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Chapitre 7

Tremblements et sanglots se confondent. Je n'avais ni l'un ni l'autre, juste cette sensation incongrue d'occuper un autre corps que le mien. Les pierres s'amoncelèrent à côté de SIG bien après que la vie ne l'eut quitté et quand on décida finalement qu'il en avait eu assez, le représentant du Héron nous convia tous à un repas citoyen, histoire de rétablir la concorde. Les traîtres à l'humanité ne se pleuraient pas, ils se fêtaient et aussi la place était-elle pleine après que l'on eut évacué le cadavre.

- Tu ne restes pas ? me demanda-t-on.

J'assistais mes voisins dans le dressage des tables. Pliantes et d'un blanc écru, elles couinaient quand on les ouvrait en crachant une gerbe de rouille. Un peu plus tôt, on avait apporté un cadavre dans un sac à viande... Celui du mouton qu'on ferait griller et qui nous fixerait de ses yeux aveuglés par les flammes.

- Je n'ai pas faim, répondis-je.

Je mentais, évidemment. J'étais affamé, mais n'avais le cœur à la fête après ma matinée. Nous n'étions pas sur le champ d'exécution et pourtant je continuais de voir le fantôme de SIG qui jouait avec son flingue.

- Tu as l'air crevé, approuva-t-on.

- J'ai mal dormi.

Je disais la vérité. Lorsque la dernière table fut dépliée, je profitais de mon état pour m'enfuir. Je préférais de loin déambuler dans les rues désertées et poussiéreuses que fêter mon meurtre. Seul, je profanais le silence. Les planches craquaient sous mes pas, maigres compensations aux nid-de-poule qui parsemaient mon chemin. Mon esprit ne parvenait à être apaisé par la monotonie des paysages confrontés des centaines de fois. Les bâtiments détruits côtoyaient les raccommodés, certains étaient connus et d'autres inconnus. J'avais l'impression d'errer dans une jungle autrefois habitée mais désormais laissée au règne du végétal et tout se ressemblait. Nous n'étions pas à notre place ici, emprisonnés entre ces barbelés et ces miradors. Je ne le pensais pas souvent, mais peut-être nous aurions dû disparaître depuis longtemps, dévorés par les créatures... Ou... Survivre par l'errance comme ces nomades qui, inconscients du danger, continuaient à arpenter les terres désolées. Je n'étais pas sûr – et je ne le suis toujours pas – qu'il s'agissait d'humains car une rumeur persistante les décrit comme des créatures sentientes.

« Je retournerais à la forêt, là où j'ai été créé » chantonnais-je en me remémorant ce chant improvisé un soir d'été. La possibilité de mourir n'était-elle pas préférable à celle de ne pas vivre ? Vivre... Mes pensées me guidèrent vers Hector et sa sortie du camp. Était-il seulement rentré avec l'équipe de récupération ? Je me dirigeais d'un pas mécanique vers la cabane qu'il s'était construite, persuadé que j'étais alors que je le retrouverais entrain de glander sur sa chaise-longue. Oui, j'allais lui foutre mon poing dans sa sale gueule et ça me soulagerait davantage que mes déambulations. J'atteignis sa domus, comme il se plaisait à l'appeler et qui remplaçait la tente que je ne connaissais que trop bien pour l'occuper en seconde main. Elle jurait dans l'environnement pourtant hétéroclite. L'unique fenêtre provenait d'une maisonnette pour enfant, en vieux plastique rouge, sur laquelle avait été tendue un sac poubelle transparent qui filtrait péniblement les courants d'air. Je la vis qui me jetait des appel lumineux, fixée de guingois dans le mur et engloutie sous une couche de mortier qui mordait sur les bords. Elle était fermée, comme la porte qui tenait à peine sur ses charnières de fortune : celles d'un abattant de chiottes. Une monstruosité qui résultait des mains peu expérimentées d'Hector et qui lui convenait à merveille à ce trou de cul.

- Il n'y a personne dans cette baraque ?! tonnais-je.

Nulle besoin de réponse car ses godasses n'avaient pas été accrochées au clou rouillé qui les accueillaient en sa présence. Mais je devais quand même vérifier et aussi ouvris-je la porte dans l'espérance de le retrouver endormi, encore habillé de son bleu de travail souillé par les fluides des morts. Il n'était pas là. Un relent de renfermé me frappa, bien que la piaule eut été rangée avec la minutie que je lui méconnaissais comme une invitation à un visiteur curieux. Le mobilier, parfaitement placée, était d'une grande qualité pour le camp. Le lit métallique accueillait un nombre effarant de tapis de yoga jusqu'à en devenir presque confortable, une petite armoire contenait les fringues de mon ami et une table basse – en réalité deux briques surmontées d'une planche – croulait sous les souvenirs accumulés. Je me dirigea vers elle, balayant furieusement les bibelots. Ce connard n'était pas revenu et ses merdes se retrouvèrent parterre. Je ne pus m'empêcher de les piétiner comme un gosse piquant une crise.

