Le soleil déclinait lentement dans le ciel. Si lentement que, au détriment des impatients, l'après-midi semblait interminable. Et la reine des impatientes se dénommait Freyja.
Il fallait dire qu'après avoir vue Khamilla elle avait piqué un sprint jusqu'à la chaumière, jeté une bouilloire sur le feu, charcuté les premiers légumes qui lui passait sous la main et s'était brûlée la gorge en avalant sa soupe à moitié cuite de la même manière que l'on faisait les choses prestement en attendant l'heure de son premier rendez-vous. Parce que, effectivement, Khamilla lui avait donné rendez-vous en ville à minuit.
Il ne passait pas trente minutes sans que Freyja jette un œil par la fenêtre pour savoir quand le soleil terminerait sa course. Après chaque tentative elle retournait à l'intérieur déçue.
« Comme si la nuit allait arriver en une heure », se disait-elle avec le sentiment d'être niaise.
Pour passer le temps elle s'exerça à l'arc (dans la cour et non la chambre cette fois-ci). Elle visait toujours comme un pied, mais savait désormais adopter une meilleure posture. Le progrès le plus conséquent fut qu'elle ne se lacérait plus l'avant-bras à chaque tir. Elle explosa de joie lorsqu'elle réussit à atteindre Régis pour la première fois et entre les deux yeux. Après tout, ce n'était que sa cinquante-et-unième tentative…
En rangeant ses affaires, Freyja se remémora l'échange avec Khamilla. Elle disait savoir où trouver des clématites blanches et Freyja avait placé sa confiance en elle aussi naturellement qu'elle l'avait placé en Jorik. Elle ne saurait expliquer comment ou pourquoi, mais d'après son instinct elle ne mentait pas.
À minuit les grandes portes seraient closes. Cependant, Khamilla avait mentionné un passage à-travers les palissades du côté nord. Le point de rendez-vous était fixé là-bas.
Freyja posa mille et une questions à Régis sur le déroulement de ce rendez-vous nocturne. Il arriva tout même un moment où Régis chuta sur l'herbe comme un seul homme. Difficile de déterminer si c'était le vent ou le bavardage de Freyja qui l'avait assommé.
Au-dessus du lac, il faisait nuit noire. À l'ouest, la cime des arbres flambait d'un éclat rouge doré. Une fois que les dernières lueurs du jour moururent derrière les oscillations des hêtres et que les ténèbres se furent emparés du monde, Freyja emporta le sac de Khamilla et franchit la clôture sous le chant impérieux du coq-alarme.
Une torche à la main, elle suivit le sentier aux premières loges du concert de grésillements continus des insectes nocturnes. Les grands hêtres craquaient, bruissaient ; dansant ensemble sur la mélodieuse brise du soir. Le cercle de lumière que procurait la torche peinait à appréhender les bévues du terrain. Freyja souhaita de tout son cœur ne jamais se trouver seule au beau milieu d'une forêt avec aussi peu de clarté.
Le sentier arrivait à son terme et les contours virevoltants d'une flamme géante se dessinèrent entre les branches des derniers arbres. Freyja éteignit sa torche et observa.
La torchère inondait le carrefour d'une lumière vive. Les portes étaient closes et des sentinelles patrouillaient sur les murs. Impossible de passer sans se faire repérer.
Freyja s'aventura dans l'obscurité des bois en restant proche de la lisière pour examiner les palissades. Elle marchait à l'aveugle, se prenait les jambes dans les arbustes, trébuchait contre des racines invisibles et se tournait les chevilles sur des pierres roulantes.
Des flambeaux brûlaient sur les palissades, éclairant les environs jusqu'à la bordure de forêt. Freyja évitait la zone de lumière même lorsque la forêt se resserrait contre les murs.
Elle voyait les allées et venues des gardes. Après les avoir tous croisés trois fois, elle mémorisa leur schéma de ronde. Cependant elle n'avait vu aucun passage qui lui permettrait de s'infiltrer dans l'enceinte de la ville.
Khamilla avait dit qu'il sautait aux yeux une fois qu'on prenait conscience de son existence. Pour l'instant, tout ce qu'elle remarquait était la couleur bruni du chêne qui chatoyait dans le brasillement des flammes en formant une masse compacte et ombreuse.
Le doute l'envahissait petit à petit.
Et si elle avait raté le passage ?
Sa traversée des bois dura encore une heure lorsqu'elle distingua une trace de suie noire sur le mur. Elle vérifia qu'aucune sentinelle se trouvait dans les parages et abandonna sa cachette.
Il n'y avait pas une seconde à perdre. Les gardes revenaient sur leur pas en cinq minutes et trente-deux secondes (oui, elle avait compté). D'un moment à l'autre elle se retrouverait coincée entre le mur et la forêt.
La jointure d'une planche verticale dépassait de l'alignement. Freyja glissa ses ongles pour la retirer. Une ouverture rectangulaire s'ouvrit entre les murs, filant au cœur du rempart.
En se profilant, elle parvint à s'y glisser. Elle replaça la planche et chemina à l'intérieur. L'étroit couloir donnait sur une autre planche où un filet de lumière orangé filtrait à-travers l'interstice.
Freyja jeta un œil dehors, et ne vit pas grand-chose, si ce n'était que tout semblait calme. Soudain, l'ombre d'un garde apparut dans l'herbe. Freyja lâcha un cri de stupeur.
L'ombre stoppa son avancée, juste en face, comme la projection d'elle-même. Il resta immobile quelques secondes. Le temps que Freyja s'en fut remise, l'ombre coulissa sur l'herbe et disparut comme un fantôme. C'était le moment ou jamais !
Freyja retira la planche et passa la tête à l'extérieur par sûreté.
* Dépêche toi, la voie est libre !
