Après trois nuits à la belle étoile, Freyja était incapable de nier que la vieille chaumière à la toiture trouée lui manquait. Elle était prête à tout donner – même Régis – pour retrouver la faible chaleur s'échappant de la cheminée, l'inoubliable rugosité de son lit défoncé et l'éternelle platitude de son oreiller déplumé. Elle avait l'habitude de jouer dehors dans l'herbe, mais pour la première fois, elle se rendit compte à quel point le sol était dur et froid. Heureusement que l'automne était loin, pensait-elle, car même si elle se réfugiait dans la remise pour la nuit, Edmund la retrouverait certainement raide morte le lendemain et n'aurait plus qu'à la réchauffer pour récolter son sang.
La malchance lui courait après. Dès le deuxième soir, un déluge s'abattit sur la falaise. Réveillée en trombe, à moitié noyée dans une mare de boue, elle se rua sur la porte de la chaumière en hurlant, trempée jusqu'au cou. Malgré toute l'énergie du désespoir, celle-ci resta close. Edmund avait pris grand soin de la verrouiller. La chaumière transpirait à grosses gouttes et ne laissait place à aucun abri. Elle avait beau s'accrocher à la porte, le vent chassait tellement fort que, par moment, les énormes claques mouillées qu'elle recevait à la figure la projetait un ou deux mètres en arrière. Elle hurla une dernière fois « Edmund ! », en vain ; et finit par abandonner. Elle avait l'impression que le sort s'acharnait sur elle au moment où elle était la plus faible. Que la nature en personne désirait la châtier publiquement pour avoir rêvé de fuir loin d'ici. Désemparée, ses larmes se mêlèrent au lames glacées de la pluie et elle se demanda si la faire souffrir était la volonté des dieux.
Freyja s'abrita dans la remise exigüe où les planches laissaient passer des filets d'eau. Un refuge brinquebalant était mieux que rien. Un cierge brûlait au-dessus de la porte, baignant la pièce d'une faible lumière. Freyja se recroquevilla sur ses genoux et se frotta les jambes pour essayer de se réchauffer. Sa tunique en robe de sorcier lui collait à la peau. Elle se redressa en manquant de renverser une étagère avant de réussir à la retirer. Pour se réchauffer elle s'enroula dans les vieux rideaux qui recouvrait une malle en bois.
Des ombres irrégulières dansaient sur les planches de l'abri d'infortune, faisant penser aux longs doigts griffus d'une créature à l'allure affreusement malveillante. Freyja, connaissait suffisamment bien la remise pour affirmer qu'il n'y avait aucun monstre ici – « La journée en tout cas », frissonna-t-elle.
À la droite de la porte, deux barres de fer laissaient pendre un balai, un râteau, une pioche et une pelle. En-dessous, il y avait une caisse remplie de clous et un maillet, juste à côté d'une longue masse qui reposait contre une vétuste armoire en hêtre. À gauche de la porte, Freyja vit l'étagère contre laquelle elle avait failli se heurter et vérifia qu'elle était bien en place. Elle n'avait l'occasion de s'attarder dans la remise uniquement lorsque Edmund la punissait (elle profitait de l'isolement pour pleurer en secret) ou lorsqu'elle passait récupérer des outils pour travailler la terre du potager. Elle décida de fouiller un peu plus : l'endroit cachait peut-être un vieux livre qu'Edmund aurait oublié.
Dehors le tonnerre grondait et par moment les planches de la remise crissaient comme s'ils avaient une folle envie de se détacher. Freyja débuta sa fouille par l'armoire en hêtre qui oscillait au même rythme que la remise et ne découvrit rien d'intéressant à par des ustensiles usagés. Cependant, au fond d'un petit chaudron troué était caché un coffret cadenassé. Une fois secoué, il émettait une succession de bruits métalliques : il renfermait quelque chose de dur.
Assoiffée de curiosité, Freyja projeta ses yeux bleus lagons dans tous les sens à la recherche d'une clef. Son excitation fut remplacée par une légère déception. Aucune clef. Elle se contenta de déposer le coffret là où elle l'avait trouvé et continua de fouiller. En ouvrant la malle elle eut un rire jaune. Ironie du sort ou coup de chance ? Elle n'en savait rien. Mais depuis le temps qu'elle vivait ici elle n'avait jamais su que la malle contenait une tente. Elle jeta un œil dehors, entre deux planches, pour guetter une accalmie. Elle ne vit qu'un torrent de pluie et de boue balayée dans tous les sens par la fureur du vent. Freyja ne savait pas monter une tente, mais c'était une lueur d'espoir qui lui redonna le sourire.
