* J'ai trouvé ! S'exclama Khamilla en plaquant énergiquement un morceau de parchemin sur la table.
Par l'unique fenêtre du salon, on pouvait entendre la bruine du matin arroser la chaumière.
* Pour mon problème de voix ?
Son amie hocha la tête, redressa ses lunettes et la dévisagea du regard de celle qui voulait négocier quelque chose en retour.
* Quelle est cette solution ? demanda Freyja en tendant directement le bras pour récupérer le parchemin.
Avec vivacité, Khamilla le froissa dans son poing droit et le cacha derrière son dos.
* Je te donne la solution, mais à une seule condition, dit-elle, ses petits yeux arrondis couleur noisettes brillants à-travers ses lunettes avec une volonté insoupçonnée. J'aimerais savoir pour quelles raisons tu comptes l'utiliser, ça et l'onguent de Lukfrí.
Freyja contourna la table à pas feutrés, comme si elle approchait un oiseau qui s'apprêtait à s'envoler. L'oiseau se contenta de battre en retraite derrière une chaise, le parchemin toujours coincé entre ses doigts.
* Tu comptes ne pas me répondre ? Je t'ai aidée et je souhaite encore t'aider. Tu me dois bien la vérité !
* Donne moi la solution sans poser de question.
* Dans ce cas..
* NON !
En une enjambée Khamilla s'était rapprochée de la cheminée et menaçait maintenant de lâcher le parchemin dans le feu virevoltant.
* Tu as l'air d'y tenir à cette recette, fit gentiment remarquer Khamilla. Moi je tiens à t'aider et à savoir dans quoi je m'aventure. J'ai cherché dans tous les livres que je connaissais, mais c'était comme chercher une marguerite dans un champ de tournesol : aucun livre ne parlait de pouvoir modifier la voix. Alors, j'ai attendu la nuit et j'ai fouillé dans Les mystérieuses mixtures de Bagraba, le grimoire sacré de ma mère. Un recueil de recettes aussi intrigantes que dangereuses, si utilisées à mauvais escient, bien sûr. En tout cas, Mère avait raison sur un point : je n'aurais pas dû le lire. Je n'ai jamais vu de grimoire qui cherche à corrompre les pensées de son lecteur et je suppose que c'est la raison pour laquelle la formation des herboristes dure tant d'années. Mais j'ai su m'extraire de la tentation et résister à la soif de connaissance qui me submergeait ! Freyja, comprends moi, en tant qu'herboriste et en tant qu'amie je voudrais savoir à quelles fins tu destines cette recette.
Freyja pensait autrement.
Elle ne voulait pas impliquer entièrement son amie - sa seule amie - dans ce ramassis de mensonges et de tromperies qui avait pour seul but de satisfaire son désir de prouver sa valeur aux yeux d'...
« Non. Cela s'arrête aux mensonges et aux tromperies, un point c'est tout ! », se persuada Freyja.
D'un autre côté, il était inconcevable de laisser ce parchemin disparaître et d'attendre sagement le retour de l'ours, en sachant pertinemment qu'elle serait de nouveau enfermée et délaissée. Elle ne verrait plus Khamilla, Jorik et même Audroma. Ils lui manqueraient tous terriblement.
D'un autre côté, Khamilla n'avait jamais trahi sa confiance et c'était de la faute d'Edmund si elle fut contrainte de l'ignorer dans le but de protéger sa mère. Freyja ne lui en voulait pas. Non. Elle ne lui en avait jamais voulu.
En fait, elle avait confiance.
Ce genre de confiance qui apparaît soudainement et inexplicablement pour lier deux êtres dans une amitié éternelle.
* Assieds-toi, répondit finalement Freyja. Je vais tout te raconter.
Ainsi elle se confia pour la première fois depuis des années à sa meilleure amie retrouvée. Surprise et impressionnée, Khamilla accueillit son histoire avec bonté et décida de la soutenir dans ses projets.
* Je t'aiderais à devenir la première Viking de l'histoire de la Norria ! dit-elle avec ferveur. Ce sera mon petit plaisir à moi.
Freyja trouvait tellement soulageant d'avoir vidé son sac, qu'elle servit du lait de chèvre et étala des biscuits au miel sur la table la plus proche de l'âtre. Khamilla dévoila enfin le contenu du fameux morceau de parchemin.
* La liqueur de Toffrøst, dit-elle en tapotant la recette de l'index avec un mélange d'enthousiasme et de sérieux.
Les quelques mots soigneusement écrits à la main se révélaient être une liste d'ingrédients plutôt qu'une recette.
* J'ai noté rapidement ce qu'il faut rassembler, expliqua Khamilla en réponse au regard perplexe que lui adressait Freyja. Je vais te partager la méthode car c'est quelque chose que je refusais d'écrire. Tu dois comprendre que ce qu'il y a dans ce livre ne se fait nul part ailleurs et qu'il ne suffit pas de mélanger et d'infuser des plantes au hasard pour arriver à ses fins. Heureusement que cette décoction ne nécessite pas de sacrifices, auquel cas, je ne te l'aurais jamais donné.
* De quoi aurai-je besoin ? écourta Freyja, impatiente d'en finir avec ses préparatifs pour profiter de Lingard avant le départ.
* C'est simple. Il suffit de mélanger de la liqueur de noix avec du jus de clairevoix. Jus que l'on obtient en écrasant des baies de clairevoix. Je n'ai pu trouver les baies ni dans l'échoppe ni dans la réserve, et mère refuse de me donner sa localisation. J'ai préféré ne pas insister. Elle aurait pu se douter que j'ai lu son grimoire. Enfin, la chose la plus complexe reste encore le dernier ingrédient : la voix de Sykfried.