Cachée dans l'angle d'une maison, Khamilla lui adressait des signes de main. Freyja se hâta de remettre la planche à sa place et jeta un dernier regard au rempart silencieux avant de rejoindre Khamilla.
* Je suis là. Où trouverons-nous des clématites ?
* Éloignons-nous des murs. Nous discuterons après.
Elle se releva à demi et longea la maison. Freyja l'imita.
Elles serpentèrent entre les habitations comme des lombrics au milieu d'un champ infesté de taupes. Il suffisait qu'une seule fenêtre s'ouvre pour les surprendre et stopper leur petite escapade nocturne. Khamilla se réfugia soudain derrière un talus surmonté d'une haie. Freyja s'accroupit à son tour.
De nombreux pas se rapprochèrent, accompagnés du tintement ferreux des épées et armures.
* Marre de ces fichues rondes, dit un garde juvénile.
* Depuis cet incendie de malheur on ne dort plus ! ajouta un autre, plus âgé.
* J'me demande c'que le Jarl à – hic – dans la tête. Me dites pas qu'y craint qu'chose ? dit un troisième, complètement torché.
Khamilla conseilla de garder le silence d'un signe de l'index, alors qu'elle tremblait comme une feuille. Cela ne dissuada pas Freyja de suivre les hommes sur quelques mètres.
* Jorik le Juste avoir peur ? s'offusqua le second. Ma foi, tu as abusé correctement de la boisson ce soir.
* Tu sais bien qu'il ne faut pas boire avant le service ! dit le jeune.
* Rooh, c'est booon les gaars ! Y va pas m'tuer, le – hic – Jarl ! Et pis, le ch'ef Storrel est pas mieux, a – hic – lors, j'vois pas pourquoi j'ferai pas d'même !
* Tu es fou, répliqua le premier. Storrel aussi est fou. Si vous vous faites pincer, j'espère ne pas être dans les parages...
Ils étaient désormais trop éloignés pour que Freyja puisse entendre la suite. Elle retourna auprès de Khamilla, statuée au sol comme une pierre. Le teint livide. Freyja l'aida à se relever, puis elles continuèrent leur route.
Elles marchaient dans la partie est de la ville, plus précisément, dans les exploitations agricoles. Les maisons se firent aussi rares que les rencontres, puisqu'elles avaient volontairement coupées à-travers les champs.
Le vent frais du printemps caressait les cultures de céréales, emportant leurs graminées dans l'air comme un vol de petites fées blanches. Une parcelle plus loin, elles s'arrêtèrent sous la coupe d'un pommier.
* Ces derniers temps les patrouilles ont été renforcées, expliqua Khamilla en projetant son regard apeuré dans toutes les directions. Pour être autorisé à se déplacer dans Lingard la nuit, il faut absolument se munir d'une torche. Mais pour parvenir à notre destination, il est nécessaire de ne pas se faire attraper.
* Qu'est-ce qu'on risque ? demanda Freyja.
* Si on se fait attraper les gardes jugeront bon de fouiller nos maisons, répondit Khamilla d'un air grave. Et crois moi, ils ne feront pas que fouiller : ils nous dépouilleront de tout ce que nous avons jusqu'à la dernière norille. Dans notre société ta parole ne compte plus dès lors que tu enfreins la loi. Puis, même si elle comptait, ça demeurerait la version d'une femme contre celle d'un Viking. Nous aurions autant de chances de victoire qu'une fourmi contre un ours.
* Jorik cautionne ça ?
* Le rôle du Jarl est de faire respecter la Loi et les traditions du défunt Roi. Le Jarl en est le gardien et n'a pas le droit de la modifier.
Freyja détestait de plus en plus les mœurs de la société. Tout semblait être conçu pour que les Vikings s'épanouissent au détriment des autres.
* Où allons nous ?
* Au quartier ouest.
D'un geste vif, Freyja la retint par le bras.
* Pourquoi m'aides-tu ?
Khamilla ne cilla point. Mais ses yeux se dérobèrent vers le sol.
* Tu m'as aidée la dernière fois. Alors, je t'en dois une.
Freyja resta muette. Elle sentait qu'il y avait autre chose, mais n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Néanmoins elle avait le sentiment inexplicable de pouvoir lui faire confiance.
C'était comme avec Jorik : quelque chose au fond d’elle - peut-être un élément confus de son passé ou une sorte de sixième sens – l'autorisait à baisser la garde.
Freyja se sentait merveilleusement bien en leur présence.
Ce soir-là, Lingard était lumineuse et éclairée. Les fenêtres reflétaient la chaleur des foyers, les cheminées expiraient des volutes de senteurs grillées et des murs s'échappaient les rires allègres des familles rassemblées autour du souper.
Pour Freyja et Khamilla, l'escapade était lente, tracassante et réfrigérante. Souvent elles arrêtaient leur progression pour se cacher derrière murs et fourrés car Lingard ne sommeillait pas encore et de nombreux passants traînaient dans les rues torche à la main. Il fallait être attentif car les gardes surgissaient à n'importe quel coin de rue et disparaissaient dans l'ombre comme des vampires assoiffés d'amendes.
Un ivrogne qui zigzaguait d'un bord à l'autre de la route se fit interpeller parce qu'il se déplaçait sans lumière. Tandis qu'il occupait les gardes de la zone par son comportement instable, Khamilla et Freyja se frayèrent un chemin entre deux pâtés de maisons jusqu'à déboucher sur le flanc du Grand Hall.
* Aucune patrouille en vue, dit Freyja, cachée dans l'arête du bâtiment. C'est risqué de traverser directement.
* Il vaut mieux longer l'entrée et couper droit sur ce qu'il reste, dit Khamilla. Je n'ai pas envie de passer devant la maison du Jarl.
* Va pour le choix numéro un, confirma Freyja en essayant d'imaginer la réaction de Jorik s'il la surprenait à vagabonder en ville pendant la nuit.