- Le con ! m'écriais-je.

Je voulais détruire sa cabane pour ce qu'il avait anéanti en moi. Il avait disparu. Les lunettes fétiches n'étaient plus là et je ne pouvais même pas me venger sur celles-ci. Elles appartenaient à son père et si elles étaient brisées cela n'avait rien à voir avec l'attaque qui lui ôta, plus tard, la vie. L'abruti s'était assis dessus et les avait donné au fiston pour qu'il s'amuse avec. La paire agissait comme un talisman sur Hector et il la dorlotait. Il avait été embauché à la récupération des cadavres et n'étant pas rentré, je le pensais bouffé par la forêt. Une autre hypothèse s'ouvrait à moi : il ne serait pas parti définitivement sans la seule chose qu'il lui restait de son père. Peut-être était-il vraiment mort, mais non pas dévoré par les créatures. Non. Flingué par nos soldats.

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Je serrais les poings et éclata la foutue table. Une écharde se ficha dans ma chemise. Même absent, il parvenait à m'emmerder. Le souffle court, je me laissa tomber sur son lit et respira lentement afin de me calmer. Je venais d'assassiner un innocent pour ce connard que je ne verrais plus. Au départ, je crus que ma vision se troublait une nouvelle fois, mais un sourire me parvint du volet clos encore plus sombre qu'à l'accoutumée. La joyeuse marmotte se foutait de ma gueule, une enveloppe à son effigie avait été punaisée dans le bois et un prospectus d'antan en dégueulait. Je le saisis et l'étudia. Entre les délices en boîte, je retrouvais l'écriture serrée et maladroite d'Hector. Elle courait sur toute la page, envahissait la suivante. Il n'était finalement pas parti sans laisser de traces. Je maîtrisais les mystères de la langue, une capacité rare dans le camp et j'ignorais qu'Hector en était aussi capable.

Je lus sa dernière lettre :

Mon grand ami...

« Ma petite merde » pensais-je en réponse.

D'où je suis, je prie pour que tu sois le premier à découvrir les dernières lignes que je couche dans ce camp, mais une chose est certaine : je ne prie pas le Héron.

Les secondes s'égrainent et bientôt je partirais dans la forêt. Je redoute de n'avoir le temps de tout t'écrire avant qu'on ne vienne frapper à ma porte et je ne parviens à me concentrer sur cette lettre. La nuit est longue lorsque la fin s'approche. Qu'est-ce qui m'attend à l'extérieur du camp ? Si mes théories sont correctes : rien. Je crèverais de faim si je parvins à échapper aux rafales.

Maintenant, au moment où tu me lis, je ne suis plus dans le camp et n'y reviendrais pas. J'ai embarqué avec moi les lunettes de papa et ô combien je me souviens avec une douceur enfantine de toutes ces fois où elles glissaient sur son nez et qu'il les remontait avec agacement... Elles étaient cassées bien avant qu'elles ne le soient irrémédiablement, les verres rayés n'aidaient en rien sa vision défaillante, mais... Était-ce important ? Il parvenait à aller aux champs, s'occuper de ses poules et changer les litières. Je crois que pour ce qui compte vraiment, la vue n'a pas d'autant d'importance que le reste... C'est un bien voyant qui te dit ça.

Pardonne-moi cet élan sentimentaliste. Peut-être que quand les étoiles pâliront, je le rejoindrais et bon dieu... J'ai peur. Difficile de saisir que le pleutre que je suis puisse s'aventurer dans ces terres maudites... Mais pourtant c'est le cas. Le choix ne m'incombe plus.

Je m'en veux pour Sigmund. Paraissait-il à tes yeux le coupable idéal ? Pas aux miens, c'était juste un pauvre type sur lequel j'ai jeté mon dévolu par lâcheté. Il ne m'a jamais rien fait, son innocence était pure et moi... Je ne suis qu'une ordure que tu peux détester autant qu'elle se déteste. Tes sentiments en mon égard sont légitimes, je ne mérite pas ta pitié... Puis... Deux meurtres pour le prix d'un. J'aurais aimé éviter le doublé... J'ai maintenant deux vies à sauver pour me rattraper.

Pourquoi en suis-je arrivé à condamner SIG ? Tu avais raison, j'ai bien « emprunté » les réserves de la cantine. « Emprunté » ? Ne les avez-vous pas récupérées ? La vérité ne va pas tarder à éclater. Ne crois pas que le Héron soit dupe et qu'une place dans une fosse commune ne me soit pas réservée.