* La voix ? s'étonna Freyja.
Khamilla s'affala pour la première fois sur le dossier de sa chaise, comme écrasée sous le poids d'une culpabilité partagée.
* Tu dois te procurer sa voix puisque c'est lui que tu dois imiter. Plus précisément, tu dois voler son timbre originel. C'est un son incontrôlé, propre à l'individu et que nous connaissons tous : le hoquet. Mais, Freyja, n'auras-tu aucun scrupule à lui dérober sa voix ?
Une horde de nuages blancs glissait sur le ciel bleu qui dominait Lingard, au moment où Freyja arpentait la ville à grands pas. Khamilla l'avait quitté un peu plus tôt pour retourner à ses obligations auprès de sa mère, en lui laissant un nouvel objectif à accomplir : celui de se procurer le timbre de Sykfried.
Elle arriva très vite devant la maison des réfugiés qui accueillait aujourd'hui plus de monde que d'habitude. Les familles des victimes touchées par l'incendie s'étaient rassemblées entre les haies colorées pour faire un sacrifice et prier les dieux d'accorder leurs grâces aux blessés.
Freyja eut un pincement au coeur en voyant Audroma, à genoux, en train de supplier les dieux de guérir son fils pour qu'il participe à l'élévation. Elle se sentit coupable de vouloir usurper son identité.
Dans la chambre, Freyja observa longuement le jeune homme au visage brûlé. Paisiblement endormi, sa tête reposait sur une montagne de coussins blanchis. Sa peau avait retrouvé un semblant de teinte colorée (enfin, uniquement autour des plaies noirâtres qui laissaient entrevoir les rares zones épargnées). Malgré les nécroses, son mal semblait l'avoir quitté. Seul le repos réfléchissait sur son front carbonisé. Il était loin de se douter de la machination qui se tramait juste sous son nez.
S'asseoir auprès de Sykfried en tenant le godet qui contenait la mixture préparée par Khamilla dans le seul but de provoquer un hoquetement lui tourmentait l'esprit. Peut-être devrait-elle cesser de mentir à lui et à sa mère ? Peut-être était-ce mal de profiter de son infortune pour arriver à ses propres fins ?
Mais, d'un autre côté, Freyja devait-elle pour autant renoncer à l'ensemble de ses rêves alors qu'elle avait si longtemps attendu une telle opportunité ?
Elle s'était engagée à le faire, elle ne pouvait plus reculer. Du moins, c'était ce qu'elle se répétait avant de secouer Sykfried par l'épaule. Inévitablement, une part d'elle se répugna de l'avoir réveillé pour lui faire boire le verre qui la propulserait peut-être sur le chemin de son propre succès.
* Étrange le goût de ta boisson, dit-il faiblement, les cordes vocales encore fragiles.
* C'est pour t'aider à guérir...
Sykfried releva son buste et passa la main sous le tas d'oreillers. Avec un sourire affreux - le plus beau que les muscles de son visage lui permettait d'accomplir - il tendit à Freyja un morceau de lin plié en deux.
* Prends-le, il est apparu sur ma table de chevet. Je ne sais pas qui l'a déposé, mais il t'est destiné. Lis-le. Je ne me suis pas permis de le faire.
En ouvrant le parchemin en deux, une écriture penchée disait : Le dernier ingrédient se trouve dans la forêt aux murmures.
« La baie de clairevoix ! » Pensa Freyja.
Mais de qui provenait ce mot ? Pas de Khamilla. Elle n'aurait jamais pris le risque de l'écrire. Cela signifiait-il qu'une autre personne était au courant de toute la supercherie ou juste du fait qu'elle recherchait la baie ?
Elle ne le saura probablement jamais.
Mais peu importe. Selon elle, ces mots étaient un signe des dieux. Ils cautionnaient ses actes.
Sykfried se mit soudain à hoqueter. Ses paupières s'alourdirent et son buste oscilla d'avant en arrière dans un début de brusque somnolence. Le puissant somnifère de Khamilla faisait effet, sauf que Freyja avait encore besoin de lui parler !
* Sykfried, où se trouve la forêt aux murmures ? dit-elle en le secouant par les épaules pour éviter que la mixture ne fasse complètement effet.
* Sais pas… dit-il en planant à moitié vers le monde des rêves. Personne n'en parle... Mais comme tu es une fille bien... Quelqu'un à la taverne... raconte les choses que personne n'aime... entendre. Une connaissance à moi. Dis que tu viens... de ma... part.
* Comment le reconnaîtrai-je ? Demanda la fille bien, en ayant du mal à réguler sa voix.
* Il... a... la... langue... pendue...
Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et il s'écroula doucement sur la montagne de coussins, le corps hoquetant régulièrement. Freyja vérifia que personne ne se trouvait derrière la porte avant de sortir une fiole de son sac et murmura amèrement une incantation :
« Moi, Freyja, te demande de sortir,
petit son caché au plus profond de toi.
Je t'implore de m'obéir,
car de toi je veux faire ma nouvelle voix. »
Le torse de Sykfried se comprima violemment et il rejeta un énorme hoquet, plus bruyant que les précédents, avant de tomber raide sur le lit, la bouche grande ouverte et les yeux réduits en deux fentes endormies. Dans un soupir profond et harmonieux, un minuscule filament bleuté s'échappa de l'obscurité caverneuse de sa gorge pour venir se réfugier dans la fiole transparente.