Freyja longea en première la façade du Grand Hall, escalada l'escalier sur ses marches les plus hautes pour rester dans l'ombre du bâtiment et tendit la main à Khamilla pour l'aider à grimper.
* Je n'ai pas l'habitude de faire tant de folies, dit-elle en regardant Freyja avec un sourire.
* Moi non plus, avoua Freyja en lui rendant le sourire.
Khamilla s'apprêtait à s'élancer sur la grande place pour rejoindre la sortie ouest quand le son d'une patrouille en marche résonna entre les habitations.
* Attends !
Un groupe plus imposant que les précédents fit irruption sur la grande place. Ils devaient être une vingtaine. Freyja et Khamilla descendirent de l'autre côté des marches pour se fondre contre le mur.
* J'ai appris que certains d'entre vous buvaient en plein service, dit un homme, le ton solennel.
Le reste du groupe conserva le silence.
* Franchement, entre nous, une gorgée ou deux d'hydromel pour réchauffer le cœur ne fait de mal à personne, n'est-ce pas ?
Les soldats acclamèrent ce propos.
* Triples andouilles ! cria l'homme. Qui est-ce qui m'a fichu des imbéciles pareils !
* Le Jarl, m'sieur ? hasarda un imbécile.
* QUATRE HEURES DE PLUCHES ! Voilà ce que te coûtera ton insolence, quadruple andouille ! Vociféra l'homme, qui s'avérait être le chef. Bon, poursuivons les rapports. Avez-vous vu ou entendu autre chose de suspect que des ivrognes déboussolés ?
Les soldats répondirent non en cœur.
* La nuit est calme, m'sieur, ajouta l'imbécile. J'vois pas pourquoi y'aurait un problème.
* Je ne vois pas pourquoi je ne te rajouterais pas DEUX HEURES à éplucher des patates ! En plus de ne rien avoir sous le casque, mes hommes sont saouls comme des hyènes... Retournez faire vos rondes ! J'attends un rapport un peu plus sobre sur TOUT ce qui se passe dans cette ville dans une heure. Me suis-je bien fait comprendre ?
Les soldats grommelèrent un " oui " et le rassemblement prit fin. Ils se divisèrent entre-eux, abandonnant le chef sur la place. Freyja entendit un Pop !, suivi d'un glougloutement et d'un hoquet sévère.
* Ah ces idiots – Hic ! –, dit le chef en refermant sa bouteille. Ils seraient en situation de me faire tomber sans même le faire exprès.
Le silence retomba.
Freyja jeta un œil par-dessus les marches de l'escalier : la grande place était redevenue déserte. Khamilla s'élança en premier vers la sortie ouest. À quelques secondes près, Freyja réajusta le sac sur son épaule et s'exécuta à son tour.
La traversée du quartier ouest se déroula sans embûches. Elles ne croisèrent aucune patrouille et aucun passant. La route serpentait entre les décombres des habitations devenus de tristes vestiges du terrible incendie.
Freyja avait une désagréable sensation dans le cou qui l'obligeait fréquemment à se retourner.
* Qu'est-ce qui te prends ? murmura Khamilla.
* Je ne sais pas, répondit Freyja, agacée. J'ai sans cesse envie de regarder en arrière.
* Nous ne craignons rien. Tout est parti en fumée ici. Il n'y a personne à surveiller dans cette zone. Donc c'est plus sûr. Enfin, je crois...
Ensuite, elles empruntèrent un sentier qui filait vers le nord en s'éloignant des autres habitations. Puis elles gravirent une pente si aiguë qu'elles furent obligées d'utiliser les mains pour parvenir à destination.
Au sommet de la colline, la façade sombre d'une masure s'élevait pointue comme une flèche isolée au milieu d'une colonie d'arbres sinistres aux branches dépouillées.
* La masure de l'égarée, dit Khamilla. C'est la demeure de l'ancienne herboriste de Lingard.
* Tu es la fille de l'herboriste actuelle, n'est-ce pas ? Toutes ces décorations, cette délicatesse, tout cela vient de toi.
Khamilla marqua une pause avant de répondre.
* C'est exact, l'herboriste actuelle est ma mère. Elle était l'apprentie de celle qu'on surnomme désormais l'égarée. L'herboriste qui a disparue il y a plus d'un an. Mère utilise sa masure pour stocker ses ingrédients et décoctions. Elle dort tôt. J'en ai profité pour prendre les clefs et sortir subrepticement.
Khamilla tourna la clef dans la serrure. Dans un grincement, la porte s'ouvrît sur un couloir sombre. Khamilla alluma une torche grâce au briquet à silex sortit de sa poche et la décrocha du support.
Le passage éclairé donnait sur un petit salon. La poussière s'était installée par couches épaisses sur les meubles en frêne et formait sur le sol un tapis de misère grise. Au plafond, de grandes toiles d'araignées frémissaient à cause des courants d'air qui s'infiltraient entre les planches vermoulues de volets battants. La torche projeta une paire d'ombre grandissante contre la cheminée poisseuse tandis que Khamilla et Freyja traversaient le salon en enjambant le désordre qui y régnait. De toute évidence, la maison avait reçu la visite de quelques visiteurs indésirables.
À l'autre bout du salon, une porte donnait sur un escalier montant au plafond. Derrière se trouvait une extension exigüe, sorte de couloir caché sous un toit plongeant. Les filles prirent garde de courber l'échine afin d'éviter de se prendre les chevrons de maintien du toit. La petite pièce aurait été parfaite pour des sanitaires, au lieu de cela, elle ne contenait qu'une commode rustique servant de repaire aux araignées monstrueuses qui s'étaient approprié la maison.
* Aide moi à la déplacer, dit Khamilla en prenant position.
