La maison du Jarl ne se différenciait guère de l'architecture commune qui caractérisait les modestes maisons Vikings aux longs toits tuilés. Le seul indice qui tromperait une personne étrangère à Lingard, était cette petite extension, comparable à un champignon fixé sur le flanc ouest de l'immense tronc qu'était le Grand-Hall. C'était la demeure du Jarl.
Le sac des jumeaux en bandouillère - au cas où ils retourneraient à la chaumière pendant son absence - Freyja traversa le petit jardin avant de frapper à la porte en fer restée identique à ses souvenirs depuis bien des années. Dans un grincement, elle s'ouvrit sur Jorik.
* Entre, entre, pressa-t-il en refermant dans le dos de Freyja avec sa main gauche bandée, après avoir vérifié que personne se trouvait dans la rue.
Le cerveau de Freyja travaillait sans relâche sur comment elle allait aborder calmement le sujet de Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom, que ses jambes montèrent inconsciemment les quatres marches d'escalier. Le palier supérieur était un petit salon avec, au centre, une cheminée fumante. Gunther dormait paisiblement sur un tapis pourpre à la chaleur du feu. Des trophées de cerfs étaient exposés sur les murs.
Freyja envia l'animal empaillé. Il avait l'esprit tranquille alors qu'elle se livrait une lutte intérieure pour ne pas bombarder Jorik de questions.
* N'est-il pas risqué de me faire venir chez toi en plein jour ? Bredouilla Freyja, ses questions restées coincées comme une arête en-travers de sa gorge.
Au même moment, ils traversaient un couloir exigu aux murs tapissés de peaux d'élans gris.
* Gunnhild rend visite à une amie. J'en ai profité pour te faire venir ici directement - même si ça me déplait de ne pas lui partager ce secret. De toute façon, elle n'approuverait pas ta participation. Quant à Storrel, l'homme qui est venu te prévenir, il a assuré mes arrières et retenu Edmund le soir où je suis venu te chercher. C'est un homme de confiance. Tu dois te douter que les risques que je prends sont indispensables.
Le couloir bifurqua vers la droite et ils se retrouvèrent dans un bureau éclairé aux meubles de pins vernissés et ouvragés. Freyja avança vers la table centrale avec précaution pour éviter de piétiner les nombreux parchemins et objets en bois taillés qui jonchaient le sol en désordre.
Elle avait toujours pensé que le seul point commun entre le Jarl et Edmund était leur minutie. Maintenant elle en doutait.
Jorik poussa la table jusqu'au mur. Les livres étalés, l'encrier renversé et les quelques plumes fanées qu'elle supportait tremblèrent sous les secousses.
Une trappe apparut au centre de la pièce.
* Que s'est-il passé ici ? Demanda Freyja, initiée à la présence d'issues secrètes mais pas aux bureaux bordéliques.
* Un simple coup de vent, répliqua froidement Jorik en soulevant la trappe. Comment t'es-tu coupée ?
Freyja tortilla l'une des mèches blonds foncé qui lui tombait derrière l'oreille et marmonna la première chose qui lui vint à l'esprit :
* J'ai glissé en escaladant un rocher...
Par son expression faciale, Freyja comprit que le Jarl n'était pas convaincu. En fait, tous deux savaient pertinemment que l'autre cachait quelque chose.
Sans laisser le temps aux soupçons de mûrir, Jorik prit un flacon d'hydromel rangé dans un tiroir, imbiba un morceau de lin propre et le tendit à Freyja.
* L'alcool guérit bien des maux, dit-il en installant une échelle dans la trappe. Un dicton d'ivrognes. Mais elle reste une solution extrêmement efficace quand il s'agit de plaies.
* Descendons.
Freyja désinfecta sa blessure en tapotant vigoureusement et descendit l'échelle après avoir rangé le chiffon dans son sac.
* J'ai presque terminé les préparatifs pour l'élévation, grogna-t-elle, l'alcool lui piquant la joue et le nez.
* Parfait. Sykfried part demain à la première heure et sa mère suivra sûrement dans la journée. Tu feras bien attention si tu sors demain, car la ville accueille nos candidats à l'élévation. Beaucoup de monde et de familles seront présents dans les deux prochains jours. Tu devras absolument tout finaliser demain. Après, les portes seront fermées pour le grand banquet, la ville sera envahie de gens et nous partirons le jour suivant !
Ils mirent pied à terre dans un tunnel sombre et étroit. À l'aveuglette, Jorik décrocha une torche de son socle mural. Il y eut plusieurs craquements, quelques étincelles et, enfin, une déflagration orangée suivie d'une flamme dansante allumée à l'aide d'un briquet. Le tunnel se prolongea sur une vingtaine de mètres, puis déboucha sur un immense espace caverneux creusé à la pioche.
* Nous sommes sous le Grand-Hall, révéla Jorik en allumant des torchères une à une.
Les flammes éclairèrent la cave. Freyja découvrit un espace immense et rocailleux rempli de mannequin de bois, de cibles, d'arcs, d'armes et d'armures joliment entretenus.
* Quel est cet endroit ? S'enquéra aussitôt Freyja, circonspect par tant d'objets meurtriers.
* C'est ma salle d'armes personnelle, expliqua Jorik d'un ton sérieux. Ici, je vais t'apprendre les rudiments du combat – Mais attention ! Je t'apprends à connaître les méthodes Vikings uniquement dans le but de te défendre, ni plus ni moins ! Compris ?
* Je vais apprendre à manier l'épée comme toi ? dit Freyja, son âme d'enfant prenait l'ascendant sur ses problèmes de conscience.
* Je vais t'apporter le plus de connaissances et de pratique possible pour le peu de temps qu'il nous reste aujourd'hui. Ceci dit et avant de commencer, j'aimerais que tu me jure de ne jamais utiliser ton savoir pour imposer ta volonté aux autres, qu'ils soient plus forts ou plus faibles que toi.
Un bref souvenir percuta le crâne de Freyja : à l'époque, Jorik demandait la même chose aux jeunes garçons qu'il entraînait. Sauf qu'en repensant à Harjün et les jumeaux, également formés par le Jarl, elle supposait que la plupart des garçons avaient renié leurs promesses pour devenir des fervents adeptes de ces inadmissibles lois Vikings. Ce souvenir la fit resserrer secrètement ses doigts dans son dos et lui donna la force de prêter serment :
* Je promet d'utiliser ce que tu m'apprendras uniquement pour me défendre ou défendre ceux qui sont dans le besoin !
Évidemment, Freyja n'allait pas assimiler en si peu de temps les mouvements que des centaines d'autres garçons avaient répétés depuis leur plus jeune âge. Pourtant, elle ne se découragea pas et retint facilement la théorie.
* Les Vikings se battent généralement sans aucun préceptes, si ce n'est d'infliger le plus de meurtrissures à son adversaire pour se délecter de le voir se vider de son sang, expliqua tragiquement Jorik en décrochant une épée courte d'un râtelier d'armes. Lorsque ta vie est en jeu, dit-il en faisant tournoyer habilement la lame, tu dois apprendre à te dissocier de toute morale, de toute empathie, de toute bonté et de toute autre valeur qui t'anime habituellement. Les fourberies, les coups bas et le bluff sont des facteurs auxquels tu devras faire face. Dans un combat, ton cœur sera ton pire ennemi là où ton instinct se révélera être ton plus fidèle ami. Dans un combat, la seule chose qui compte est ta propre survie.
En une surprenante enjambée le Jarl effaça la distance qui les séparait et, d'un geste vif, porta l'estoc en arrêtant sa pointe à un centimètre du nez de Freyja... pétrifiée de surprise.
* À la première seconde d'inattention, tu meurs, ajouta-t-il en se retirant.
* C'est injuste, se plaignit Freyja, les jambes transpirantes et le cœur tambourinant à nouveau. Tu ne m'as pas donné d'armes !
Jorik éclata de rire.
* La vie est injuste, Freyja. Tu devras faire avec. Regarde, les Vikings. Ils sont friands d'armes mais n'en ont guère besoin ! Tu es une femme, ce qui signifie que théoriquement tu as moins de force que la plupart des hommes. Pour pallier cela, tu dois dans un premier temps apprendre à te défendre à mains nues en développant ton instinct de survie et en acquérant des réflexes. Si tu utilises uniquement ton arme tu finiras par dépendre de celle-ci. Si tu utilises ton esprit, tu ne dépendra de rien.