Freyja referma l'objet et contempla un instant le timbre de voix virevolter dans son compartiment avec la légèreté d'une plume qui se métamorphosait sans cesse en plusieurs formes indistinctes. Elle rangea ensuite l'objet dans son sac et remercia Sykfried du coin de l'oreille, car sans lui, rien n'aurait été possible.
Il faisait doux dehors. Un fond bleu s'étendait au-dessus de Lingard.
Freyja emprunta le raccourci qui coupait par la plantation de pommiers pour rejoindre la seule taverne qu'elle connaissait dans le quartier est. Elle passa devant l'affiche jaunie de l'herboriste disparue sans y prêter attention et balaya du regard la terrasse encore peu fréquentée à cette heure-ci.
Un homme d'environ une soixantaine d'années, vu son crâne presque entièrement chauve et les poils blancs qui dépassaient de son nez, était assis à un tonneau qui servait de table et sur lequel reposait un pichet vide. Le ventre rond et solide comme une barrique, il dévisageait les passants de ses yeux obscènes, s'éternisant plus particulièrement sur les femmes. Sa langue, longue et pointue, s'agitait continuellement hors de sa bouche à la manière d'un serpent en quête de son quatre-heure.
« Il a la langue pendue », se répéta Freyja.
Elle approcha l'individu en restant dans son dos, mais il remarqua sa présence. Peut-être était-ce dû à sa langue battante qui agissait vraiment comme le radar sensoriel des serpents ? Freyja secoua la tête pour effacer cette hypothèse insensée et s'attabla face à lui.
Elle croisa les bras sur sa poitrine. Son regard reptilien la rendait mal à l'aise.
* Bonjour, dit-elle en donnant de l'intonation pour masquer sa gêne. J'ai entendu dire que vous êtes disposé à partager les rumeurs de la ville. Le genre d'histoires qui ne se racontent pas à haute voix.
L'homme se contenta d'esquisser un sourire. Il y avait dans son regard une jubilation malsaine certainement due au fait que Freyja, une femme, l'ai abordé.
* Que pouvez-vous me dire sur la forêt aux murmures ? Poursuivit Freyja, en enfonçant son dos sur le dossier de la chaise pour mettre de la distance entre eux.
Le vieil homme claqua la langue et désigna un petit écriteau accroché au bord de la table qui disait : Contes et histoires de Lingard. Réservé aux touristes et curieux qui désirent en apprendre plus sur Lingard. Interdit aux femmes.
Freyja s'offusqua et était sur le point de le faire savoir publiquement, mais elle parvint à se contrôler. Cet homme répugnant était sa seule source d'information pour connaître l'emplacement de la baie de clairevoix et elle ne voulait pas tout gâcher. Alors, elle enferma son mécontentement dans un coin de son cerveau et dit avec autant retenue que possible :
* Je viens de la part de Sykfried.
Le vieil homme ouvrit un peu plus les yeux et examina Freyja une seconde fois de haut en bas. Plus en détail. Se sentant déshabillée du regard, elle resserra par-réflexe ses bras autour de sa poitrine et courba le dos pour essayer de masquer le reste de son corps derrière le tonneau.
Grossièrement amusé, le serpent montra sa main. Il réclamait de quoi délier sa langue. Freyja sortit sa bourse.
* La moitié, dit-il enfin d'une voix élimée, ses yeux cupides captivés par le sac de pièces.
* Marché conclu, répondit-elle à contre-coeur. Dites-moi tout ce que vous savez sur la forêt aux murmures.
* J'ai dû mal à raconter la gorge sèche.
Freyja lui avança quelques norilles et il commanda un pichet d'hydromel au tavernier.
* La forêt aux murmures, dit-il en se servant un godet. Il n'y a pas grand chose à dire, si ce n'est qu'elle se trouve au nord de la ville, en-dehors des palissades et qu'autrefois c'était un lieu où on chassait et cueillait beaucoup. Le lieu de chasse préféré du Jarl. La chose étrange est le brouillard permanent qui se trouve autour du sentier. Il est apparu il y a plus d'un an, et depuis, impossible de s'aventurer hors du chemin sans s'y perdre à tout jamais. Des gens vont même à croire entendre des voix, des murmures ou qu'èque chose comme ça. Alors ils évitent la zone et la surnomme la forêt aux murmures. Voilà ce que je sais sur ce sujet.
Freyja lui donna sa paie et se leva avec l'irrépressible envie de déguerpir le plus loin possible de son regard oppressant, mais quelque chose lui traversa l'esprit et la fit se rasseoir.
* Que savez-vous sur celle-qui-n'a-pas-de-nom ?
Le vieux serpent l'observa d'un œil différent.
* Je veux le reste de la bourse, dit-il avec avarice.
* C'est du vol ! S'écria Freyja en plaquant ses mains sur la table.
Le regard du tavernier qui essuyait sa verrerie et des quelques personnes qui passaient par-là se posèrent sur-elle. Freyja retrouva son calme en se disant qu'elle n'avait plus besoin du reste de son argent parce qu'elle avait déjà effectué tous les achats indispensables pour participer à l'élévation. Cette dernière information liée à son existence était un extra qui valait plus que tout autre objet ou aliment qu'elle aurait pu s'acheter au marché de Lingard.
D'une poussée de main, elle fit glisser la bourse en direction du vieil homme qui s'en empara avec avidité.