À la force des bras elles trainèrent l'imposante commode jusqu'au salon en résistant aux morsures féroces des araignées qui les attaquèrent furieusement. Puis, à l'emplacement où la commode se trouvait précédemment, Freyja découvrit une trappe cadenassée. Khamilla fit carillonner son trousseau de clefs jusqu'à trouver la bonne et l'ouvrit.
Elles se laissèrent glisser le long d'une échelle pour se retrouver dans une cave obscure. Khamilla trouva sans problème des chandelles pour égayer le lieu.
C'était une vaste pièce creusée dans la terre et parcourue de colonnes de bois. À droite, quantités de graines, plantes et fleurs étaient entassées dans des sacs. À gauche, des tables supportaient un nécessaire de potions, ainsi que des flacons vides rangés dans des caisses.
Khamilla acheva d'éclairer la cave en allumant les chandeliers du plafond à l'aide d'une perche tandis que Freyja cherchait des fleurs blanches du regard. Le problème : il y en avait des dizaines et toutes paraissaient identiques. Au passage, elle reconnut la plante verte en forme de poire (avec son extrémité ouverte comme une trompette) qui poussait au plafond du bureau d'Edmund.
* Horniga Curtica ou plus grossièrement : plante à pet, expliqua Khamilla en posant la perche. Dans son environnement naturel, il se défend en relâchant une fumée urticante lorsqu'on s'approche trop près. Il n'est pas difficile à trouver, mais beaucoup moins aisé à cueillir.
* Edmund possède les mêmes plantes, dit Freyja.
* C'est normal, dit Khamilla en déposant son trousseau de clef sur une chaise, ma mère le fournit en ingrédients, et certaines fleurs ne se vendent plus en boutique à sa demande. Il nous a aidés à revenir en ville et à ouvrir boutique. En échange, ma mère utilise ses relations pour lui procurer des produits exclusifs tels que la Horniga Curtica ou les clématites blanches.
Edmund avait plus d'influence que Freyja aurait jamais cru.
* J'ai dis que je te rendais la pareille, dit-elle en ajustant ses lunettes. C'est la vérité... mais ce n'est pas tout. Te souviens-tu de l'époque où nous jouions ensemble ?
* Vaguement, répondit Freyja sans vouloir l'offenser.
* Te souviens-tu au moins de la première fois où nous nous sommes rencontrées ? demanda-t-elle, stupéfaite.
Freyja tenta de raviver ses souvenirs, en vain.
* Non, avoua-t-elle les épaules basses. Je n'ai guère de souvenirs de mon enfance. À tel point que je me demande si j'ai réellement eu une enfance.
Un voile obscur recouvrit le visage de Khamilla. Ce même voile qui apparaît lorsque l'espoir retombe face à une situation imprévue.
* Mais en te voyant la dernière fois, je t'ai immédiatement reconnue. Je nous ai vu jouer, s'amuser et rigoler ensemble. Alors j'ai su que tu étais mon amie. La seule amie que je n'ai jamais eue.
Khamilla prit une minute pour digérer l'information.
* Reportons cette discussion à quand tes souvenirs referont surface. Après tout, ce serait absurde de se précipiter puisque nous vivons toutes les deux à Lingard. Nous aurons tout le temps de discuter dans les prochains jours.
Freyja lui adressa un sourire peu convaincant. Dans quelques jours elle serait en route pour l'élévation. Pour elle, le temps était compté.
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* Ne traînons pas ici. Trouvons ce dont tu as besoin et rentrons chez nous en vitesse.
Elles se répartirent les tâches : Freyja fouillait les tables de gauche tandis que Khamilla utilisait son expertise pour chercher du côté des sacs.
Dans un tiroir poussiéreux, Freyja découvrit des traces de recherches incomplètes griffonnées sur des morceaux de parchemins. Le reste des travaux était introuvable. Au fond de la cave il y avait un lutrin poli, sorte de meuble monté sur une perche à la manière d'un pupitre sur lequel reposait généralement un grand parchemin.
Freyja examina attentivement l'objet. Le lutrin semblait épargné par les ravages du temps malgré le fait qu'il se courbait anormalement, comme s'il avait supporté le poids d'un imposant grimoire.
* Qu'est-ce qui se trouvait ici ?
* L'ancienne propriétaire de la maison s'en servait certainement pour poser son grimoire de potions, répondit Khamilla, la tête plongée au fond d'un grand sac. Les mixtures de Bagaraba, le grimoire où chacun des mots qu'on y trouve est lourd de conséquences. Ma mère a toujours refusé de me laisser y toucher. C'est un ouvrage sacré pour les herboristes. Il certifie le poste et se transmet de maître à élève.
* Ce livre a été transmis à ta mère par l'herboriste disparue ?
* Pas tout à fait. Mère était encore une apprentie lorsque nous avions quitté Lingard pour nous installer à Njördmare. Une ville près de la côte. Elle a continué son apprentissage là-bas et a obtenu sa certification sous la tutelle d'une autre herboriste. Depuis notre retour, Mère n'a jamais retrouvé ce grimoire dans cette maison. Elle pense qu'il doit être caché quelque part. L'Égarée était une femme vraiment très... spéciale.
Freyja se demandait à quoi ressemblait une ville côtière, lorsque Khamilla brandit une poignée de fleurs blanches en s'exclamant : “ J'ai trouvé ! ”
Les clématites étaient des fleurs simples, mais splendides. Freyja voulut les ranger et se rappela la présence du sac à son épaule.
* Au fait, tu as oublié ton sac lors de notre dernière rencontre.
Khamilla lui lança un regard confus.
* Je n'avais qu'un panier sur moi la dernière fois. Il appartient sans doute aux...
Khamilla s'immobilisa. Freyja aussi. Des éclats de voix leur parvinrent du soupirail. Elles échangèrent des regards inquiets. Elles n'étaient plus seules.