L'entraînement débuta par des mises en situations où Freyja devait trouver la solution pour échapper aux prises de Jorik. Ironiquement, elle se révéla être tout particulièrement douée face aux étranglements. Lorsqu'elle n'y arrivait pas, Jorik lui expliquait et montrait la technique pour qu'elle puisse la reproduire. Pour ce genre d'exercices, leurs corps furent transformés en mannequin de service et Freyja sentait parfaitement la douleur et la fatigue s'emparer d'elle à force de répétition. Ensuite, l'entraînement bascula sur l'utilisation d'armes courtes telles que le couteau et la dague qui, d'après Jorik, étaient plus adaptés aux personnes inexpérimentées. Ils terminèrent sur un épuisant concours de tir à l'arc, dont les cent flèches à tirer achevèrent les bras de Freyja, déjà ankylosés de fatigue par les exercices précédents. Sans surprise, Jorik l'emporta haut la main.
En retirant les flèches des cibles pour les ranger dans leurs carquois respectifs, le Jarl entama une longue analyse orale de la séance. Freyja ne l'écoutait pas. En fait, tandis qu'elle replaçait les arcs dans une caisse à l'horizontal après avoir pris soin de débander les cordes pour les entretenir, son cerveau cherchait toujours un moyen d'aborder le sujet qui l'obnubilait depuis ce matin. Elle n'avait cessé de remuer les mots pour former des phrases toutes faites, tantôt trop aimables ou trop brusques ; tantôt extrêmement longues ou infiniment trop courtes pour être compréhensibles. Rien de ce que son cerveau proposait ne lui satisfaisait. Le comble était que l'histoire de Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom lui avait tellement torturé le crâne pendant l'entraînement qu'il lui était devenu insupportable de penser. Ras le bol de se casser la tête pour rien, elle opta pour une méthode plus directe :
* Suis-je Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom ?
Freyja avait parlé si subitement que Jorik en fut surpris. La main caressant sa joue imberbe comme s'il jouait dans une barbe invisible, il conserva le silence pendant un instant. Manifestement, le Jarl cherchait ses mots.
* Prends une dague et défends-toi, dit-il soudain en dégainant son propre couteau. Si tu gagnes, je te répondrais.
D'une main ferme, Freyja s'empara de la première dague qui lui passa sous la main.
* Suis-je un danger pour Lingard ? Reformula-t-elle, la gorge sèche, ses doigts comprimant la poignée de l'arme.
Le Jarl fit un bond en avant et bouscula Freyja de sa main libre.
* MONTE TA GARDE ! Cela aurait pu être ma lame dans ton cœur !
Décidée à le faire parler, Freyja contracta son bras droit et lança sa dague de toutes ses forces dans sa direction. Exactement comme pour la hache de Biskgrim, le Jarl évita le projectile mortel à un cheveu près. Freyja avala la distance, envoya ses paumes vers l'avant et désarma l'homme qui venait de lui apprendre ce périlleux mouvement.
Dague volée et pointée contre le torse de Jorik en tremblant légèrement, Freyja se retrouva en position de force.
* Le perdant n'a d'autre choix que de se soumettre au vainqueur, ai-je raison ? dit-elle, la poitrine haletante, croyant à peine ce qu'elle venait de réaliser.
Les mains levées à mi-hauteur, Jorik conservait son éternelle sérénité.
* Tu as raison. Mais pour cela il faudrait d'abord que tu gagnes.
Ce qui suivit se déroula en un éclair.
Comme une cisaille, les bras de Jorik se refermèrent brusquement sur ceux de Freyja. L'arme fut bloquée. Puis l'énorme botte s'écrasa sur l'extérieur de son genou droit. Mécaniquement, sa jambe plia et son corps s'effondra. Avec dextérité, Jorik saisit son poignet et le monta entre ses deux omoplates. Freyja poussa une exclamation de douleur.
Agenouillée, immobilisée, complètement dominée, Freyja sentit la pointe de la dague traverser ses vêtements à chaque inspiration.
* Tu as tendance à croire que la victoire est vite acquise, dit Jorik en relâchant la prise pour lui tendre la main. Aujourd'hui, la lame que tu tenais s'est retournée contre toi et aurait pu t'ôter la vie. Tu dois retenir qu'un combat n'est jamais terminé tant que l'adversaire est encore capable de bouger !
Freyja repoussa sa main et se releva en se massant l'épaule droite. Elle avait presque gagné ! Mais dans un combat réel (ou une compétition) presque gagner ne signifiait absolument rien.
* Tu pars déjà ? Demanda Jorik, l'air décontracté.
Les épaules affaissées, Freyja s'était dirigée automatiquement vers le couloir.
* Les perdants n'ont pas la chance d'obtenir ce qu'ils veulent, dit-elle amèrement. Il ne me reste plus qu'à retourner à la falaise.
Jorik la reprocha du regard, puis l'invita à s'asseoir sur un banc.
* Tu t'es bien battue, ne soit pas si dure avec toi-même, dit-il en posant une main sur son épaule.
Freyja se renfrogna sur ses jambes, bouillonnant de frustration. Comment pouvait-elle ne pas être dure avec elle-même alors qu'elle n'avait connu aucune douceur durant toute son enfance ? Qui prenait sur elle pour donner son sang alors qu'elle ne supportait pas ce fluide ? Qui prenait sur elle pour nourrir, nettoyer et aider un adulte qui s'enfermait dans son bureau toute la journée ? Qui prenait sur elle pour servir de cobaye dans les fichues expériences de la seule personne qu'elle connaissait sans jamais recevoir en retour une once de remerciement ou d'attention ? C'était-elle, Freyja. Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom. Celle qui n'a aucun souvenir d'une grande partie de son enfance. Celle qui n'a quasiment jamais mis les pieds hors de sa maudite falaise et qui vit en marge d'une société dont elle ne connaît fichtrement rien ! Une société où les habitants la haïssent et l'évitent depuis toujours sans qu'elle le sache...
Bien sûr, elle savait que le Jarl cherchait à la rassurer. Mais, franchement, si elle n'avait de cesse été dure avec elle-même durant toutes ces années serait-elle toujours présente aujourd'hui ?
Jorik reprit d'une voix modulée :
* Tu as failli me battre, Freyja. Rends toi compte de ce que tu es capable d'accomplir lorsque tu es motivée. De toutes ces choses dont personne, ni même toi, ne te soupçonne capable de faire. Rends toi compte de toutes ces choses que toi seule à accomplie jusqu'à présent..
* Foutaises ! S'écria-t-elle en jetant sa dague par-terre. Et toutes les catastrophes qui se sont produites auparavant ? L'hiver, la maladie, l'incendie... J'en ai le souvenir maintenant ! Je me suis vue mettre le feu à la réserve de nourriture... Des centaines de personnes ont perdu la vie ces dix-neuf dernières années, Jorik ! N'essaie pas de me faire croire que c'est un hasard ! Un désastre survient à chaque fois que je quitte la falaise. Cela ne peut être qu'une coïncidence ! Et toutes ces victimes dont je n'ai jamais eu à me soucier ? Tous ces morts à cause de moi...
Le visage du Jarl se crispa. Il frappa du poing contre le mur le plus proche et les épées suspendues au râtelier sursautèrent en même temps que Freyja.
* Je refuse que tu penses négativement ! Ces malheureux sont morts par hasard. Rien à voir avec toi !
Les sourcils froncés, les yeux humides, Freyja se releva pour mettre de la distance entre eux.
* Tu crois que c'est simple de refuser de penser négativement lorsqu'on ne sait même pas ce qu'on a fait pendant les dix premiers printemps de sa vie ? Tu penses que c'est facile de fuir ce que je ne sais pas ? NON ! NON ! ET NON ! Depuis quelque temps j'ai peur, Jorik. Peur de découvrir autre chose de tragique sur mon passé. Peur de ce qu'il adviendra de mon futur. Peur de mes actes et de leurs conséquences ! Mais tout ceci, autant que ça me ronge de l'intérieur, je peux le réprimer pour avancer en faisant comme si tout allait bien. Mais il y a une chose qui m'est impossible à faire : c'est taire ma curiosité. Je ne peux pas simplement ignorer ce qu'on dit de moi ! C'est comme ça. C'est ma personnalité. J'ai essayé pourtant, mais le fait est que je-n'y-arrive-pas...
Ses pommettes devinrent brûlantes. Un fluide s'écoula le long de ses joues et ses lèvres devinrent salées. Silencieusement, Jorik vint se tenir à ses côtés.