* C'est une histoire que j'aime raconter aux voyageurs qui ont les moyens de se la payer, dit-il en souriant dans l'ivresse d'avoir fait une bonne affaire. Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom vit perchée au sommet d'une falaise à l'est de Lingard depuis ces dix-neuf dernières années et n'en sort presque jamais. C'est le Cornu qui s'occupe d'elle et nous protège de ses méfaits. Par trois fois, elle est descendue en ville et par trois fois une catastrophe s'est produite. La première fois qu'elle est apparue fut le jour des funérailles du roi (le vieil homme en profita pour descendre une chope en sa mémoire). En cette matinée triste et frais d'automne, pas un seul des habitants endeuillés de Lingard aurait pu s'attendre au pire : en fin d'après-midi, les premiers flocons de neige apparurent et dès que Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom, encore qu'un bébé, eut franchit l'entrée de la ville dans les bras du cornu, Lingard subit un violent hiver qui dura un mois et provoqua la mort d'une centaine de personnes. À l'époque, personne n'émit de conjectures et tous tâchèrent, malgré la difficulté, de reprendre une vie normale. (L'homme marqua une pause pour remplir sa chope d'hydromel) Huit ans plus tard, une dizaine d'habitants furent soudainement prit de terribles maux de ventre et de tête. Signaux qui furent dans un premier temps banalisés. La semaine suivante, le tiers des habitants, adultes comme enfants, furent touchés par ces mêmes symptômes et les premiers morts furent rapidement recensés. La mystérieuse maladie entraîna une vague de décès qui paralysa la ville entière pendant trois mois et un épais nuage funèbre planait au-dessus des habitants, emportant plus de cinq cent âmes innocentes dans la mort, sans aucune distinction. Le peuple apprit tardivement que Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom avait logé en ville, à cette période, durant plus d'une semaine. Pourtant, personne ne fit le lien. Probablement parce qu'il n'y avait aucune preuve. (Il but un autre coup) Deux ans plus tard, Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom descendit une troisième fois en ville le soir du grand banquet qui clôturait la saison de chasse, et cela, sans que personne ne le sache. Au cours de la soirée elle fut prise en flagrant délit en train d'incendier la réserve de viande. Nous étions aux portes de l'hiver. Elle se retrancha aussitôt au sommet de sa falaise et la famine s'abattit sur Lingard pendant toute une année. Conséquence : un nombre inchiffrable de morts. L'unicité du peuple fut brisé, les habitants s'entredéchirèrent, les ressources restantes furent rapidement épuisées et de profondes inégalités se creusèrent dans toute la province entre riches marchands et simples paysans. Mais le plus effrayant fut que le soir même de ce jour funeste, une petite voix lointaine résonna dans la tête de chaque adulte de Lingard en répétant sans-cesse : Craignez-la, haïssez-la, évitez-la, auquel-cas l'avenir de Lingard dépérira !
L'histoire de Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom résonnait encore dans l'esprit de Freyja quand elle enjamba la clôture au pied de la falaise. Il était clair comme de l'eau de source que l'histoire parlait d'elle puisque l'évocation de ces évènements lui avait ravivé de nouveaux souvenirs.
Au début, elle trouva naturel de parvenir à voir et ressentir une histoire qui eut lieu dix-neuf printemps en-arrière. Elle avait toujours eu beaucoup d'imagination. Mais avec du recul, elle révisa cette conjecture. Non, effectivement, il n'était pas normal de visualiser parfaitement des scènes que l'on avait jamais vécues. Sauf si on les avait vraiment vécues.
La première scène se déroulait un après-midi d'hiver où tout était couvert de givre et de blanc. Elle était allongée sous le regard bienveillant d'une impressionnante dame en pierre.
La statue avait les bras écartés. Malgré les flocons de neige qui tombaient un mètre plus loin, l'atmosphère était étrangement chaude et réconfortante. Les minuscules doigts de Freyja cherchaient à attraper le visage de la dame en pierre. Sa bouche dépourvue de dents émettait de joyeux gazouillis.
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Elle ne s'était jamais sentie aussi bien de toute sa vie. Elle allait merveilleusement bien.
Elle se sentait comme…
… Comme sous la protection d'une mère.
La seconde scène débuta par une journée grise et morne. Dans l'attente du retour d'Edmund parti pour un voyage lointain, Freyja se lassait d'observer en cachette Jorik entraîner les jeunes garçons à manier l'épée et à tirer à l'arc sans jamais y participer.
Ensuite, un paysage différent apparu, caverneux et étranger à Lingard. Un individu étrange réquérait son aide tandis que des événements flous se succédaient pour terminer sur une blessure qui lui meurtrissait l'avant-bras. Le souvenir la renvoya à Lingard, le bras intact, sans que jamais personne ne se rende compte de sa disparition...
Le dernier souvenir se passa à Lingard. La poitrine haletante. Le cœur coincé entre la gorge. En proie à la folie au milieu d'une dizaine de carcasses saignantes.
Moment de flou.
La torche qu'elle tenait chuta sur une motte de foin séchée. Un feu rapide, fougueux, énorme s'ensuivit. La panique la saisit. Elle regagna le Grand Hall sous les regards horrifiés et mécontents des habitants.
Edmund s'empara soudain d'elle, son sceptre dans l’autre main, et, blottit contre son torse, ils s'enfoncèrent dans la nuit tandis que Jorik empêchait les habitants de les poursuivre jusqu'au sommet de la falaise. Sommet où ils se réfugièrent, Edmund et elle, sans plus jamais qu'elle puisse en sortir...
Les ténèbres consumèrent le souvenir...