Il y eut une seconde intonation. Plus longue cette fois-ci, s'éternisant comme une plainte ou un juron.
* Aide moi à éteindre les lumières ! murmura Freyja en s'emparant d'une perche.
Elles éteignirent rapidement les chandelles du doigt et soufflèrent sur les chandeliers grâces aux perches. La cave plongea dans les ténèbres.
Freyja tendit l'oreille : les voix se rapprochaient de la masure.
* Oh non ! Nous nous sommes faites repérer ! Nous allons nous faire arrêter !
* Du calme ! dit Freyja, sans laisser paraître sa surprise. Il nous faut vite remonter. Dans la cave, nous nous ferons prendre à coup sûr.
Mais Khamilla resta clouée sur place, gouvernée par la tremblote, la peur d'être prise en flagrant délit sursautant dans ses yeux. Freyja prit fermement sa main et l'entraîna jusqu'à l'échelle. Elle tremblait et marmonnait sans cesse : Oh non ! Oh non ! Pourquoi ai-je fait cela ? Mère me tuera quand-elle l'apprendra...
Freyja monta la première suivie de Khamilla, dont les tremblements manquèrent de décrocher l'échelle et les faire tomber toutes les deux. Freyja souleva prudemment le couvercle de la trappe et ne vit personne dans les ténèbres environnantes. Elles quittèrent la cave et s'arrêtèrent près de la porte menant au salon. La porte d'entrée grinça et deux paires de bottes firent craquer le plancher.
* I-Il fait un f-froid de l-loup c-cette n-nuit et on ne v-voit r-rien ! Se plaignit quelqu'un en claquant des dents. O-On ne p-pourrait p-pas a-a-allumer une t-torche m-m-maintenant, S-Skjevill ?
* Non, répondit Skjevill, on aurait pu faire plus vite si ce chien ne m'avait pas amoché ! Maintenant silence... elles ne doivent pas s'échapper.
Freyja et Khamilla échangèrent le même regard stupéfait signifiant : les jumeaux sont là !
Freyja fit signe à Khamilla de la suivre et elles gravirent silencieusement l'escalier. L'étage ne comportait que trois pièces. Elles se réfugièrent dans la plus misérable chambre.
* Bon sang, qu'est-ce qu'ils te veulent ? Chuchota Freyja.
* Skjevill et Skrinill, bredouilla Khamilla, blanc comme un linge. Ils cherchent à dérober la clef de ma maison.
* Je pensais que les hommes ne s'intéressaient pas aux plantes !
* C'est ce qui est étrange ! Assura Khamilla. Ils m'ont demandé de leur prêter la clef et lorsque j'ai refusé, Skjevill a voulu m'y contraindre.
Elles furent interrompues par un bruit de verre brisé.
* Nous avons oublié de remettre le meuble à sa place, fit remarquer Freyja. Tu as bien fermé la cave à clef ?
Khamilla fouilla dans son sac et fit les yeux ronds. Hormis une clef unique et quelques pétales écrasées, le trousseau ne s'y trouvait pas.
* Je l'ai laissée sur la table ! Quelle idiote je fais !
Des bruits de pas firent craquer le plancher du salon. Il n'y avait plus de temps à perdre.
* Je vais récupérer le trousseau, dit Freyja en se relevant.
* Des racines ont élu domicile dans ton cerveau ?! Ils te verront, tu essaieras de te défendre, et on se fera vraiment repérer par les gardes !
* Si je ne le récupère pas, il te sera impossible de dormir sur tes deux oreilles. Et puis, dès l'aube, ta mère se rendra compte de l'absence des clefs et te questionnera à ce sujet. Tu serais capable de nier toute implication en la regardant droit dans les yeux ?
Khamilla baissa le menton et secoua la tête.
* Si elle me le demande en face, jamais je ne pourrais.
Si Edmund demandait explicitement à Freyja si elle lui cachait sa participation à l'élévation - les yeux dans les yeux - jamais elle aurait pu mentir.
* Ne t'inquiète pas. Ta mère ne saura rien. Je pars, maintenant.
* Et moi ? demanda Khamilla d'une petite voix trouillarde.
* Cache-toi dans le placard, bon sang !
Khamilla ouvrit le placard et s'enferma dedans avec le sac mystérieux.
Freyja fit le moins de bruit possible en descendant les marches craquantes de l'escalier. Tenant le sac de clématites d'une main pour éviter d'être gênée par les ballottements incertains. Soudain, elle se figea sur la marche du milieu.
* Dépêchons-nous, pressa Skjevill, il faut récupérer le sac et la clef.
* H-Harjün aurait p-pu venir a-avec n-nous ! Il s-sait b-bien que j-je suis f-f-frileux et c-c-cette histoire le c-c-concerne a-aussi.
Freyja fronça les sourcils en continuant de descendre.
* C'est à nous de le faire. On a manqué notre coup la dernière fois. On devait garder le sac en sécurité et on l'a perdu. Il est normal de réparer nos erreurs. Et puis, on connaît parfaitement les lieux. Cette maison était quand même notre second foyer.
* M-Mais j'ai l-l'impression que c-ces derniers t-temps il s-se moque d-de tout. J-Je crois qu'il n-ne v-veux plus t-traîner avec n-n-ous.
* Tu sais bien qu'il est du genre à faire ses recherches en solitaire... Attends, tu as entendu ?
La dernière marche avait craquée sous le pied de Freyja et le son avait résonné en écho dans toute la maison.
* Vite Skrinill ! Dans l'escalier !
Freyja s'élança à grande enjambées et glissa à-travers la trappe. Il lui fallut moins de cinq secondes pour fourrer le trousseau de clefs dans sa poche et arracher deux plantes à pets de leur sac. Elle remonta l'échelle avec précipitation. Lorsqu'elle émergea de la cave, des cris lui parvinrent à l'oreille.
* Khamilla !