* Il serait déplacé de dire que je ressens ta détresse. Je suis un homme, j'ai plus de mal à me mettre à ta place et à exprimer mes sentiments. Mais j'ai une femme. Alors tout ce que je peux faire c'est essayer de te comprendre et te soutenir. Et aussi, t'apporter le peu de réponse qu'il m'est possible de te donner.
* Comment ça ? Demanda Freyja en s'essuyant les yeux.
* Je vais t'expliquer tout ce que je sais et ce qu'il m'est permis de dire sans rompre aucune de mes promesses.
Freyja ouvrit ses oreilles plus grand que jamais.
* Les trois évènements dramatiques que tu as cité se sont bel et bien produits à chaque fois que tu te trouvais à Lingard. Pour la neige d'été, c'était un dérèglement climatique qui s'était déjà produit une fois depuis l'ère des hommes-argiles. Nous n'avons juste pas eu de chance avec deux hivers cette année-là. La maladie provient d'une triste année où le poisson importé de la mer était contaminé par quelque chose de méconnu. La preuve est que les habitants du port de Njörmare furent les premiers touchés quelques jours avant que tu descendes en ville. Pour l'incendie, cependant, c'est plus compliqué. Un de mes gardes m'a avoué t'avoir vu rôder près de la réserve à nourriture et, lorsqu'il à voulu t'interpeller, tu y aurais mis le feu.
Freyja transpirait en repassant les bribes de scènes dans son esprit.
* Ne t'inquiète pas, dit-il d'un air rassurant. Le garde tremblait et détournait le regard en me parlant. Ce genre de signe ne trompe pas : il mentait. Je pense plutôt qu'il t'a surpris dans la réserve et que l'un de vous à maladroitement fait tomber la torche sur la paille.
* Si je ne n'étais pas présente à cet instant..
* Si tu n'étais pas présente à cet instant, il y aurait eu exactement le même nombre de morts cette année-là. Nous avions de maigres récoltes, le poisson manquait et la viande ne suffisait pas. Tu n'as rien fait, cette année était difficile d'avance. Connaissant cette perspective, les gens avaient les nerfs à bloc. Ils ont juste sauté sur la première occasion de désigner un bouc-émissaire pour tous leurs malheurs et, malheureusement, c'est tombé sur toi. Donc oui, tu es Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom, car techniquement, tu n'en as pas. Et non, tu n'es pas une menace pour Lingard, car tu as toujours été l'enfant le plus gentil qui soit.
* Mais quand est-il de la voix que tout le monde a entendu ce jour-là ?
Jorik leva un sourcil.
* Je n'ai entendu aucune voix ce jour-là, dit-il avec certitude.
Ce pourrait-il que l'homme à la langue pendue avait enjolivé l'histoire ? Non, sinon pourquoi personne ne s'approchait de la falaise ? Se pourrait-il alors que Jorik fut exempté d'entendre la menace ?
* Gunnhild ! S'exclama Freyja en pensant à sa réaction lorsqu'elle l'avait reconnue dans le Grand-Hall. A-t-elle entendu une voix ce jour-là ?
La mémoire infaillible, le Jarl ne prit pas la peine de réfléchir :
* Je ne lui ai jamais demandé et elle ne m'en a jamais parlé.
* C'est bien ce que je pensais, grommela Freyja, Edmund a menacé tout le monde, sauf toi. Il savait que tu te serais opposé à la menace et savait aussi que personne n'oserait t'en parler.
Le visage de Jorik afficha une expression de surprise.
* Sacré Ed ! Il m'aura berné encore plus loin que je ne le pensais !
* Après les expérimentations, le mensonge semble être sa seconde passion, dit Freyja, déçue que son hypothèse se confirme.
Jorik ramassa la dague que Freyja avait jeté par-terre.
* Les Loaknirs pratiquent l'art de la fabulation depuis toujours, dit Jorik avec gravité. Ils sont obligés, car là où moi j'ai le libre-arbitre de ne pas briser mes promesses, eux sont forcés de ne rien dévoiler sur tout ce qui a un lien avec l'Ordre. Ton fourreau est vide. Tiens, conserve celle-ci.
* S'ils veulent éviter qu'on découvre leurs secrets, il n'ont qu'à se cacher sur une falaise comme Edmund, ironisa Freyja en arrachant la dague de la main du Jarl pour l'enfoncer dans sa ceinture.
* Qu'importe où ils se cachent, tant qu'ils seront soumis à l'autorité du Skult Maltvakt par les numéros inscrits sur leur peau ils seront incapables de dire quoi que ce soit.
* Le chiffre huit sur le front d'Edmund qui scintille en bleu lorsqu'il utilise son sceptre ?
* Détrompe-toi, il ne scintille pas seulement. Il ponctionne sa vitalité. Plus Edmund utilise son sceptre, plus il vieillit et plus son existence de vie se raccourcit. Il existe encore deux autres couleurs lorsque la marque chauffe. Le orange, qui provoque une brûlure terrible mais supportable, s'active quand les Loaknirs abordent un sujet interdit oralement ou par écrit. S'ils ont l'imprudence de continuer survient la couleur rouge. Tous les Jarls le savent, c'est l'ultime avertissement avant la mort.
La nuit avait déjà engloutie le monde lorsque Freyja et Jorik quittèrent la salle d'entraînement pour dîner. Le chien fonça sur son maître en réclamant à manger.
Le repas se déroula sans un mot. Freyja était trop absorbée par ses pensées pour voir plus loin que la salade verte qui débordait de son plat. Soudain, une main posée sur son épaule la ramena à la réalité.
* Maintenant suis-moi, dit mystérieusement Jorik. Il faut que je te montre quelque chose.
Ils quittèrent la maison en prenant garde à ce que personne ne les voient et s'engagèrent sur la route qui menait vers la porte Nord. Jorik avait tiré sa cape de cerf et marchait devant Freyja, grand et imposant, une torche à la main. Les gardes en patrouille le saluait sur son passage sans jamais l'aborder.
Freyja avait refusé poliment l'une des capes en peau du Jarl et fut contrainte d'affronter la brise du soir en croisant regrettablement les bras. Son cerveau se questionnait toujours sur une montagne de sujets dont elle aimerait bien voir un jour le sommet. Pourtant, Jorik avait été sincère. Elle le savait. Alors elle conserva le silence.
La route tourna vers l'ouest et bientôt le paysage se dénua de toute habitation. Cinq minutes de marche plus tard, un terrain vague se profila jusqu'à l'horizon des palissades qui entouraient Lingard. Jorik invita Freyja à s'accroupir dans l'herbe haute pour observer le spectacle qui s'y déroulait.
Dans un grand enclos oval, une vingtaine de garçons de son âge cavalaient furieusement à cheval derrière un coq blanc apeuré. Certains portaient des sacoches à leurs selles, d'autres tenaient des boucliers, d'autres encore brandissaient des massues. Tous manipulaient leurs montures avec habileté.
Soudain, l'un d'entre eux plia dangereusement d'un côté de sa selle - comme s'il chutait - avant de se redresser avec le coq en main et d'accélérer vers un cageot accroché au sommet d'un poteau vertical.
Tout-à-coup le porteur se prit un violent coup de gourdin dans la figure ! Désarçonné, il roula sur le sol et s'arrêta complètement raide, assommé.
Il y eut quelques cris, non pas de peur, mais de mécontentement pour avoir perdu la possession du coq.
Dans une indifférence unanime, le jeu continua, l'animal avait reprit sa course folle et quatre sabots survolèrent pendant quelques secondes le corps inanimé qui gisait au sol. Lorsque l'étalon rejoignit le sol, le cavalier blond de l'équipe adverse s'empara aussitôt du coq. Saisit fermement par le cou, il poussa un petit piaillement étranglé.
Le visage concentré, les dents serrées, la sueur dégoulinante, le blond et son coéquipier brun galopèrent côte à côte comme deux flèches en s'échangeant l'animal affolé à tour de rôle. Ils fonçaient en direction d'un second cageot accroché en hauteur, situé à l'opposé du premier.
Porteur du coq, le blond feinta le tir face au dernier défenseur adverse ; un roux qui manipulait habilement une sorte de long filet à papillon.
Dans un choc redoutable, le brun éperonna le roux avec son étalon. La sueur vola en éclats et les chevaux s'écroulèrent comme deux masses en émettant un hennissement continu...