... et des ténèbres jaillit une voix râpeuse et menaçante :
« Craignez-la, haïssez-la, évitez-la, auquel-cas l'avenir de Lingard ainsi que le votre dépérira ! »
Dans une profonde expiration, Freyja emmergea de l'eau froide pour se regarder dans le miroir. Ses yeux bleus lagons suivaient les gouttelettes qui glissaient le long de ses mèches après avoir parcouru sa courte chevelure blond foncé. Elle les sentait descendre sur ses cheveux collés, plaqués sur son crâne sous le poids de l'eau ou de l'incertitude. Elle entendait les gouttes terminer le trajet en retombant dans la bassine dans un clapotis. Se rafraîchir aurait dû l'aider à aller mieux, à se recentrer sur son objectif. Mais, elle n'y arrivait pas.
Le plus inquiétant restait la voix. Une voix capable de menacer les Lingardiens à l'intérieur de leur esprit… La voix d’Edmund.
Depuis ce jour, il était évident que tous les adultes avaient enseigné à leurs enfants d'éviter la falaise sous prétexte que Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom y résidait.
Freyja ne vit qu'une seule explication logique à cela : Edmund avait usé de sa magie pour s'assurer de couper tout contact entre elle et Lingard. Cependant elle n'arrivait pas à croire que le mal qui avait frappé Lingard en trois fois était l’œuvre d'Edmund. Il ne serait tout même pas capable de s'en prendre aux habitants de Lingard pour créer une fissure entre le monde et elle ?
Freyja se rappela comment il avait menacé et chassé la mère de Khamilla.
« Non... ce serait vraiment horrible. » pensa Freyja.
Ce serait vraiment horrible d'apprendre que l'homme qu'elle avait côtoyé depuis toujours et qu'elle considérait (malgré tout) comme ce qui se rapproche le plus d'un parent était un monstre sans scrupules, capable de toutes les atrocités du monde pour la garder pour lui seul.
C'était tellement douloureux à croire, qu'une part d'elle (la minuscule part qui se rangeait tout le temps du côté d'Edmund) arriva à considérer sérieusement l'avis unanime que partageaient les Lingardiens.
C'est-à-dire, que c'était elle le vrai danger.
Dans ces moments de détresse, elle fit ce qu'elle avait toujours fait auparavant : prier.
Après cinq minutes à essayer d'exprimer ses sentiments aux dieux sans y parvenir, elle abandonna.
L'incertitude d'un futur non accompli, l'incompréhension de la volonté des dieux et des voies impénétrables de sa destinée l'inquiétait. Et si elle faisait les mauvais choix ? Et si le dessein des dieux l'obligeait à faire de mauvaises choses ? Ou peut-être était-ce tout simplement mal d'entreprendre quelque chose qui ne serait pas écrit dans sa destinée ?
Se poser toutes ces questions n'apportaient aucune réponse. Il fallait qu'elle discute des intentions d'Edmund avec Jorik.
Lui seul pourrait l'aider.
Mais une seule chose se répercutait dans son esprit comme un fait indéniable : elle avait déjà essayée d'attendre que les choses viennent à-elle comme par magie et rien ne s'était jamais passé.
Le changement elle l'avait provoqué le jour où elle avait franchi la clôture pour la première fois afin d'apporter son sceptre à Edmund et pour aider les habitants de Lingard.
Ce jour-là, elle avait entrepris. Et c'était ce que les dieux avaient prévu. Elle en était convaincue !
Fidèle envers sa mission, déterminée à brusquer son destin, résolue à aller le chercher, l'attraper et le maîtriser, Freyja traversa le couloir et prépara son sac pour se rendre à la forêt aux murmures.
Le coq-alarme se mit à chanter. Bien plus qu'un chant, on croirait entendre un hurlement tellement le coq s'égosillait. N'ayant prévu aucune visite, Freyja abandonna la gourde qu'elle comptait ranger dans son sac et descendit silencieusement l'escalier pour rejoindre le vestibule.
Hors de question d'ouvrir avant de connaître l'identité du visiteur. Son cou encore noué lui rappelait la leçon.
* Qui est-ce ? Demanda-t-elle d'une voix ferme, après qu'on eut toqué à la porte.
Des chuchotements pour seule réponse. La main posée sur la dague accrochée à sa ceinture, Freyja sut instinctivement que les personnes qui se trouvaient derrière la porte n'étaient pas venus lui rendre une visite de courtoisie.
* Ouvre la porte ! dit une voix arrogante. Je suis ici pour le sac.
Il parlait du sac qui était important aux yeux des jumeaux. À chaque fois elle oubliait de l'ouvrir en présence de Khamilla pour découvrir son contenu !
* Je ne sais pas de quoi vous parlez.
Court silence.
La même personne continua d'une voix grinçante :
* Skjevill et Skrinill m'ont prévenu que tu détiens mon sac. Rends-le moi, et nous repartirons tranquillement d'où nous venons.
Freyja reconnut immédiatement son interlocuteur à cause de sa voix insupportable : c'était Harjün.
« Aucune chance que j'ouvre la porte à cette betterave. », pensait-elle, avec un mauvais pressentiment.
Un bruit métallique retentit dans le salon et fit sursauter Freyja. Elle quitta précipitamment le vestibule, le cœur battant à mille à l'heure.
Skjevill le courbé se tenait debout au centre de la pièce, des débris d'ustensiles en désordre autour de ses pieds. Il venait d'entrer par l'unique ouverture de la cuisine, au-dessus du plan de travail.
Grossière erreur que de s'attarder à papoter…
C'était une diversion !
Le courbé claudiqua jusqu'au vestibule, la jambe droite bandée, sa queue de cheval ballottant d'une épaule à l'autre.
Son objectif miroitait clairement dans ses yeux marrons : déverrouiller la porte pour permettre aux autres d'entrer.
Les bras écartés comme Régis le mannequin de bois le faisait si bien, Freyja s'interposa.