Freyja escalada l'escalier quatre à quatre et enfonça la porte de la chambre d'un coup de pied. Les jumeaux, stupéfaits, maintenaient Khamilla appuyée contre le mur. Elle pleurait, mais le sac demeurait toujours en sa possession.
* Prends le sac et la clef, Skrinill ! ordonna Skjevill en se tournant vers Freyja, boitant légèrement. Je m'occupe de retenir son amie.
Freyja pointa les plantes sur Skjevill. À bout de bras. Avec autant de crédibilité qu'un enfant de cinq hivers menaçant un adulte avec des dagues en bois.
* Je vous laisse cinq secondes pour partir. Sinon j'appuie.
Skjevill éclata de rire.
* Qu'est-ce qu'une plante est censée nous faire ? Nous arroser de graines ?
* Plus que quatre secondes, dit Freyja en échangeant un regard avec Khamilla.
En voyant le sérieux dans son regard, Skjevill cessa de rigoler.
* Qu'est-ce que tu vas faire, hein ? Ce ne sont que des plantes !
* Tu n'as pas l'air très sûr de toi, lança Freyja en esquissant un sourire. Trois secondes...
* S-Skjevill, je ne p-pense pas qu'elle f-f-fanfaronne !
* Deux.
* ...de simples plantes !
* Un.
En moins de trois secondes, les choses s'enchainèrent à une vitesse folle. Skjevill se rua en avant d'un pas claudiquant. Khamilla abattit son sac sur la tête de Skrinill qui en fut déboussolé. Freyja pressa les plantes et, dans deux énormes « Prout ! », la chambre fut envahie d'un nuage de fumée gris.
Khamilla rejoignit Freyja en se protégeant le visage. Ensemble, elles couchèrent la bibliothèque devant la porte, enfermant les jumeaux dans la chambre.
Les garçons hurlaient. On entendait le bruit des ongles raclant la peau, les cognements hystériques des pieds se déchaînant contre les murs et le fracas sourd et désespéré de leurs épaules qui s'écrasaient contre la porte...
Freyja et Khamilla échangèrent un regard coupable en se grattant frénétiquement les bras (infime symptôme de ce que subissaient les jumeaux à l'intérieur). Elles ne purent se résoudre à les laisser enfermés là-dedans. Alors, elles déplacèrent l'armoire de sorte qu'ils puissent sortir en leur laissant suffisamment de temps pour s'enfuir dans la nuit.
Freyja et Khamilla reprirent leur souffle adossées contre un puits. Elles avaient couru jusqu'à épuisement avec l'espoir d'avoir créé la plus grande distance entre elles et les jumeaux.
* WAOUH ! S'exclama Khamilla, la poitrine se gonflant et dégonflant comme un soufflet. Il n'y a qu'avec toi que je puisse faire de telles folies ! Si ma mère me voyait, elle deviendrait plus verte que ses plantes d’intérieur !
Et elle éclata d'un rire libéré. Freyja aussi. Elles rigolèrent encore un moment, les soucis semblaient lointains. Rien ne pouvait les atteindre, désormais. Sauf – peut-être – l'instant présent.
Elles sursautèrent. De nombreux pas venaient dans leur direction, les obligeant à emprunter une ruelle annexe.
* Oh misère... ce n'est pas terminé ! murmura Khamilla, les genoux agités de frissons. Il faut encore qu'on traverse la ville sans se faire prendre pour rentrer.
* Dans ce cas, ne perdons pas de temps.
Sillonner les ruelles sombres n'avait rien de rassurant. Mais c'était le moyen le plus efficace d'éviter de croiser les patrouilles à chaque instant. Le trajet du retour prit plus de temps que prévu, et chaque seconde de plus passée dans la ville augmentait le risque de se faire attraper. Il arrivait parfois qu'un groupe de gardes s'arrête pour scruter une ruelle. Dans cette situation, Freyja et Khamilla disparaissaient dans l'ombre d'un monticule de rondins ou d'un banc.
Après un quart d'heure, Freyja s'immobilisa dans l'angle d'une rue.
* Tu t'éloignes de ta maison. Il serait judicieux de nous séparer maintenant.
Elle ne voulait pas que Khamilla prenne plus de risques.
* Je t'accompagne. Je veux m'assurer que tu atteins les palissades.
Freyja n'eut pas le temps de rétorquer. Des soldats approchaient. Elles furent contraintes de bifurquer entre deux énormes longères de l'allée fleurie.
Une troupe de soldats bloquait le passage au nord de l'allée. Freyja jeta un œil derrière : un halo de lumière indiquait que des gardes stationnaient également au bout de la ruelle, coupant ainsi toute retraite. Du côté sud, au niveau de la Grande place, un troisième groupe remontait l'allée torche à la main en éclairant et zieutant ses moindres recoins.
* Nous sommes prises au piège ! Murmura Khamilla, retranchée derrière une haie.
Le halo de lumière se rapprocha. Dans moins d'une minute, elles se feraient prendre et ce serait la fin de l'aventure. Quand la patrouille fut assez proche pour que la lumière chatoie sur leur visages, les deux amies se contemplèrent une dernière fois. Sous ses lunettes embuées, les yeux fatigués de Khamilla miroitaient une peur profonde. La peur de causer des problèmes à sa mère. Freyja prit conscience qu'elle avait tout risqué ce soir pour tenter de renouer les liens d'une amitiée qu'elle était incapable d'oublier.
Freyja lui prit la main pour la rassurer et pour lui transmettre silencieusement que quoi qu'il advienne, dans son cœur et son esprit, elles seraient toujours amies. Néanmoins, la lumière vacilla et leurs visages fondirent de nouveau dans l'obscurité. Freyja regarda par-dessus la haie. À sa grande surprise, les gardes s'étaient regroupés autour d'une femme sans torche.