Le blond saisit l'opportunité et marqua le point en aplatissant le coq dans le cageot ! Il poussa un cri de joie et ses coéquipiers l'acclamèrent bruyamment.
Après avoir délivré l'animal de sa cage, les joueurs se repositionnèrent. Ils relachèrent le coq au centre du terrain et le jeu reprit dans un roulement de sabots qui engendra un imposant nuage de poussière.
Tellement impressionnée par ce qu'elle voyait, Freyja se tourna vers Jorik sans savoir comment s'exprimer.
* Le Jakhest ! dit-il en lui prenant par les épaules, les yeux couvants le feu de la passion. C'est le jeu préféré de notre défunt roi Gudmundur. Celui qui tombe toujours à l'élévation. Le meilleur jeu de toute la Norria !
Freyja s'était réveillée à l’aube pour vérifier son sac avant de partir en quête de la baie de clairevoix. Le coq avait chanté plus tôt que d'habitude et, à peine eut-elle ouvert la porte, que Khamilla avait remarquée sa cicatrice.
* Par tous les dieux ! Comment t'es-tu faite cette cicatrice ?
Freyja aurait souhaité éviter ce sujet. Éviter de penser à hier. Mais Khamilla insistait tellement qu'elle n'eut d'autre choix que de lui raconter. Lorsqu'elle montra le contenu du sac des jumeaux, le visage de Khamilla prit une teinte d'horreur et de dégoût.
* Quelle bande de, de, dit-elle, sans jamais trouver le mot approprié. Raaah ! As-tu au moins idée de ce qu'ils fabriquent avec cela ?
* Aucune. Mais ils semblaient vraiment y tenir. Je pense qu'on les reverra bien assez tôt.
Avec dégoût, Khamilla laissa tomber le bocal au fond du sac et le referma.
* Il faut appliquer une crème sur ta blessure ! Affirma-t-elle avec inquiétude et en voulant examiner l'entaille de plus près. À ma connaissance il n'existe pas de pommade ou de remède qui permettent d'effacer les cicatrices. Peut-être que je trouverais quelque chose dans les mystérieuses mixtures de Bagraba !
Freyja l'écarta doucement.
* Laisse courir. Je veux me souvenir de cette humiliation.
Khamilla la détailla du regard. Puis, elle prit sa main en guise de compassion.
* Je t'aurais volontiers accompagnée à la forêt aux murmures, dit-elle sincèrement. Mais, comme par-hasard, mère a besoin de moi pour tenir la boutique. Ça commence à me coller sous les bottes de ne pas pouvoir t'apporter plus d'aide.
* Une prochaine fois peut-être, répondit Freyja, soulagée.
Ce hasard était opportun. Depuis l'altercation avec Harjün et les jumeaux, elle avait la désagréable impression d'être assistée par tout le monde et éprouvait le besoin irrépressible d’accomplir quelque chose par elle-même.
* Au sujet de l'histoire de Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom, tu ne te souviens de rien d'autre ?
* Absolument rien, répondit Freyja, la mine sombre.
Aborder une infime partie de son passé sans entièrement le découvrir était ce qu'il y avait de plus difficile à vivre pour elle. Cela entraînait trop de questionnements.
* Les agissements d'Edmund ne sont pas nets. Mais ne t'en fais pas ! S'exclama-t-elle en voyant les épaules de Freyja plonger un peu plus vers le sol. Le seul moyen de connaître la vérité est que tu lui prouve ta valeur en remportant l'élévation. Alors, fais-le !
Ses mots la réconfortèrent un peu.
* Quant au Jakhest, j'ai horreur de ça ! C'est un jeu ennuyeux fait pour les brutes et les ignares. Un jeu d'homme, quoi. Si c'est l'une des épreuves de l'élévation, tu n'as vraiment pas de chance ! Moi j'aurais honte de maltraiter un pauvre coq ainsi. Et le comble, c'est qu'ils le passent ensuite à la marmite sans le moindre scrupule !
Freyja évita de répondre. Malgré l'argument de la maltraitance animale qu'elles partageaient en commun, elle se demandait comment réagirait son amie si elle apprenait que le Jakhest lui plaisait ?
Sous les rayons flambants de midi, Freyja quitta la falaise à grandes enjambées. À la fin du raccourci, elle emprunta les ruelles étroites pour croiser le moins de monde possible. Jorik n'avait pas menti, les derniers préparatifs pour le banquet de départ se finalisaient aujourd'hui et les participants des autres villes et villages de la châtellerie affluaient à Lingard avec leurs familles. Les rues étaient bondées de monde et Freyja ne voulait attirer l'attention ni sur elle ni sur sa destination. Si elle avait choisi les rues principales de nombreux visages se seraient tournés dans sa direction pour suivre du regard une jeune femme pressée, à l'allure inhabituelle, qui portait un arc et un carquois dans le dos, une dague à la ceinture et tenait fermement un sac de cuir en bandouillère. Craignant que les jumeaux et Harjün s'introduisent chez elle pendant son absence, Freyja avait glissé dans son sac une outre plus petite afin de libérer de la place pour emporter le larynx.
La grande place fourmillait de monde. Elle fut contrainte de faire un grand détour dans les décombres du quartier Ouest. Malgré la prolongation du temps de trajet, cette partie de la ville était entièrement déserte.
Sans faire de mauvaise rencontre, elle regagna la porte nord qui laissait passer tellement de personnes que les sentinelles ne savaient plus où donner de la tête. Freyja se faufila dans la marée humaine, franchit les grandes portes et fila vers le Nord.
La route principale tourna vers l'ouest. Au nord, un sentier de terre abandonné filait droit sur le dos d'une colline décharnée. Le chemin laborieux était embrouillé sous des racines qui prenaient aux chevilles et glissaient sous les pieds comme des vers humides et mousseux. Après un effort colossal pour atteindre le sommet de la colline, la forêt aux murmures s'étendait enfin devant Freyja. Tout du moins, une infime partie de la forêt.
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Seule la cime des hêtres grinçant sous les caresses du vent était apparente. Le reste des immenses corps feuillus demeuraient invisibles, dissimulés sous un étrange et épais brouillard opaque.
Le sentier s'enfonça dans la forêt. Les alentours s'assombrirent, l'air prit une température anormalement froide. Freyja frissonna et leva aussitôt les yeux vers le ciel : le bleu azur qui sublimait le monde s'était éclipsé.
À la place, de grands arbres à l'écorce noir se courbaient au-dessus d'elle comme pour mieux l'observer. Ils substituaient le ciel en entrelaçant ombrageusement une multitude de bras noueux qui filtrait la lumière sous la forme de rayons dorés.
Freyja eut la soudaine impression d'être un animal piégé dans l'obscurité d'une fosse condamnée par une inaccessible grille en bois.
Autour du sentier absolument rien n'était visible, à part l'épaisse couche de brume stationnaire qui enveloppait l'inconnu et effleurait les bordures du chemin sans jamais l'atteindre.
Autre chose d'alarmant : la forêt était étonnamment silencieuse. Freyja tendit l'oreille pour écouter et remarqua qu'il n'y avait strictement aucun bruit. Aucun signe de vie. Comme si la forêt était entièrement dépeuplée.
Cependant, après s'être habituée au vide sonore, elle crut surprendre au loin, dans l'invisiblement gris, une conversation qui se situait au seuil du perceptible. C'était une confrontation de petits sons disparates et désordonnés qui discordaient avec autant d'adresse qu'un concert de murmures étouffés.
Parfois, après un inquiétant bruissement, une feuille émergeait innocemment de la brume et voltigeait jusqu'à se poser sur le sentier afin de rejoindre ses semblables qui formaient un tapis feuillu et décoloré. C'était l'unique trace de mouvement dans la forêt.
Ce signe de déclin ne rassurait guère Freyja.
Elle inspecta rigoureusement les bords du chemin en espérant trouver les baies de Clairevoix sans plus tarder car elle éprouvait une forte envie de quitter cet environnement troublant. Mais, après un long moment passé sans connaître le temps qui s'était écoulé depuis son arrivée, elle fut contrainte d'admettre un fait : elle devait s'engager à l'aveugle dans la brume. Cette perspective la fit transpirer des mains.
Pendant un dixième de seconde, Freyja se rappela les paroles du vieil informateur : “ Impossible de s'aventurer hors du sentier sans s'y perdre à tout jamais. ”
Elle se demanda sérieusement si cela valait la peine de risquer sa vie pour un fruit ? Ou pour l'élévation ?