* Pousse-toi, dit-il, les sourcils froncés, en refusant de s'arrêter.
Elle tenta de le plaquer au sol, mais il profita de son élan pour la projeter contre les chaises du salon. Dans le chaos environnant, Freyja se releva en s'agrippant à une table et fit volte-face vers son adversaire, introuvable.
Trop tard.
Le cliquetis du loquet et le bruit de la porte qui s'ouvrit à la volée résonnèrent en écho dans le vestibule. Le parquet craqua et cinq jeunes hommes firent irruption dans le salon.
Harjün était le premier, une main posée sur la hanche, le menton haut perché. À ses côtés, deux grands malabars aux biceps imposants qui eurent grand mal à entrer sans se coincer. En dernier, cachés derrière leurs larges épaules, se trouvaient les jumeaux.
Skrinill le grêle se frottait anxieusement les bras, enfoui dans un manteau de fourrure épais on le distinguait à peine. On dirait qu'il mourrait de froid et qu'il était contre le fait d'être là. Les bras croisés, son frère s'appuyait contre le chambranle pour soulager son mollet.
Tous les cinq emplissaient la pièce d'une odeur aigre et salée. Ils venaient sûrement de traverser la ville en courant.
* Allez-vous en ! S'écria Freyja, hésitant à sortir sa dague.
Harjün claqua des doigts et les deux malabars marchèrent lourdement dans sa direction, le pas coordonné.
Freyja essaya de battre en retraite dans sa chambre, mais deux paires de mains rugueuses lui saisirent les bras et la clouèrent sur place.
Les jumeaux débutèrent leurs recherches. Skjevill se plia en quatre pour examiner le dessous du long plan de travail de la cuisine tandis que les pans du gros manteau traînant de Skrinill disparaissaient dans la chambre d'Edmund.
- Restez-ici le temps qu'on cherche, ordonna Harjün aux costauds qui hochèrent la tête en signe d'approbation.
Il gravit ensuite l'escalier pour fouiller la chambre du haut. Freyja craignait qu'il découvre sa cachette. Alors, pendant qu'ils étaient occupés ailleurs, elle tenta à plusieurs reprises d'échapper à leur emprise. Malheureusement, la différence de force était impossible à combler et même donner des coups de pieds dans les tibias, genoux et cuisses de ces deux rochers ambulants ne les firent pas lâcher. Pire encore, ils lui comprimèrent si fort les bras en réponse qu'elle eut l'impression qu'on lui broyait les os.
Cinq minutes plus tard, les trois autres se rassemblèrent dans le salon, bredouilles. Heureusement que Freyja avait caché le sac dans le double fond de son armoire. Harjün tournait en rond. Il était plongé dans une profonde réflexion.
Skjevill s'approcha en traînant la patte.
* C'est la seule pièce qu'on a pas vérifié, dit-il en désignant le bureau d'Edmund. Où se trouve la clef ?
Freyja fixa son interlocuteur sans ciller. Même si elle détestait les agissements d'Edmund, elle n'avait aucunement l'intention de les laisser pénétrer son antre pour fourrer leur nez dans ses secrets. Ce serait comme le trahir.
Son silence déconcerta Skjevill. Il se tourna vers Harjün dans l'espoir qu'il saurait quoi faire. Ce dernier arrêta de cogiter et congédia brusquement tout le monde dehors.
* Laissez-moi seul ! Ordonna-t-il en balançant les bras comme quelqu'un qui manquait d'air.
* Il faut qu'on accède à cette pièce, dit Skjevill. Elle doit savoir où se trouve la..
* DEHORS !
Le courbé s'apprêtait à refuser, mais Skrinill le retint par le bras.
* Laissons-le un peu seul, dit-il faiblement. Tu sais combien cette histoire le touche aussi.
Skjevill abdiqua et sortit, la rage aux dents. Les deux malabars trainèrent Freyja jusque sur l'herbe verte comme une vulgaire poupée de chiffon. La porte claqua bruyamment derrière eux.
Sous le soleil de midi, Freyja se remuait les méninges pour trouver un moyen de s'échapper de ses tortionnaires et les faire quitter la falaise sans qu'ils obtiennent le sac. Existait-il seulement un moyen de s'échapper ?
Quand bien même elle réussirait à filer entre les doigts rugueux des deux costauds qui la retenaient, il était peu probable qu'elle puisse les fuir tous ensemble. Cependant, lorsqu'elle vit Skjevill frapper furieusement les cailloux qui lui passaient sous le pied, elle se souvint des plaintes que les jumeaux avaient proférées envers Harjün. Une idée lui vint à l'esprit.
* Pourquoi vous faire dicter quoi faire par cet imbécile arrogant ? lança-t-elle haut et fort. Il n'a pas l'air d'avoir grand chose à faire de vous ! N'avez-vous pas votre propre conscience ? Pourtant vous êtes des hommes ! Vous êtes libres de faire ce que vous voulez !
Provoquer le doute chez l'adversaire en soulevant des conflits internes, Jorik et Gunnhild lui avaient montré la voie.
Skjevill mordit à l'hameçon.
* Harjün ne me donne pas d'ordres ! Contrairement aux deux gorilles qui te retiennent, je fais ce qui me cha...
Les deux gorilles en question grognèrent à l'unisson. La brutalité semblait être leur seul moyen d'expression. Deux fois moins baraqué qu'eux, Skjevill comprit immédiatement le message et ravala le reste de sa phrase.
* Tu ne sais absolument rien de nous, dit Skjevill en se rapprochant, les dents serrées et les yeux flamboyants. Je préférerais encore être aussi seul et pathétique que toi, que d'être soit disant libre comme tu dis. Mais tu ne peux pas comprendre. Tu n'as pas de famille.