Lorsqu'elle pensa que demain elle aurait besoin d'un maillet pour monter la tente, une idée lui vint à l'esprit. Elle récupéra le coffret en bois, ramassa le maillet ainsi qu'une pointerolle. Elle coucha le coffre sur le sol, appuya la pointe aplanie de la pointerolle sur le cadenas et frappa de toutes ses forces avec le maillet.
CLIC !
Le mécanisme se déverouilla au grand bonheur de Freyja. Partagée entre la joie et la surprise, elle avait l'impression de faire quelque chose d'interdit.
“ C'est le cas, pensa-elle, tout appartient à Edmund. ”
N'empêche qu'elle se sentit l'âme d'une rebelle. Elle ouvrit délicatement le coffret, avec l'espoir d'un pirate qui aurait traversé le bout du monde en quête de fortune, et écarquilla les yeux. Dans la faible lueur du cierge, elle vit au fond du coffret une plaquette dorée sur laquelle était gravée en grosses lettres : FREYJA.
Surprise par sa découverte, Freyja recula et buta contre quelque chose de mou avant de chuter. Elle jeta un regard vers ses pieds et vit un sac ouvert avec une dizaine d'attrapes rêves étalés par-terre dans un capharnaüm pas possible - que seule sa maladresse coutumière était capable de provoquer. Elle rangea les attrapes-rêves et remit le sac à sa place sans détacher un seul instant son regard de la plaquette dorée.
* Qu'est-ce que cela signifie ?
Elle analysa l'objet, le retourna, tapota dessus, le colla contre ses oreilles et alla même jusqu'à le renifler. Il était dur, impliable, les lettres étaient gravées et indéformables. La plaquette était indolore, ne faisait pas de bruit creux et était dépourvue de toute inscription, hormis son prénom. Freyja n'était pas une experte, loin de là, mais elle avait la conviction que cette plaquette était faite d'or. Sur ce constat, le sommeil déroba sa conscience, ses muscles se détendirent et elle gagna le pays des rêves.
Le troisième jour, Freyja fut réveillée par le fracas d'une porte et se releva d'un trait lorsqu'elle vit Edmund, penché sur elle, l'observant de très près.
* Ton petit-déjeuner, dit-il en donnant une assiette de pains et de fromages à Freyja ; il désigna aussi un verre de lait posé sur l'étagère. Mais avant, (il sortit quelque chose derrière son dos) permet-moi de te faire un petit prélèvement.
Encore à moitié endormie, Freyja se laissa faire sans protester. « Qu'il entame sa journée avec le sourire ! », ironisa intérieurement Freyja. Sauf qu'il ne souriait guère. Elle remarqua alors quelque chose d'étrange chez lui : ses mains tremblaient. En observant attentivement, elle vit que son corps entier présentait le même phénomène. Par moment, il était pris de spasmes plus violents que les autres et sursautait, comme s'il craignait d'être surpris par un fantôme. Freyja ne put s'empêcher de parler pour s'assurer qu'il allait bien :
* Avec toute cette pluie hier, je pense que mes bracelets n'en auront plus pour longtemps.
* Hmm... Je ne pense pas que la rouille puisse atteindre tes bracelets, répondit-il d'un air absent.
Son sourire était vague et ses yeux n'avaient plus rien de pétillant - ils avaient l'air dépourvus de toute vitalité. Edmund réussit à visser l'aiguille sur la seringue seulement après l'avoir fait tomber trois fois. Puis, d'une main hésitante que Freyja ne reconnaissait pas, il rata cinq fois sa veine, trouant sa peau à plusieurs reprises.
* Aïe ! Edmund, tout va bien ? S'efforça-t-elle de demander, inquiète.
* Ah oui, oui, marmonna-t-il dans sa barbe.
Il avait la même réaction que lorsqu'elle mentait pour masquer le fait qu'elle se sentait terriblement mal. Quelque chose n'allait pas. Mais Freyja se rassura en pensant que c'était seulement passager et qu'il irait mieux demain.
Edmund rangea son matériel et se pencha subitement vers Freyja. Elle eut un mouvement instinctif de recul quand son oreille frotta sa joue et son cœur accéléra. Edmund se redressa, hissant sur son dos le sac qui contenait les attrapes-rêves. Elle soupira. « Non, il n'allait pas te câliner, imbécile, pensa-t-elle. Heureusement que j'ai tout remis en place hier ».