Un cri strident perça le calme étrange de la forêt.
Freyja tressaillit. Un étrange frisson venait de remonter le long de sa colonne vertébrale.
Le cri se répéta, plus aigü que jamais. C'était un cri dénué de toute consonance, réflexe, bestial. Un cri... de survie.
Sans hésiter, Freyja s'élança à toutes jambes hors du sentier. Lorsqu'elle franchit le rideau de brume, la température chuta si brutalement qu'elle eut le souffle coupé.
Elle prit une longue inspiration pour se remettre. Guidée par les cris, elle courait à l'aveugle, ses pieds s'entremêlant dans racines, branches et buissons. Cent mètres plus loin elle trébucha contre quelque chose de mou et de compact à la fois. Et se releva aussitôt.
Plus elle se rapprochait, plus elle entendait une dizaine de murmures, de râles et de soupirs qui s'associaient dans une terrifiante complainte :
“ À ta perte nous te conduirons,
Dans tes veines, la peur s’invitera…
Grande ouverte, ta bouche tu garderas,
De ta peine, nous espérons qu’elle se réjouira… ”
Une ultime lamentation résonna dans l'ensemble de la forêt.
Freyja redoubla d'effort... craignant d'arriver trop tard.
Les cris étaient proches...
Plus que quelques mètres...
Les poumons frigorifiés, elle bondit par-dessus un tronc couché et découvrit un énorme sanglier prit au piège dans l'angle d'un immense rocher !
Six paires de bras brumeuses flottaient dans les airs et appuyaient l'animal furieux sur le sol en lui écrasant les côtes. Freyja eut à peine le temps de comprendre ce qu'elle vit que deux bras opaques émergèrent de la brume pour s'emparer d'elle.
Le cœur tambourinant, elle plongea vers l'avant, roula et se releva pour voir dix doigts se refermer à l'endroit exact où elle se trouvait une seconde auparavant. Rattachés à aucun corps, les bras s'évaporèrent dans un volute de fumée.
* Grand dieux ! Edmund serait heureux s'il voyait cela.
Prévoyant un nouvel assaut, Freyja abandonna son sac sur place et tira sa dague avec force. Le groin scotché contre l'herbe, le sanglier se débattait férocement, ruminant de colère.
La brume, jusqu'à lors immobile, se mouva en prenant des formes qui ne résultaient d'aucune logique. Des ombres tapies dans l'infiniment gris se mirent à glisser autour d'elle. Se rapprochant dans un brouhaha de râles continus, il la forcèrent à reculer.
Sept bras vaporeux surgirent de nulle part et encerclèrent Freyja de tous les côtés. Sa dague trancha inutilement l'air. Elle recula encore et buta contre un énorme rocher.
Elle n'avait plus d'issue.
La brume se reforma en l'espace d'un instant et les sept bras fondirent sur elle en piqué. Freyja se couvrit le visage et s'accroupit en fermant les yeux.
Ses bras s'écartèrent contre son gré. Ses jambes, violemment écartelées. Freyja ouvrit les yeux et vit les bras fantomatiques, dépourvus de corps, agrippés à ses membres. Elle résista en tirant de toutes ses forces à contre-sens. Mais les bras étaient trop robustes.
À la limite de leur mobilité naturelle, ses os grinçaient comme de vieux rouages. Ses muscles se raidirent au maximum et se distendirent comme un élastique au bord de la rupture.
Les tendons en feu, Freyja poussa un hurlement que personne n'entendrait jamais.
Quelque chose vibra si fort et si soudainement sur chacun de ses poignets qu'elle eut l'impression de se faire broyer l'avant bras par une meule. Plus rien ne la retenait. Comme un retour d'élastique, ses membres reprirent leurs tailles normales d'un seul coup et elle tomba.
Sur les fesses, les mains levées devant elle pour se protéger, elle ouvrit les yeux et fut éblouie par la lumière éclatante provenant de ses bracelets. Tout ce qui se trouvait autour fut inondé d'une lumière vive et pure.
Dans une cacophonie de hurlements spectraux, les bras battirent en retraite.
Freyja colla un bras contre son front, à l'horizontal, le couteau tenu en prise inversée et leva l'autre vers l'avant, tendu au-dessus de sa tête comme si elle portait une torche. De cette façon, elle scruta les alentours sans s'abîmer les yeux.
À l'intérieur du dôme de lumière, il faisait chaud et la végétation était clairement visible. Accroché sur une branche de l'arbre le plus proche, un attrape-rêve pendouillait fixement.
« Drôle d'endroit pour l'accrocher », pensa Freyja.
Des murmures s'élevaient de la brume, repliée une dizaine de mètres plus loin, là où le halo de lumière ne pouvait l'atteindre.
* Vous faites moins les malins ! Cria-t-elle, en faisant un bond vers l'avant.
La brume battit aussitôt en retraite. Ce qui se trouvait à l'intérieur fuyait la lumière en hurlant sourdement leur mécontentement.
* C'est incroyable.
Freyja sentit un courant d'air contre sa cuisse et fit volte-face : le sanglier géant était venu la rejoindre. Sa hauteur stupéfiante rivalisait avec celle d'un mulet et sa corpulence le rendait aussi imposant qu'un boeuf – ce qui expliquait peut-être le fait qu'il n'ait pas obtenu la moindre égratignure à l'issue de cette confrontation. Son cuir devait être dur comme la pierre.
De plus, l'animal devait être suffisamment doué de conscience ou étonnamment instinctif pour avoir compris que la lumière produite par les bracelets de Freyja repoussait le brouillard malavisé.
Ne sachant se repérer dans une forêt, Freyja récupéra son sac et retourna sur ses pas pour retrouver le sentier. Une fois là-bas, elle l'utilisa comme point de départ pour ratisser la zone.
Grâce à la lumière, ils évitèrent les flaques d'eau traîtresses dissimulées un peu partout sous des tapis de feuilles mortes. Elle se trouva chanceuse de ne pas être tombée dedans lorsqu'elle courait. Sanglier – c'était comme cela que Freyja avait décidé de l'appeler, bien qu'il semblait ne pas apprécier – gambadait royalement un mètre sur son côté, légèrement devant, le groin haut et le regard fier, fixé vers la destination.
La brume glissait autour d'eux à distance raisonnable. Les créatures opaques qui s'y cachaient guettaient l'occasion d'agir.
Voyant que la lumière ne faiblissait pas, ils tentèrent d'attirer Sanglier par le biais d'agréables murmures. Mais l'animal ne daigna même pas leur accorder un simple regard.
Freyja, par contre, s'énerva de leur présence :
* LAISSEZ-NOUS !
Malheureusement, ses paroles eurent pour effet d'accentuer les palabres tourmentées. Malgré un volume comparable à un ultime soupir, elle comprit parfaitement leurs significations.
* Le sanglier mourra... Toi aussi femme, tu périras... Éteins ta lumière... Laissez-vous faire... Nous t'effrayons, nous le savons... Tu ne peux nous mentir, tu as peur, nous sentons ton coeur... Dépêchez ! Mourrez ! Vous devez mourir... Sinon nous ne la satisferont jamais...
* Qui cherchez-vous à satisfaire ? S'écria Freyja, la lumière lui avait redonné du courage et de la confiance.
Les paroles s'évanouirent une seconde. Puis, elles reprirent dans un débat houleux de râles éthérées :
* Taisons-nous ! Taisons-nous ! Nous ne pouvons déroger aux règles... Mais, elle nous comprend ; Taisons-nous ! Maudits que nous-sommes, nous devons hanter la forêt, nous devons tous les effrayer... Sauf qu'elle pourrait nous aider ; Taisons-nous ! Sinon, nous ne connaîtrons jamais la paix...
* Qui fixe les règles ? Répéta Freyja en avançant vers la brume qui recula aussitôt. Dites-le moi ! Où je vous poursuivrais dans toute la forêt !
Les spectres ne répondirent pas. Son moyen de pression venait de tomber à l'eau puisque la brume se reformait après son passage pour les encercler complètement. Freyja reprit son calme. Tant que les lumières brillaient, ils avançaient en sécurité.
Les deux compagnons insolites marchèrent en direction du sentier. Les yeux rivés sur la brume, Freyja manqua de tomber en butant sur quelque chose de mou et de dur à la fois.
Avec horreur, elle découvrit le cadavre d'un homme adossé contre un tronc. Sa bouche était grande ouverte, ses yeux éteints, ses traits contracturés... son visage entier reflétait l'effroi d'une fin prématurée. Mais le pire restait la partie avant de son cou : sauvagement arrachée.