Le boomerang que Freyja avait lancé lui retourna en pleine face. Ces mots l'atteignirent comme une flèche en plein cœur. Même s'ils étaient en désaccord, Skjevill avait raison sur un point : elle n'avait aucune idée de ce qu'était réellement une famille.
La porte d'entrée s'ouvrit à la volée. Harjün quitta la chaumière le teint plus violacé que jamais.
* Le sac ? Débuta Skjevill, mais il fut complètement ignoré.
Harjün s'adressa directement à Freyja, en la soumettant à son regard dérangé.
* Dernière chance. Où est le sac ?
* Tu ne le sauras jamais, répondit-elle avec un sourire, confortée d'apprendre qu'il n'avait rien trouvé.
Sans crier gare, il lui flanqua un violent coup de genou aux côtes. Freyja chuta en se tordant de douleur. Le sourire laissait place aux grimaces qui contracturaient son visage sous la forme de spasmes irréguliers.
* J'ai vu l'arc dans ta chambre, dit Harjün en la foudroyant d'un regard accusateur, ses pupilles furetant de droite à gauche, comme s'il attendait qu'elle avoue un crime qui l'énervait au plus haut point. Tu te balades avec le Jarl. Tu t'habilles avec les vêtements du sorcier. Tu as un arc et un mannequin de bois pour t'exercer... J'en conclus que tu cherches à nous imiter, nous les hommes ! Par Odin... Quand les jumeaux sont venus me prévenir qu'une fille leur causait des ennuis, je m'attendais à quelque chose de facile à régler. Mais qui aurait cru que c'était toi ? La fille de la falaise. Celle-qui-n'a-de-nom.
Harjün claqua des doigts. Les deux mastodontes firent un pas de côté et remirent brutalement Freyja sur pieds. Contre toute attente, elle les défia un à un d'un regard qui signifiait : vous ne m'intimiderez pas.
* Tsk, Tsk, Tsk, ton cas est encore plus désespéré que ce que je pensais, attesta Harjün, les yeux écarquillés comme un fou. Ce doit être l'isolement qui t'as rendue si insolente.
Il passa la main à la ceinture de Freyja et sortit sa dague. Les jumeaux laissèrent échapper un bruit de stupeur. La panique saisit Freyja et elle se débattit en poussant des cris étouffés par la main de l'un de ses agresseurs.
* N-Nous ne sommes p-pas venus ici pour f-faire du mal à Celle-qui-n'a-pas-de-nom ! S'écria Skrinill, apeuré.
* Cesse un peu tes jérémiades, Skrinill. Un homme ne se lamente pas ! répliqua Harjün d'une voix théâtrale en faisant jongler l'arme dans ses mains. Vous et tous les hommes de Lingard êtes effrayés pour un rien ! Skrinill, Skjevill, voyons ! Vous ne vous souciez de rien lorsque vous ne connaissiez pas sa véritable identité. Et maintenant que vous la connaissez, rien de grave ne vous est arrivé ! Elle traîne dans Lingard et aucune catastrophe ne s'est abattue sur nous. Regardez la vérité en face : cette insolente n'est rien de plus qu'une de ces femmes qui ne savent pas où se situe leur place et qui croient pouvoir nous égaler ! Je vais lui apprendre les bonnes manières, moi. Oui, oui, oui, des manières que toutes les femmes devraient adopter !
Il s'approcha, les bras agités, l'attitude dérangée. Les yeux remplis de démence, ce n'était plus Freyja qu'il voyait, mais quelqu'un d'autre, quelqu'un qu'il haïssait du plus profond de son être. Il immobilisa la mâchoire de Freyja d'une main ferme et elle remarqua qu'il portait à son poignet le bracelet aux têtes de dragons. Il participerait aussi à l'élévation.
* Règle numéro une : tu as le droit de l'ouvrir que quand je t'y autorise. Que ce soit pour parler ou pour crier...
Il y eut un reflet de lumière et Harjün posa sa lame froide sur la joue droite de Freyja.
* H-Harjün, non ! S'exclama Skrinill avec une expression d'horreur. T-Tu ne vas quand même p-pas..
* ARRÊTE ! Enchaîna Skjevill en tentant de se rapprocher. Nous sommes venus uniquement pour récupérer le sac !
Les deux mastodontes froncèrent les sourcils et posèrent un regard intimidant sur Skjevill en retroussant leurs lèvres pour exhiber leurs dents.
Le courbé fut coupé dans son élan. Il recula, en proie à une panique silencieuse. La situation lui échappait totalement.
Son frère, Skrinill, le teint plus fantomatique que jamais, se plaqua les mains contre ses yeux en craignant le pire.
Freyja n'avait pas entendu leur intervention. En fait depuis qu'Harjün eut posé la lame sur son visage elle n'entendait plus rien mis à part l'inquiétant tambourinage de son cœur.
Toutefois, les derniers mots articulés par Harjün sonnèrent clairement à ses oreilles :
* Tu es tout ce que je déteste chez une femme.
Une douleur suraiguë survint le long de sa joue.
La lame – aiguisée – descendit lentement, glissant méthodiquement sur sa peau. Laissant dans son sillage un trait brûlant, supportable, mais suffisamment douloureux pour arracher des larmes.
Aux alentours, un rire fou se mêla aux cris de panique.
Les yeux plissés, les dents tellement serrées qu'elle pensait finir par les briser, Freyja ne distinguait pas l'origine des cris.
* JE T'ORDONNE D'ARRÊTER ! Hurla soudain une voix gutturale.
