations de la dernière guerre cachée sous une plaque d’égout. Fier de sa cachette, le coupable n'avait pas pris la peine de l'éloigner de sa tente et s'il tenta de fuir, nous le retrouvâmes quelques heures plus tard. Je me souviens encore du vieillard recroquevillé dans le caniveau qui nous suppliait de l'épargner, de le laisser aller à la forêt et si je comprenais que son acte n'était que la conséquence de notre abandon, la faim qui enrageait mes entrailles me priva de compassion. Nous le conduisîmes au Héron et dès le lendemain étions convoqués sur le terrain vague. Nous appelions ce lieu la place commune car c'est ici que nous nous retrouvions lors de nos rares congés pour partager une bière. Contrairement aux autres jours, nous ne découvrîmes pas de tables dressées et surchargées de gibiers rôtis, mais des cairns regroupés en un carré de trois mètres de côté et cachés derrière un tissu noir. On nous tendit des seaux remplis de pierres, nous invitant à dégommer autant de taupes que possible. Au début, je me sentis incapable puis déchiré lorsque ma première pierre vola vers les tas et... Je le dis sans honte, même si le moi d'aujourd'hui désapprouverai, mais je me retrouva transi de joie. Je ne saurai jamais si l'un de mes jets fracassa l'unique crâne caché parmi les tas, mais ça aurait été un plaisir d'éclater un voleur. Pardonnez-moi si vous êtes choqués, mais vous ne connaissiez rien du camp avant que je ne vous le présente et ne comprendrez jamais ce que nous ressentions.

Je partageai le sort qui attendait notre inconscient du jour à Hector et il me regarda effrayé :

- Il doit avoir une raison de voler !

- La caillasse à ses raisons que la caboche ignore, répondis-je.

J'étais partagé entre l'excitation et la haine. Je pensais qu'en étant alimenté décemment, je ne serais pas tombé malade et ne vivrais pas ma pitoyable condition.

- Nous ne lapiderons personne ! blêmit-il.

- Si nous étions dans une putain de société juste, nous ne le ferions pas, mais petit... La survie obéit à des règles différentes. Demain, il nous volera à nouveau, demain nous crèverons tous pendant que lui connaîtra sa dernière semaine dans la solitude.

- Il pourrait fuir dans la forêt, dit Hector en regardant dans le lointain, pensif.

- Encore pire, il se ferait flinguer.

- C'est une mort moins atroce. Pourquoi le tuer s'il court déjà à sa mort ?

Cette question ne m'avait jamais effleuré car la réponse me paraissait alors d'une logique imbattable :

- Fuir c'est abandonner l'humanité, un crime capital. Celui qui recherche la mort est un danger pour les autres.

- C'est insensé...

Il secoua la tête et me dit que si c'était ainsi... Bien, ça l'était. Il s'assit à mes côtés et m'ignora, plongé dans ses pensées.

Nous restâmes un temps ainsi, ne mangeant pas et attendant que le repas se termine. Hector était revenu les mains vides et j'en avais conclus que sa portion lui avait été refusée. J'entendis son estomac gargouiller. Des pas finirent par s'immiscer dans mon horizon sonore. Je vis un homme qui s'approchait de nous, celui qui avait retenu le forgeron belliqueux. Il tenait un petit paquet à la main et je regretta aussitôt de ne pas me souvenir de son prénom. Les hommes bons ne sont pas légions, surtout dans le camp. Il s'accroupit face à nous :

- Désolé les gars. J'ai dû mendier pour avoir de misérables cubes... Mais on nous a annoncé qu'on travaillerait à 70% aujourd'hui.

- Alléluia, s'écria mornement Hector.

Il nous tendit le paquet contenant des cubes de bouillon affreusement salés. Je donna les miens à Hector qui avala le tout, machinalement.

- J'ai appris pour ton état, me dit l'homme bon en désignant Hector. Ça ne va pas être facile aujourd'hui.

- Je ne suis pas certain de pouvoir foutre les pieds à la carrière.

- Je te plains.

Il ne me jugeait pas et paraissait sincèrement désolé.

- Au moins, je ne volerais pas de part aujourd'hui, dis-je.

- Elle serait tienne si tu la désirais. Tu as une idée de qui a fait le coup ?

- Je ne sais pas, mais ils le découvriront vite.

- Hélas, ajouta sombrement Hector.

- La milice va enquêter, nous dit l'homme.

L'image de Carlsen retournant ma tente s'imposa à moi. Il enquêterait avec ses sbires et même si cela m'indifférait, je craignais que ses questions enfreigne sur mon jardin secret et que dans mon état, je lui réponde sans réfléchir.

- Rassure-moi, ils ne questionnent pas les mourants ? plaisantais-je.

- Ne t'inquiète pas, ça sera rapide. Je ne les vois pas torturer l'ensemble du quartier pour obtenir le nom du coupable, répondit l'homme.

- Je n'attendais pourtant que ça, sourit Hector.

Impossible de discerner s'il déconnait ou s'il était sérieux. Je le regarda franchement et lui demanda s'il avait quelque-chose à se reprocher. Il me sourit, énigmatique.

- Pas plus que tout le monde.

- Moi non plus, dis-je.

- Idem, rajouta l'homme.

Nous rirent de bon cœur, ignorant encore que nous en aurions plus l'occasion. À travers les larmes qui me montaient aux yeux, je ressentis une certaine tristesse en me disant que je ne pourrais jamais partager mon secret avec l'homme qui venait de m'offrir de son pain. Le don n'appelait que rarement à un contre-don dans le camp.