Le pauvre homme avait dû subir les frais des créatures se trouvant dans la brume.
La peau du cadavre était si fraîchement conservée qu'on pourrait croire qu'il venait de mourir. Cependant, les tâches brunies de sang séché qui décoraient son col indiquaient le contraire. Peut-être que le brouillard retardait la dégénérescence cadavérique ?
De son énorme groin, Sanglier renifla le buisson proche du cadavre. Freyja fouilla et trouva un carnet, quelques plumes et une poche d'encre renversée.
L'homme tenait un journal.
Jour 265
Les habitants de Lingard font semblant de ne rien voir.
Ils se taisent alors que leurs ressources en viande s'amenuisent.
Heureusement que je suis passé dans la région et que, par la grâce d'Odin, j'ai pu rencontrer ce vieil homme à la langue bizarrement agitée. Il m'a tout raconté sur la forêt.
Ça coûtait cher, mais ça en valait la peine.
Les Lingardiens ont de la chance de m'avoir. Je ne fais pas ça pour l'argent.
Une fois que j'aurais percé le secret de la forêt, ils seront obligés de reconnaître ma bonté et, peut-être, oui, peut-être, qu'ils m'intégreront à nouveau au sein de notre merveilleuse société !
Jour 267
J'ai suivi le sentier et j'ai entendu des murmures. Des paroles inintelligibles, frigorifiques, mais à la fois extrêmement envoûtantes.
Des couinements porcins perturbaient le calme de la forêt, comme ceux qu'on abat avant de festoyer. Sûrement une horde de ces inapprivoisables et teigneux sangliers géants.
Depuis mon entrée dans la forêt, je me sentais épié. En regardant plus attentivement par-delà le sentier, des formes spectrales s'agitaient dans la brume.
Lorsque les cris se taisent, ils s'approchent en chantant quelque chose d'affreusement inaudible.
Les jambes en coton, le front dégoulinant, je me suis bouché les oreilles et suis retourné à la taverne pour me confier au vieil homme.
Cette fois-ci, c'est lui qui m'a offert à boire.
Jour 268
J'ai tenté ! je l'ai fait !
Je me suis aventuré hors du sentier !
Enfin, juste un mètre ou deux.
Il faisait encore plus froid. Comme si le brouillard avait senti ma présence, les murmures s'élevèrent et la brume s'épaissit. Des spectres ou je ne sais quoi d'effrayant se rapprochaient, je le sentais, tout se glaçait.
Qu'Odin me pardonne ma couardise...
j'ai détalé.
Jour 270
Il m'a fallu deux jours pour me remettre de ma dernière sortie. Aujourd'hui, je me suis aventuré plus loin. Très vite, j'ai cru voir des jeunes arpenter les bois. Étrange affaire. J'ai tenté de les prendre en filature, mais à cause du brouillard je me suis perdu jusqu'à une mine abandonnée.
Mon inséparable boussole indiquait le Nord-Ouest.
Au moins, je connaissais le chemin pour rentrer.
Quelque chose d'inexplicable et d'anormal émanait de cette mine. Malgré ma frousse, il m'était impossible de partir sans y jeter un œil...
Qu'Odin me garde !
Une créature, un monstre, une abomination se terre au fond de cette mine ! Elle était occupée à écraser quelque chose, elle m'a remarqué...
J'ai fui.
Il faut que je retourne prévenir les habitants. Ils doivent savoir. Cette chose contrôle les spectres. Ils l'obéissent.
C'est forcément ça, car la mine est épargnée par le brouillard !
J'ai tenté de retrouver le sentier, mais je me suis perdu.
On dirait presque qu'il a disparu... J'ai peur.
Les spectres sont proches...
Elle m'a vue.
J'en suis certain maintenant.
Je..
Pendant une minute, Freyja était restée immobile à imaginer le pauvre homme se faire tuer par les spectres après avoir laissé tomber sa plume et son carnet, sans avoir eu la chance de terminer sa phrase.
S'efforçant de ne pas visualiser comment ils s'y étaient pris pour lui arracher son larynx, elle secoua la tête et reprit ses esprits. Elle ouvrit son sac pour vérifier que le larynx correspondait avec le trou béant du cadavre.
Non... Celui du bocal était trop court.
Sanglier s'asseyait dignement à quelques mètres de là, le regard tourné vers l'horizon grisâtre. Pensait-il à sa horde ? En tout cas, il ne semblait pas inconscient au point d'abandonner le dôme de sûreté. Le problème était que Freyja ne pourrait le protéger éternellement. Elle n'avait aucune idée de quand la lumière s'éteindrait. Mais une chose était sûre, il était inconcevable de l'abandonner dans la forêt.
Freyja fouilla les poches du machabée en grimaçant et sortit la boussole, intacte. Elle l'orienta vers le Nord-Ouest et ils suivirent la direction.
À mesure que le trajet se prolongeait, ils croisèrent de plus en plus fréquemment des souches et des troncs abattus. Sur les quelques hêtres encore debout pendaient des dizaines d'attrapes-rêves tressés. Grâce à la boussole et la lumière des bracelets, les deux compagnons d'infortune atteignirent rapidement leur destination.
Sanglier était tellement massif qu'il infiltra difficilement l'entrée carrée de la mine désaffectée.
Une fois à l'intérieur, la lumière des bracelets mourut. Ils furent plongés dans les ténèbres de la mine.
* Ne t'en fais pas, dit Freyja en s'adressant aussi bien à Sanglier qu'à elle-même. Continuons d'avancer.
L'animal ne s'en faisait pas le moins du monde, au-contraire, il s'entêtait à ouvrir la marche. Freyja restait en-arrière au cas où il se coincerait une nouvelle fois et qu'il faudrait pousser son énorme postérieur pour le dégager.
Ils empruntèrent un escalier sinistre et humide qui plongeait sous terre. Les marches étroites, constituées de pierres plates et bordées par des planches en hêtres, nécessitaient une descente lente et contrôlée afin d'éviter de se rompre le cou.
Au pied de l'escalier, le sol redevint plat. Quelques torches éclairaient faiblement les lieux. Sur ses gardes, Sanglier rumina et sa respiration se répercuta en écho sur les murs de roches grises qui délimitaient une galerie interminable. À peine plus spacieuse que l'escalier.
Dans un infime clapotis, quelque chose de liquide glaça la nuque de Freyja et un frisson lui parcourut le corps. Les yeux levés dans la mi-obscurité, elle vit l'eau ruisseler des charpentes jusqu'aux poutres voûtées qui grimaçaient sous le poids écrasant d'un plafond corrodé.
La galerie était grande et l'avancée bruyante. Les gros cailloux qui jonchaient le sol roulaient sous les sabots de Sanglier et les nombreux trous d'eaux incontournables gobaient les chevilles de Freyja.
* Essaie de faire moins de bruit ! chuchota Freyja en passant devant Sanglier.
D'une puissante poussée crânienne, l'animal la dégagea hors de sa route et, comme un convoi spécial, la dépassa lourdement pour reprendre la tête.
* Sérieusement ? Tu tiens tant que ça à rester devant ?
Ils bifurquèrent devant une épave de chariot rouillée. Des pelles, des pioches, des sacs irrécupérables et d'autres matériaux d'extraction abandonnés hantaient sinistrement les lieux. Comme les gardiens effrayants d'un tombeau, des dizaines de squelettes jaunâtres à la mâchoire grande ouverte étaient adossés aux murs et donnaient l'impression d'hurler de terreur même après la mort.
* Les clavicules sont endommagés. Ils ont tous eus le larynx arraché... comme l'explorateur mort dans la forêt.
La galerie s'élargit et Freyja vit une lueur inespérée au bout du tunnel. Elle remarqua une autre chose inquiétante : une ombre humaine se dessinait sur le sol.
* Reste ici, Sanglier.
L'animal prit ses paroles pour des ordres. Il fronça ses petits yeux porcins, détourna la tête d'un air dédaigneux et continua sa route. Freyja lui bloqua le passage en se souvenant d'un passage dans le journal de l'explorateur décédé : les sangliers géants sont inapprivoisables. Peut-être était-ce simplement à cause de leur immense fierté ?
* Peux-tu attendre ici, je te prie ? Reformula Freyja d'un ton qui titillait presque la révérence.