En un éclair, Harjün glissa la lame dans sa veste, claqua des doigts et Freyja fut relâchée.
Haletante, la joue en feu, elle vit près de la clôture en contrebas un énorme bonhomme au crâne dégarni qui se déhanchait pour monter au sommet de la falaise à pas lourds et précipités.
Une fois arrivé - et après avoir repris son souffle - il épongea son front dégoulinant de sueur à l'aide d'un chiffon crasseux. Ensuite, il bomba fièrement le torse au désarroi de ses boutons de fermeture qui sautèrent presque tous et prit la parole d'un faux air de noble :
* Freyja, dite : Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom, est demandée par le Jarl ! Annonça-t-il résolument, avant d'ajouter à voix basse. D'ailleurs, je me demande bien pourquoi il voudrait la voir celle-là...
Malgré sa joue enflammée et ses bras épatés, Freyja remarqua qu'il portait sur son torse gras une insigne qui représentait deux haches entrecroisées. Ce symbole figurait dans l'Histoire de la création d'un royaume – un des livres que lui avait soit disant offert Edmund – et symbolisait l'appartenance aux guerriers défenseurs de la Norria. Même si la garde spéciale du roi fut démantelée après sa mort, le symbole fut conservé pour tous les représentants de la Loi de Gudmundur.
Cet homme, bien qu'il n'en donnait pas l'air avec sa courte taille et son triple menton, était le chef de la milice de Lingard !
Freyja put enfin respirer. Malgré la douleur tiraillante, elle tenta d'user de son charme, façon dame Estemora, pour s'assurer de le ranger de son côté.
* Ô digne chef de la milice de Lingard, fit Freyja d'une voix mielleuse onctueusement ratée, je me suis faite attaquée et violentée par ces gens. Aidez-moi !
* Qu'est-ce qui se passe, Harjün ? Répondit le chef de la garde étonnement flatté.
Toutes ces années passées à lire encore et encore les mêmes livres jusqu'à en connaître le nombre de mots utilisés dans chacun d'eux avait fini par payer. Il était vraiment le chef de la garde. Elle était sauvée !
* Écoute-moi bien, mon gras. J'ai des problèmes personnels à régler ici. Alors retourne gentiment faire ta ronde, ça nous fera de l'air.
Le visage du chef de la garde prit soudain une teinte rose bonbon, comme s'il avait reçu un violent coup de soleil.
Il se posta devant Harjün – aussi près que son ventre le permettait. Ce dernier arborait un sourire narquois étiré sur toute la largeur de son visage. Skjevill recula d'un pas, Freyja l'imita.
* Je m'en contrefiche de tes petits problèmes, dit le chef d'une voix pointue. Les soucis d'ordres publics sont prioritaires, alors éloigne toi de ce qui pourrait gêner les affaires et concentre toi plutôt sur ton rôle.
* Je sais très bien ce que je dois faire, répondit sèchement Harjün.
* Si tu persistes à jouer au petit insolent, peut-être que je devrais rédiger un rapport à notre ami commun au sujet de tes petites activités.
Harjün perdit son sourire arrogant.
* Non ! Je veux dire... bien sûr que non.
* Alors explique moi ce qu'il se passe ici, reprit le chef en exhibant ses horribles dents jaunes en guise de satisfaction.
* Il ne se passe rien. J'ai compris. On taille la route.
Il claqua des doigts et les deux costauds lui emboitèrent le pas. Avant de partir, Skjevill discuta un moment avec son frère en jetant des regards indiscrets en direction de Freyja.
Pendant ce temps, elle fut interpellée par la sensation d'un liquide chaud qui s'écoulait le long de son cou. Elle le palpa et vomit littéralement ses tripes quand-elle eut compris que c'était son sang.
Quand son estomac n'eut plus un gramme d'aliment en réserve, elle sprinta jusqu'au puits dans une réaction soudaine. Elle plongea ses mains dans le seau qui traînait à côté et les frotta dans l'eau avec frénésie. Lorsque ses mains furent propres, elle déchira un morceau de son bas de laine et l'appuya contre sa plaie en réprimant une autre envie de dégobiller.
Plus tard, quand elle reprendra contenance, une nouvelle raison viendra consolider son envie de participer à l'élévation. Une raison qui concernait la place des femmes dans la société. Désormais, Freyja ne participerait plus que pour sa propre personne, mais elle voulait participer pour toutes les femmes qui subissaient injustement les conséquences de ces lois absurdes. Elle montrerait aux hommes la force des femmes et leur prouverait que les deux sexes sont égaux !
* Toi ! La Sans-Nom, reprit le chef avant de descendre la falaise, en la pointant du doigt comme un vulgaire objet. Remue-toi les fesses, le Jarl t’attend !
Après l'avoir laissé partir, Freyja entra dans la chaumière et examina chaque pièce en coup de vent. À première vue, il était impossible de se rendre compte du passage des cinq jeunes garçons et de croire que trois d'entre-eux venaient de fouiller la maison. Mais en regardant de plus près, la poussière accumulée en petits flocons gris par-ci par-là manifestait sans conteste que tout avait été adroitement retourné. Tout sauf le double fond de l'armoire dans la chambre du haut.
Freyja retira la planche amovible pour récupérer le sac. Ensuite, elle s'assit sur son lit défoncé et l'ouvrit.
Dans un bond monumental, Freyja laissa tomber le contenu du sac sur le plancher et découvrit avec horreur la partie antérieure d'un cou humain qui flottait dans un bocal en verre rempli d'un liquide rouge sang !
Manifestement, son estomac trouva des restes à régurgiter.