Edmund s’apprêtait à refermer la porte de la chaumière, quand Freyja posa rapidement son assiette sur une étagère pour le rejoindre.
* Je n’entre pas maintenant ?
Edmund se retourna, le regard sévère, les mains tellement secouées de convulsions que c'en fut troublant.
* Non, Non, et Non ! Cria-t-il. Réfléchis ! Je t'aurais prévenu si c'était le cas !
Chaque fois qu'il lui criait dessus, cela lui brisait le cœur.
* ... C'est que je m'ennuie, dehors, dit-elle d'une toute petite voix.
* Être dehors ne t'exempte pas de tâches ! Le potager est infesté de chenilles, va t'en occuper, répliqua Edmund. Ah, j'allais oublier, tu rempliras également quinze seaux d'eau !
* Quinze !
* Oui, oui, quinze devraient suffire. Je les veux, maintenant.
Une fois qu'il eut disparu dans la chaumière, Freyja frappa l'herbe d'un grand coup de pied avant de bondir de douleur. Par mégarde, elle avait tapé dans une pierre couverte de mousse.
Frustrée, Freyja mâchait son pain tartiné au fromage de chèvre avec le sentiment amer d'être délaissée, rejetée et utilisée par ce vieux sorcier malfaisant. Elle descendit son lait de brebis cul-sec et se hâta de faire la vaisselle dans une bassine près du puits. Elle pensa à remplir les quinze seaux d'eau pour Edmund mais lorsqu'elle vit la fumée s'échapper de la cheminée, elle décida que pour une fois elle le ferait attendre.
Alors elle se concentra sur la construction de la tente, qui s'avéra bien plus difficile que prévu. Elle n'avait jamais construit de tente auparavant, mais avait une idée approximative de la figure qu'elle devait obtenir. Comme prévu, le premier résultat fut décevant. Sa tente ressemblait à un champignon desséché s'envolerait au premier coup de vent. Lorsqu'elle eut compris que le bois pouvait se plier sans se casser en appuyant tout son poids dessus, elle réussit à monter une tente solide et étanche. À la fin, elle se tint debout devant la tente pour contempler son travail, mais son regard ne put se résoudre à se diriger vers la porte close...
Tandis qu'une fumée inhabituelle s'échappait sous la porte et que des volutes blanches dansaient au-dessus de la cheminée, Freyja se mit à remplir courageusement les quinze seaux d'eau. Lorsqu'elle déposa le dernier seau près de la chaumière, elle entendit des bruits étranges semblables à des murmures. Elle colla son oreille contre la porte : les murmures étaient faibles, presque inaudibles. Elle jeta un œil par l'interstice et ne vit qu'un amas de fumée blanche et glacée qui la fit frissonner. Edmund était-il en train de converser avec quelqu'un ou était-ce le résultat de l'expérience ?
Soudain, les murmures s'intensifièrent et se transformèrent en une spirale atroce de râles et d'exhalations saccadées qui finit par s'évanouir complètement dans un long soupir. Il y eut un silence, puis un grand vacarme. Des feuilles de papier déchirées, des chaises renversées, des instruments en verre brisés sous un flot d'insultes et de cris exaspérés. Freyja s'éloigna au plus vite de peur que la porte s'ouvre. C'était la première fois qu'elle entendait Edmund perdre son calme - de toute évidence, son expérience venait d'échouer.
Une fois ses tâches terminées, Freyja n'avait absolument rien d'autre à faire que s'ennuyer – et elle avait horreur de cela. Elle jouait de temps à autre avec Régis, essayant de l'atteindre avec des pierres à une certaine distance grâce à la fronde qu'elle s'était confectionnée avec un torchon de cuisine. En tentant de le faire tournoyer au-dessus de sa tête, elle ne réussit qu'à se prendre le caillou dans la figure...
Au crépuscule, Freyja escalada le massif rocheux pour s'asseoir face au lac, comme à son habitude, sur le plus haut sommet qu'elle pouvait atteindre. Le lac Sans-souci sommeillait paisiblement entre les montagnes, s'étalant jusqu'à l'horizon. L'eau avait pris une teinte dorée tandis qu'un troupeau de nuages roses défilaient sereinement au-dessus du monde. Devant ce spectacle, Freyja se sentit terriblement seule. Elle aurait tellement aimé pouvoir partager cette vue avec quelqu'un, mais au fond, elle savait qu'il n'y avait personne.