Sanglier hocha noblement le groin et alla s'asseoir dans un coin. Enfin seule, elle continua jusqu'à la lumière vacillante pour jeter un œil sur ce qui l'attendait.
Le tunnel débouchait sur une cave éclairée qui, au fond à gauche, se divisait en une seconde galerie où des feuilles voletaient près du sol – c'était forcément une sortie.
Contre le mur à l'opposé, et coincée entre deux tonneaux fermés, une ancienne table de travail avait été aménagée en guise de laboratoire de potions. Un liquide foncé chauffait dans une bouilloire et des volutes blanches enfumaient la cave, parfumant l'air d'un délicat arôme de noix.
Devant la table, une silhouette courbée aux vêtements décolorés et déchirés, finissait de confectionner un attrape-rêve identique à ceux que Freyja avait vu accrochés aux arbres de la forêt.
Voulant s'assurer d'être prête à tout rebondissement, Freyja déposa silencieusement son sac sur le sol. Ensuite, elle entreprit de contourner l'inconnu par la gauche.
La silhouette posa l'attrape-rêve sur la table et murmura une incantation inaudible qu'elle accompagna de grands mouvements de bras rythmés par une transe endiablée. Les spirales de fumée qui s'éparpillaient dans la cave se rassemblèrent en tourbillonnant et, dans une exhalation sépulcrale, furent aspirées par l'attrape-rêve. L'objet tournoya pendant un instant sur ses bords comme le ferait une soucoupe, puis, s'immobilisa.
Durant ce laps de temps, Freyja était parvenue à se déplacer dans le dos de l'inconnu. Elle longea la paroi et vit, au-dessus de sa tête, une corniche qui retenait une pile de gros rondins retenus horizontalement par une corde.
Il ne lui restait plus que quelques mètres pour atteindre la galerie suivante et vérifier si elle donnait sur l'extérieur lorsque – brusquement – la silhouette fit volte-face. Prise de court, Freyja bondit comme un lièvre.
Dans un engouement de flammes, la lumière tremblante des torches révélèrent une créature hideuse, à la peau défraîchie et au corps excessivement flétri. Son cou, échancré comme une crevasse, laissait choir jusqu'au centre de sa poitrine tombante une langue bulbeuse et croutée. Sous les guenilles lui servant de vêtements, se trouvait les restes d'une octogénaire en décomposition.
Freyja laissa échapper une exclamation d'horreur. Cette chose n'avait plus rien de comparable à une femme ! C'était une abomination dont la difformité défiait toute imagination.
Le monstre poussa un cri de rage. Mais à part une giclée de sang noirâtre, aucun son ne s'échappa de sa gorge mutilée.
D'un geste furibond, ses doigts veineux aux ongles crochus interminables se refermèrent avec une surprenante délicatesse sur une fiole dont elle ingurgita goulûment le contenu - se le versant directement en-travers du gosier.
Elle poussa un nouveau cri. Cette fois, un petit son étranglé (à peine plus fort que le pépiement d'un oisillon) sortit du trou.
Dépitée du résultat, la créature fracassa la fiole contre le sol et entra dans une fureur aussi sombre que son sang. Un coup de griffes enragé et elle réduit l'attrape-rêve en charpie. Un nuage de brume s'évapora dans un soupir désincarné.
Pas du tout apaisée, ses yeux translucides se posèrent sur Freyja qui frissonna de la tête aux pieds.
Dans un terrible crissement suraigu, elle avait entamé une lente marche dans la direction de Freyja en égrisant ses excroissances ongulaires sur les parois rocheuses. Le vacarme sonnait comme un malheur. Elle plissa les yeux et plaqua ses mains contre ses oreilles.
Une minute plus tard le son s'évanouit et ses oreilles en furent soulagées. Mais à peine Freyja eut entrouvert les yeux qu'elle les referma précipitamment en se jetant en arrière.
Au même moment, un bruit de lacération se fit entendre et un éclair de douleur remonta jusqu'à son cerveau pour sonner l'alerte dans tout son corps. Son genou se déroba et elle gémit en se tenant l'épaule droite, ensanglantée.
Freyja jeta un bref coup d'œil : les griffes acérées avaient laissé trois grandes déchirures dans sa tunique bleue désormais imbibée de rouge. Les poumons hors d'haleine, elle s'efforça de ne pas examiner plus en détail l'état – assurément critique – de son épaule.
Freyja fut prise de tournis.
Était-ce dû aux bourdonnements dans ses oreilles ? À la douleur fulgurante au niveau de l'épaule ? Au froid glacial qui régnait dans la cave ? Elle ne savait plus.
La seule chose qu'elle percevait était cette insupportable odeur métallique et ce liquide qui coulait le long de son bras...
Freyja ne comptait pas mourir ici au milieu de nulle part.
Alors, malgré ses afflictions, elle s'appuya sur son genou et, dans un effort considérable, réussit à se relever.
Quelques mètres seulement la séparait du monstre qui réduisait déjà la distance de son allure de grand-mère. Trop près pour l'arc, elle dégaina instinctivement la dague.
Sans crier gare, la créature émit un râle prolongé et ses griffes fendirent l'air. Freyja voulut parer l'attaque d'un revers de lame, mais, surprise par la violence du choc, sa dague lui échappa des doigts.
Entièrement déstabilisée, elle trébucha contre une poutre et tomba lourdement sur le dos. L'affreuse se jeta sur elle comme une acharnée. Elle écrasa ses paumes rugueuses sur ses poignets pour l'empêcher de bouger.
Freyja était si proche de la gorge trouée qu'elle sentait l'air nauséabond des poumons du monstre balayer ses mèches lors des expirations et soulever la poussière du sol lors des inspirations. Mais encore, mille fois plus répugnant que la respiration saccadée, il y avait la langue froide et pourrie qui traînait sur le buste de Freyja comme un cadavre de serpent difforme et infect capable de chambouler l'estomac d'un porc.
Sans la moindre retenue, l'hideuse empoigna son cou en crachant un rire opprimé.
Freyja se débattit avec autant de hargne que possible en poussant des hurlements essoufflés... mais le monstre était trop fort.
Peu à peu ses cris se muèrent en gémissements, puis en halètements, et enfin, en soupirs asphyxiés. Ses poignets chutèrent lourdement sur le sol, les bracelets tintant contre la pierre. La seule chose qu'elle espérait à cet instant précis était qu'ils se mettent à briller une seconde fois pour la tirer d'affaires.
Sauf que rien ne se passa.
Les poumons vides, ses lèvres remuaient frénétiquement à la recherche d'oxygène. Freyja sentait ses muscles se détendre.
Le sol – rude – devint moelleux. Puis il se liquéfia en un tapis humide qui collait à la peau. Enfin, sa présence se dissipa entièrement... une impression de flotter la submergeait.
Un voile blanc recouvrit progressivemment sa vision et, comme le givre qui s'emparait progressivemment des vitres d'une maison, lentement, sa conscience se déroba.
Pendant ce temps, les ongles de l'affreuse se déployèrent sur son cou à la manière de serres d'aigles aiguisées. À demi-consciente, Freyja savait que c'était la fin.
Après qu'elle serait morte d'asphyxie ou de peur et que son larynx aurait été prélevé, elle aurait le triste honneur de rejoindre le tableau de chasse de la créature avec la mention spéciale : « L'unique Norrienne assez écervelée pour s'aventurer dans une forêt angoissante en sachant pertinemment qu'elle risque de se faire mutiler la gorge et mourir la mâchoire béante. »
Soudain, dans le flou nacré qui précède la mort, les gravats se trouvant juste sous ses yeux se mirent à sautiller. Le sol fut parcouru de secousses. Un furieux grognement accompagné d'un martèlement de sabots brisa le silence mortuaire de la cave.
Il y eut une violente percussion. Les griffes glissèrent sur les poignets de Freyja, la cisaillant au passage. L'air s'engouffra furieusement dans son corps, regonfla ses poumons à bloc et, d'un coup, elle se redressa, complètement réveillée.
Avec l'aide de la paroi Freyja se releva pour voir ce qui se passait.
Au pied de la pente, l'affreuse se remettait sur pied en titubant. Elle secouait la tête en balançant sa langue d'un bras à l'autre, l'air parfaitement déboussolé.
À l'autre bout de la cave, Sanglier galopait vers le mur. Le sol tremblait sous ses sabots tant il était corpulent. À une enjambée du mur, il dérapa pour se retourner et s'arrêter face à son adversaire.