Tu vas rire, mais après la mort de mes vieux, je me suis retrouvé hanté par un rêve récurrent. La terre tombait dans mes yeux ouverts et ma bouche, béante de stupeur, se remplissait du terreau fertile des vies qui ne viendraient pas. J'étouffais sans cesse. Avec le temps, je découvrais que je pouvais encore respirer... Parfois et seulement lorsque mes errances sous cette foutue banquise me mènent vers une inspiration... Je remplis mes poumons et repars alors en apnée jusqu'à que... Jusqu'à que je n'en puisse plus.

Je serais arrivé à ce « plus » plus tôt sans toi. Sans Maria. Penses-tu seulement que j'avais l'intention de me carapater avec nos rations minables ? Je voulais avant tout venir à l'aide... Maria a appris que son petit serait enlevé par Carlsen lui-même. L'ordure enivrée n'a pas su tenir sa langue après son deuxième pack de bières... Pas celles brassées localement, les autres, de la Marmotte avec plusieurs degrés d'alcool. Il était bourré. J'étais à côté et toi tu tapais ta meilleure sieste loin de ce connard sinon tu aurais capté Radio Carlsen comme la moitié du quartier. Je te laisse imaginer la réaction de Maria... Pas super chaude pour participer à l'effort de guerre. Ce marmot, c'est la seule chose qu'il lui reste d'une relation qui fut belle avant de virer au cauchemar.

De mon côté, je ne pouvais m'empêcher de penser à tous les gosses que nous avons donné au Héron sans que cela ne nous permette de quitter ce putain de camp. Le discours est irrémédiablement le même : une histoire de préservation et non de reconquête. Les frontières du camp n'ont pas bougé depuis que je suis arrivé et cela depuis bien des éons si tu veux mon avis. Ne va pas me raconter que l'équilibre est maintenu par ces grillages gringalets qui nous protègent de l'envahisseur sylvestre... Ils nous cachent quelque-chose. As-tu déjà vu une sentinelle ? Les miradors nous surveillent et oublient la forêt. Carlsen et sa bande ne sont bons qu'à picoler et à parier pendant que les créatures rôdent... Si mes parents n'avaient pas été bouffé, je douterais de leur existence, mais je ne peux m'empêcher de penser que notre espérance de vie en dehors de notre prison dépasse largement l'heure qu'on nous promet. Maria et son gamin se sont risqués à l'aventure, elle a entendu la voix du Nord comme ta Lucille sauf que contrairement à ta copine un type a voulu maximiser ses chances de survie.

Une question te brûle. Pourquoi ai-je fait ça ? Je n'en sais rien... Ma claque de participer à cette mascarade ? Un geste de bonté qui tourne mal finalement... Peut-être encore plus que ce que je ne peux imaginer. Je ne sais pas si Maria est parvenue à fuir avec son enfant. Je n'ai pas entendu la Voix de mon côté, mais je vais la rejoindre et... Si je ne la trouve pas, je rejoindrais les nomades et intégrerais le convoi. Ils recherchent des manœuvres.

Je vais réussir. Je ne serais pas dévoré. J'éviterais la balle.

Beaucoup d'espoir. Je te dis adieu mon ami. Désolé de t'abandonner en chemin, désolé de te faire partager mon crime, désolé si on ramène mon corps fauché par une rafale, désolé pour tout ce merdier... C'est débile d'être tué pour essayer de se tuer. Totalement débile.

Merci. Je peux respirer désormais.

Hector

Je ne parvenais à me focaliser sur la lettre lorsque je tenta de la relire une seconde fois. J'ignorais si la tristesse rejaillissait ou si la peur m'accaparait. S'imposant en moi, l'alternative de Carlsen découvrant la lettre avant moi. Elle ne m'incriminait pas pour ce qui était du vol, mais indiquait sans détour que je taisais le crime de mon ami. Je rejoindrais SIG le cas échéant.

Je la froissa, non sans survoler une dernière fois la formule de clôture. « Je peux respirer ». Personnellement, j'étouffais. Les yeux embués, je sortis de la cabane sous ce grand ciel bleu qui m'englobait. L'univers vert de la forêt qui pointait au bout de la rue, parcellé arbitrairement par le grillage qui m'en séparait, m'appelait. Un jour, je retournerais la forêt viendra à moi et j'y mourais. La frontière ne cessait de bouger et le Mal pénétrait dans le camp, c'était la vérité. Les traces sur la cheminée révérée par Hilde, l'attaque de Maria... Les créatures étaient déjà parmi nous, enlevant mères et enfants, dévorant notre quiétude.

- C'est une journée de merde et t'en fais partie, dis-je à mon reflet rencontré dans une flaque boueuse.

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