Freyja et Khamilla profitèrent de cette heureuse diversion pour filer à l'insu des gardes et traverser la grande place.
Près de l'estrade, elles croisèrent Harjün qui remontait furtivement dans le sens opposé. Le regard fixé sur la femme qui s'adressait aux gardes sans aucune crainte, il ne les remarqua même pas.
* Qu'est-ce qu'il fait dehors à cette heure-ci ? S'exclama Freyja, une fois en sûreté dans les champs.
* Je ne sais pas, songea Khamilla. Et la présence de tous ces gardes... Je n'ai jamais vu ça.
* Skrinill disait que Harjün ne voulait plus traîner avec eux ces derniers temps, dit Freyja. Donc si ces trois là ont pour habitude d'être ensemble, je suis certaine qu'ils préparent un mauvais coup.
Freyja avait enregistré le regard haineux et l'attitude irrespectueuse qu'Harjün avait eu la dernière fois. Les jumeaux étant des agresseurs et des voleurs, ces trois-là ne se fréquentaient certainement pas pour collectionner les roses et compter les pâquerettes.
* Je suis convaincue que tu te fais de fausses idées, assura Khamilla, avec l'expression sincère de quelqu'un qui ne donne pas toute la vérité.
* Comment tu expliques qu'ils veulent la clef de ta maison ?
* Peut-être qu'ils souhaitent récupérer un remède dont ils ont besoin, mais qu'ils n'assument pas de le faire publiquement. Tu savais que les Vikings ne viennent jamais à l'herboristerie ? Ce serait un signe de faiblesse. L'herboristerie, le fleuriste et la poterie sont des lieux de femmes comme la taverne et la forge sont le repaire des hommes.
Freyja avait un avis complètement différent, mais elle se garda de le faire savoir maintenant. Cela pouvait attendre. Pour rien au monde elle romprait leur bonne entente.
* Je te remercie infiniment, mais nous devons nous séparer, dit-elle en souriant à moitié. Ta mère peut se réveiller à tout moment.
Khamilla ouvrit la bouche (certainement pour dire quelque chose comme « contente de t'avoir aidée ») et la referma aussitôt. Préférant rester silencieuse, il y avait à la fois de la compréhension et de la déception sur son visage lorsqu'elle pivota sur ses talons pour rentrer. Mais il y avait aussi autre chose.
Elle fit à peine cinq mètres entre les cultures de blé avant de faire volte-face et rebrousser chemin. Revenue près de Freyja, Khamilla retira ses lunettes d'une main fébrile et les essuya contre sa robe.
* Plus tôt dans la soirée je t'ai dis que j'attendrai le retour de tes souvenirs pour te confier certaines choses, mais la vérité est que je ne ne pourrais pas continuer à te voir en te cachant ce que j’ai sur le cœur depuis tant d'années. Tu étais également ma seule amie, Freyja. Et malgré le temps qui s'est écoulé, je tenais à te présenter mes plus sincères excuses.
* Pourquoi ?
* Pour ce que je t'ai fait...
Elle lui tourna le dos, les épaules secouées par ce que Freyja comprit immédiatement être des remords.
* Parce que je t'ai délaissée ! s'écria-t-elle soudain en se retournant. Je t'ai délaissé alors que nous étions amies. Tu étais... ma seule amie. On jouait ensemble, se racontait des blagues, se confiait nos problèmes - bien que les miens étaient insignifiants comparé aux tiens... Mais le pire était que j'ai reproduit exactement la même chose que les autres enfants de notre âge : j'ai fini par t'ignorer. Alors que toi tu m'avais aidé. Tu m'as toujours aidé ! Et la fois dernière encore, lorsque les jumeaux s'en sont pris à moi, tu as volé à mon secours. La même situation s'est reproduite !
Freyja partageait également ce sentiment de déjà-vu.
* La première fois que nous nous sommes rencontrées nous avions sept ans et des garçons se moquaient de mes lunettes étranges et de ma fascination pour les fleurs, tu t'en souviens ?
* Non...
* Les garçons me surnommaient taupifleur ou la fleur à hublots à cause de ces horribles lunettes dont je suis la seule à porter ! Tu ne t'en souviens toujours pas ?
Freyja hocha la tête en signe de dénégation. Son cœur s'était réduit en un point microscopique.
Khamilla fondit en larmes.
* Ils me bousculaient, renversaient mes paniers, écrasaient mes bouquets, et personne ne disait rien. Personne ne me remarquait... Et bien sûr, il était hors de question que j'en parle à ma mère ! Elle qui angoisse pour un rien, elle m'aurait interdit de sortir !
Khamilla souleva ses lunettes pour s'éponger les yeux.
* Cependant, dit-elle gravement, arriva un jour qui différait des autres : le jour où nous nous sommes rencontrées. Ce jour-là, tu es intervenue. J'ai d'abord cru à l'apparition d'une sauvage tellement ta colère fut terrible. Tu as fait fuir les cinq garçons à coups de morsures et de griffures - une vraie furie ! Tu m'effrayais aussi. Mais quand tu t'es retournée vers moi pour ramasser mes lunettes et me les rendre, je me suis immédiatement sentie rassurée. Ce jour-là, Freyja, tu as complimenté cet objet que je détestais plus que tout au monde et, grâce à toi, j'ai appris à l'aimer.
Les souvenirs de Freyja avaient ressurgi en même temps. La gorge serrée, elle avait revécu des événements révolus depuis une dizaine de printemps avec la même intensité que si elle y était présente, là, maintenant. Son coeur battait à tout rompre quand elle réussit à dire :
* Pourquoi m'as tu ignorée si j'étais ta seule amie ?
Khamilla la fixa droit dans les yeux. Ses prunelles vitreuses vacillaient à la lumière des chandelles. C'était la partie de l'histoire qu'elle redoutait.