Les moustaches hérissées, le dos rond, les défenses prêtes à en découdre, il préparait sa charge en raclant un sabot sur le sol et en expulsant l'air de ses naseaux. Son grognement porcin résonna en écho dans toute la cave lorsqu’il s'élança bravement à la rencontre de l'ennemi.
* Vas-y ! encouragea faiblement Freyja, tiraillée par la douleur.
Avec un geste d'une force surhumaine, le monstre embrocha le porc par l’abdomen, le souleva pendant une demi-seconde et l'envoya s'écraser contre la paroi.
Le cœur de Freyja s'arrêta.
Sanglier retomba lourdement sur le sol. La cave trembla, une dernière fois. Très vite, une mare de sang auréola sa carcasse inanimée.
* Sanglier !
Par miracle, ses yeux s'entrouvrirent en deux fentes minuscules. La respiration saccadée, profondément blessé, Sanglier luttait pour se relever. Cependant, ses sabots glissaient dans la mare pourpre et sa gracieuse fourrure en fut souillée.
Pendant ce temps, l'abomination s'était suffisamment approchée pour l'achever. Ses griffes s'élevèrent dans le ciel. Un rictus de sa mâchoire déformée lui procurait un monstrueux sourire…
Sans attendre une seconde de plus, Freyja brandit son arc, encocha une flèche et tira sur la corde en se mordant les lèvres pour contrer la douleur. Son bras lacéré était parcouru de spasmes. Elle eut grand mal à bloquer sa respiration pour stabiliser sa visée.
À la seconde où les griffes s'abattaient, Freyja libéra l'air stocké dans ses poumons. Ses doigts s'ouvrirent et la flèche fendit l'air pour aller trancher la corde qui maintenait la pile de bois.
Dans un grondement effroyable, les troncs dévalèrent la corniche par douzaine en s'entrechoquant furieusement et vinrent engloutir l'affreuse, éberluée par ce retournement de situation.
La corde sous tension, une seconde flèche prête à être décochée, Freyja surveilla pendant une minute entière le corps à moitié enseveli de la créature. Son instinct de survie hurlait qu'elle était prête à achever ce monstre s'il se relevait.
Mais il n'y eut aucun signe de vie.
Freyja abandonna son arc sur le sol en pierre et rejoignit Sanglier en se tenant l'épaule. À trois mètres de la marée rougeâtre qui entourait Sanglier, elle se pétrifia sur place. L'adrénaline était retombée. Sa peur du sang la dominait à nouveau. Elle était incapable de l'aider.
* Je.. Je trouverai une solution, dit-elle en se bouchant le nez.
Sanglier poussa un faible grognement.
Freyja fit volte-face. Ensevelie sous la montagne de rondins avec seulement l'avant bras qui dépassait, l'affreuse n'était pas prête à se relever. Alors pourquoi grognait-il ?
* Cette chose a été vaincue grâce à toi. Ne t'inquiète pas, je trouverai un moyen de te soigner.
Sanglier rumina et s'appuya sur son sabot, la respiration sifflante. Ses yeux noirs refusaient l'aide de Freyja. Il s'écroula une seconde fois, la gueule ouverte, le souffle court. Sous le regard affligé de celle qui voulait l'aider.
Il lui fallut cinq tentatives avant de réussir à se relever. Impressionnée par sa volonté, Freyja l'applaudit intérieurement. Elle se sentait soulagée.
La démarche titubante (mais toujours aussi admirable), Sanglier se dirigea vers la galerie ouverte où s'invitait un courant d'air frais. À proximité de la sortie, il s'arrêta pour regarder Freyja une dernière fois. Sans échanger de paroles ni de gestes, les deux compagnons d'aventure se remercièrent silencieusement et se dirent adieu définitivement.
Seule dans la mine, Freyja n'eut d'autre choix que d'affronter sa peur du sang en se bandant grossièrement l'épaule et les poignets au risque que les plaies entraînent une infection dans les jours à venir. Il fallait qu'elle participe à l'élévation !
Malgré les étourdissements accompagnant les douleurs, elle trouva la force de continuer. Elle récupéra ses affaires et inspecta le repaire.
Sur la table en bois vieilli, entre les nombreuses fioles brisées, les morceaux de lin déchiquetés et les amas de résidus d'expériences ratées, des notes de recherches maladroitement écrites étaient éparpillées. Certaines notes comprenaient des schémas détaillés sur les attrapes-rêves accrochés aux arbres de la forêt et les bras éthérées des spectres dépourvus de corps, qui parcouraient la forêt en voltigeant dans le nuage de brume. D'autres notes décrivaient l'anatomie du cou humain.
* Toutes ses recherches sont orientées vers un seul but, mais lequel ?
Freyja réorganisa les notes par dates et poussa une exclamation d'horreur : le brouillard contenait les âmes de toutes les personnes que le monstre avait tuées !
Les mains tremblantes, elle poursuivit ses recherches.
* Pour commencer, elle arrache le larynx des gens. Puis elle confectionne des attrapes-rêves et les enchante en capturant l'âme de ses victimes... Pourquoi ?
Ses doigts effleurèrent quelque chose de dur, cachée sous des liasses de parchemins. Freyja dégagea le centre de la table.
Protégée de l'humidité par deux couches de verre superposées et cloutée dans le bois pourri comme un sinistre objectif à atteindre, une page de grimoire arrachée était préservée dans un cadre.
Son titre « La liqueur de Toffrøst » retint immédiatement l'attention de Freyja qui brisa le cadre avec son poing et s'en empara.
Les ingrédients décrits correspondaient exactement à la recette que Khamilla avait donné - ce qui signifiait que la page provenait du grimoire Les mystérieuses mixtures de Bagraba.
Une idée fusa comme une étoile filante dans l'esprit de Freyja.
* Si elle réalisait cette mixture, serait-il possible que...
Freyja se dirigea vers les tonneaux qui bordaient la table et souleva le couvercle du premier. Le tonneau était plein à craquer de baies d'un rouge éclatant, à la peau parfaitement lisse. Ses lèvres esquissèrent un grand sourire.
Elle venait de trouver des baies de clairevoix !
Freyja remplit son sac d'autant de baies qu'il pourrait contenir. Une fois plein à craquer, elle vérifia le contenu des autres tonneaux : ils étaient tous remplis de baies rouges éclatantes. L'affreuse faisait un stock. C'était la raison pour laquelle elle ne n'avait rien trouvé dans la forêt.
Freyja se demandait à quelles fins la créature destinait la liqueur de Toffrøst.
Freyja se remémora le combat et tous les évènements qui suivirent. Au début, la créature avait essayé de crier avant d'ingurgiter le contenu d'une fiole qui la fit pousser un petit son aigu. Ensuite, elle s'était enragée.
* Des larynx arrachés exactement comme celui du monstre... Des cadavres morts la bouche grande ouverte... Des spectres qui tentent d’effrayer les égarés... L'explorateur mort de peur...
Les rouages de son cerveau s'assemblèrent jusqu'à parvenir à une hypothèse :
* Peut-être qu'elle était muette et désirait parler.
Si l'on pouvait copier le timbre de quelqu'un, il était normal de croire qu'à partir d'un ou plusieurs timbres on pourrait créer une nouvelle voix.
Des bruits de pas soudain la fit taire. Ils provenaient de la première galerie.
L'inquiétude l'envahit.
Était-ce une seconde abomination venue la tuer ?
Ses yeux balayèrent la cave à la recherche désespérée d'une cachette. Il n'y en avait aucune.
La chose se rapprochait. Ses pas retentissaient en écho sur les parois. Freyja fourra la recette de la liqueur de Toffrøst dans l'une de ses poches.
Une ombre démesurément large grandit rapidement sur le sol. La chose qui approchait était aussi volumineuse que Sanglier !
Se maudissant d'avoir laissé son arc à l'autre bout de la cave, les doigts de Freyja s'agrippèrent instinctivement à la poignée de sa dague. Ce contact la rassura un peu.
Soudain, l'ombre se divisa en trois.
Dans la seconde qui suivit, Harjün, Skrinill et Skjevill firent irruption en courant. Les visages blêmes. Haletant, transpirant.
* Grand-mère ! Crièrent les jumeaux en s'élançant à corps perdu vers la dépouille de l'affreuse.
Dépassée par leur présence, les doigts de Freyja s'enfoncèrent inconsciemment entre les baies et tâtèrent le bocal en verre qui contenait un larynx.
Ce fut avec horreur qu'elle comprit l'identité de son véritable propriétaire.