Freyja sortit la plaquette dorée où était inscrit son prénom et la contempla auprès de ses bracelets. Les yeux humides et les joues tremblantes, elle repensait à ce qu'Edmund lui avait conté à-propos de ses origines. Qu'elle avait été rejetée par ses parents dès la naissance, que personne n'avait voulu d'elle, que c'était lui et lui seul qui l'avait recueillie et élevée. Il disait toujours qu'il était le seul à pouvoir la protéger du monde extérieur, de ceux qui voulaient l'abandonner à nouveau. Mais ses mots avaient toujours été dépourvus de toute chaleur.
Il y a bien des années qu'elle n'avait plus l'impression d'être chez elle. Il avait toujours été distant et le seul moment de gentillesse auquel elle avait droit était lors de ses anniversaires. Mais hier fut une catastrophe. D'habitude il lui offrait toujours un gâteau ou un livre et cela suffisait à la rendre heureuse (le temps d'une journée). Mais cette année, rien. Mis à part cette horrible nuit passée dans la remise.
En fait, depuis ses seize printemps, Edmund était devenu encore plus autoritaire. Si bien que la chaumière était devenue un lieu froid et humide, une prison renfermant un sorcier et une jeune femme au coeur d'enfant. Ces dernières années, il n'hésitait plus à utiliser son sceptre pour la punir... chose qu'il n'avait jamais faite auparavant.
Freyja avait la certitude que quelque chose s'était définitivement brisé entre-eux. Peut-être était-ce de sa faute ?
À force de cogiter Freyja avait les jambes engourdies et lorsqu'elle se leva pour s'étirer une chose étrange attira son attention. Deux silhouettes se tenaient debout sur la crique, au loin. L'une était longue et mince ; l'autre, courte et ronde. Son cœur accéléra. Bien qu'ils étaient trop éloignés, elle avait la certitude que ces silhouettes étaient tournées vers elle. Cette impression désagréable d'être observée l'obligea à se retrancher derrière un rocher. Quelques minutes passèrent avant qu'elle se décida à sortir de sa cachette. La crique était vide. Les silhouettes s'étaient éclipsées en même temps que le soleil et Freyja se demandait si elle avait rêvé. Mettant cela sur le compte de la fatigue, elle alla se coucher dans la tente. La nuit était calme et le ciel d'un noir d'encre, le temps parfait pour s'aventurer au pays des rêves – si seulement son esprit n'était pas si tourmenté.
Le quatrième matin, Freyja se réveilla le ventre creux. Elle n'avait rien mangé depuis hier soir, comme de nombreux autres soirs où elle perdait subitement l'appétit. Elle s'attendait à être réveillée par Edmund, mais après avoir jeté un œil à la cheminée d'où s'échappait une fumée épaisse comme le souffle d'un dragon, elle comprit qu'il l'avait complètement oubliée.
Pendant qu'elle cueillait une pomme dans le potager pour son petit-déjeuner, Freyja vit une colonne de fumée monter au-dessus de la ville.
* Ils ont dû allumer un grand bûcher pour célébrer l'élévation ! Qu'est-ce qu'ils vont bien s'amuser...
Avec toute la tristesse qu'elle avait accumulée ces trois derniers jours, elle avait oublié que l'élévation approchait. L'élévation, l'événement tant attendu par tous les Lingardiens ! Elle se rappelait qu'Edmund partait chaque année accompagner Jorik et les jeunes participants à la châtellerie du défunt Roi Gudmundur. Jorik revenait toujours avec pleins d'histoires à raconter sur les exploits de ces derniers. Mais il le faisait en secret, car Edmund refusait d'en parler. Elle adorait ses visites ! Enfin, jusqu'au jour où il cessa soudain de venir la voir... Il avait dû se lasser d'elle et de ses journées trop ennuyeuses pour en faire une histoire bonne à écouter.
Freyja se rappelait que, lorsqu'elle était plus jeune, elle lui avait assurée qu'elle participerait à l'élévation une fois ses dix-sept ans atteint. Mais ce rêve fut rapidement brisé lorsqu'Edmund lui annonça qu'aucune femme ne pouvait y participer. L'élévation était strictement réservée aux garçons dans le but d'officialiser leur passage en tant qu'homme au titre de viking. Dans l'un des livres qu'Edmund lui avait offert, Histoire et lois de la Norria, il n'était question d'aucun autre titre spécifique aux femmes, ce qu'elle trouvait cruellement injuste.