* Ma mère a découvert très vite que nous jouions ensemble et m'en a empêché. Nous n'avions que sept ans, mais j'ai refusé de l'écouter et j'ai continué à te fréquenter. À l'époque, je ne savais pas que les gens ragotaient et que les rumeurs parvenaient rapidement aux oreilles de qui sait entendre. Notre amitié interdite s'effondra un soir d'orage où je n'arrivais pas à dormir et était restée éveillée dans mon lit. Vers minuit, lorsque la foudre tonna le plus fort, quelqu'un frappa à la porte. Mère ne savait pas que j'écoutais. J'ai reconnu la voix râpeuse du cornu de Lingard. Il était venu ordonner à mère de partir loin, très loin, car sa fille – c'est-à-dire, moi – mettait en danger toute la ville en restant avec Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom. J'ai tout de suite fait le lien avec le Edmund dont tu te plaignais tout le temps et j'ai voulu te prévenir de mon départ... mais je n'ai pu. Ce jour où je t'ai ignorée, j'y était forcée. Je voulais te voir une dernière fois, mais je n'ai pu me résoudre à t'en parler. Car le soir de l'orage, le cornu ou plutôt Edmund, a menacé ma mère en disant mot pour mot : Si tu ne pars pas au plus vite, j'abattrai un malheur effroyable sur toi, ta fille et le reste de ta famille pour la génération actuelle, la suivante et toutes celles à venir.
Freyja fut prise de vertige et faillit s'effondrer. Elle se rééquilibra de justesse, soutenue par Khamilla. Agenouillée, elle se prit le visage entre les mains. Elle n'en revenait pas.
« Edmund. »
Encore et toujours lui !
Tous les événements qui eurent lieu durant toute sa vie étaient liés à Edmund, et cela lui avait pris dix-neuf années pour s'en rendre compte.
* Si je comprends bien, dit Freyja, l'estomac noué, Edmund vous a forcé à quitter Lingard. Mais aujourd'hui il vous aide à vous installer pour profiter de vos marchandises. Quel... fumier !
* Même s'il décide de ce que nous avons le droit de vendre, mère ne s'en plaint pas, dit Khamilla en se tortillant les doigts. Nous avions toutes les deux hâte de rentrer. Se sentir chez soi c'est tout ce qui compte.
Freyja n'approuvait pas cette façon de penser. C'était logique pour une fille qui ne s'était jamais sentie chez elle nulle part.
* Tu m'as appelée Celle-qui-n'a-pas-de-nom, qu'est-ce que cela signifie ?
Khamilla ouvrit la bouche, puis la referma et réajusta ses lunettes. Freyja avait remarqué ce tic et savait que cela signifiait qu'elle se sentait mal à l'aise.
* Il est normal que tu ne saches pas, après tout...
Elle marmonnait en esquivant son regard.
* Dis-le-moi.
Khamilla jouait maintenant avec l'une de ses couettes tressées.
* D'accord... Comme tu voudras. Il fallait que tu le découvre tôt ou tard. Depuis leur plus jeune âge, les Lingardiens apprennent à ne jamais s'aventurer près de la falaise de l'est car c'est là que réside Celle-qui-n'a-pas-de-nom. Selon ce que j'ai pu comprendre – et ce n'est vraiment pas évident puisque personne n'en parle ouvertement –, Celle-qui-n'a-pas-de-nom cause le malheur et inspire la peur. On raconte aussi que le cornu de Lingard vit auprès d'elle, là-haut sur la falaise, pour l'empêcher d'apporter la ruine aux habitants de Lingard.
Freyja avait du mal à en croire ses oreilles. Elle se leva en repoussant la chaise et frappa du pied dans un sac. Les larmes ne coulaient plus, seul un sentiment vénéneux de rage subsistait. Même si elle sortait et que les gens le découvraient, Il s'était assuré qu'elle serait rejetée et méprisée. Ainsi, le seul endroit qui lui resterait dans un monde où personne ne voudrait d'elle serait la falaise. Cette maudite falaise et son abominable sorcier !
* Je suis sincèrement désolée, dit Khamilla, une main posée sur l'épaule de Freyja. J'aurais aimé que tu n'apprennes jamais toutes ces choses, mais je devais me confier. Je devais te dire la vérité. Autant pour moi que pour toi.
Freyja demeura silencieuse. Toute cette histoire fomentait dans son esprit. Tout ce qui le concernait, la touchait autant (voir plus) que ce qui la concernait.
Une dizaine de minutes s'écoulèrent avant que Kamilla brise le silence.
* J'ai entendu dire que le cornu est parti préparer l'élévation. Comme il ne sera plus en ville avant un mois au minimum, je me demandais si nous pourrions nous voir demain matin ?
Freyja avait décollé son front de ses mains lorsque Khamilla avait prononcé le mot « élévation ». L'élévation. C'était l'unique moyen d'obtenir des réponses de la part d'Edmund et d'enfin comprendre pourquoi il la gardait enfermée.
* Je te remercie de ta franchise, mais tu dois rentrer maintenant. J'ai besoin de rester seule.
* Oh...
Déçue, Khamilla se retourna et s'éloigna sans répliquer. La voyant s'éloigner ainsi dans les champs, les épaules basses, Freyja ressentit une boule se former au creux de son estomac. C'était à la fois quelque chose d'infime, mais de très lourd à porter.
* Khamilla !
Elle se retourna, les yeux brillants sous ses verres.
* Je suis d'accord pour qu'on se retrouve demain !
Un sourire illumina le visage de Khamilla. Elle lui cria « À demaiiin ! » et fit un grand signe de la main avant de repartir en bondissant à-travers les champs.
La gêne au niveau de l'estomac se dissolva et, désormais, c'était une sensation agréable qui parcourait le corps de Freyja. Elle se demanda si c'était le plaisir qu'on ressentait lorsqu'on se faisait une amie.