Quand Freyja remonta la pente en croquant dans sa pomme, Edmund surgit par la porte de la chaumière, un bol et une seringue à la main. Tel un ours assoiffé de sang, il se rua dans sa direction d'un pas allongé. Sa barbe buissonnante et ses cheveux emmêlés flottaient avec fougue dans la brise matinale.
* Ton bras, ordonna-t-il en saisissant son bras sans même la consulter.
* Hé ! Stop, Edmund ! S'exclama Freyja en se dérobant.
Sous ses yeux pochés, Edmund lui lança un regard sombre. Ses cheveux couverts de suie et les nombreuses rides qui entaillaient son visage lui donnaient un aspect lugubre. Sa robe était si sale qu'on ne voyait plus les petits symboles runiques brodés dessus. Une odeur de sueur âcre émanait de lui. Son aspect décharné donnait l'impression qu'il ne s'était pas toiletté depuis plusieurs jours et avait simplement changé de robe quand elle s'imprégnait trop longtemps de son odeur.
* Edmund, qu'est-ce que tu as ? Es-tu souffrant ?
Edmund tenta de démêler sa barbe d'une main convulsive et Freyja remarqua qu'il transpirait abondamment. Il eut une toux rauque avant de parler :
* J'ai presque fini, bégaya Edmund dans un râle qui rappelait à Freyja les sons étranges qu'elle avait entendus hier. J'ai juste besoin de ton... (Il toussa violemment) de ton sang. Une dernière fois.
Freyja avait assez donné. Être sa réserve de sang ambulante ? Elle en avait plus qu'assez ! Alors qu'elle s'apprêtait à refuser, Edmund se jeta genoux contre terre.
* Je t'en prie ! Je t'en prie ! Suppliait-t-il, le regard fou. C'est important ! Extrêmement important !
Il avait perdu la tête. Mais Freyja eut un soubresaut au cœur lorsqu'elle le vit pleurer et implorer.
* Pitié ! Pitié ! Ton sang... rien qu'un peu.
Lui qui d'ordinaire était si rude et inexpressif, semblait maintenant si vieux et si maladif... c'était la première fois qu'elle le voyait dans un état aussi désolant. Son empathie finit par l'emporter sur la raison et elle accepta qu'il lui prélève une dernière fois son sang.
Aussitôt fait, elle crût apercevoir une lueur s'allumer dans ses yeux. Le sorcier lui tendit un bol de soupe avant de retourner s'enfermer dans la chaumière avec sa récolte.
Depuis plus d'un an, il passait toutes ses journées dans son bureau. Elle ne savait pas ce qu'il fabriquait là-dedans, mais une chose était sûre : il en était devenu fanatique.
Freyja s'appliqua à puiser de l'eau pour faire sa lessive en se demandant si elle pouvait faire quelque chose pour l'aider. Elle récupéra les vêtements sales d'Edmund sur le seuil de la porte qui fumait de grandes vapeurs blanches, les trempa, brossa, frotta avant de tout étendre sur la corde à linge qui reliait la chaumière à la remise. Puis elle s'assit à l'ombre d'un chêne, la tête prise de tournis. Elle se força à avaler la soupe aux champignons qu'Edmund lui avait apportée. Tout de suite elle se sentit mieux. La soupe était salée, le mélange de légumes était parfaitement exécuté et il y avait également un arrière goût de parmesan.
* Si seulement ma cuisine pouvait avoir autant de goût...
BABOUM !
You could be reading stolen content. Head to Royal Road for the genuine story.
Freyja sursauta et renversa sa soupe. Un énorme nuage de fumée venait d'apparaître devant la chaumière. Elle accourut voir ce qui se passait. La vapeur froide s'évapora dans le ciel à une vitesse anormale, en poussant un soupir sépulcral qui lui glaça le sang. Puis, l'air redevint chaud.
Elle vit une porte ouverte et Edmund étendu dans les herbes, inconscient. Le huit qui entourait ses yeux luisait sur sa peau ridée comme un si un fer l'avait chauffé à blanc.
* Edmund ! Edmund réveille toi ! Paniqua Freyja.
Après une minute, il toussa, cracha une gerbe de sang et ses yeux s'ouvrirent en se baladant hagards de droite à gauche. Il était sonné. Lorsqu'ils se posèrent enfin sur une Freyja angoissée et confuse, il semblait être capable de parler.
* De l'eau, quémanda-t-il.
* Oh ! Oui, de l'eau ! Répondit Freyja qui se hâta de lui en apporter.
Il se redressa avec son soutien et but une gorgée, le corps parcouru de spasmes incontrôlables comme si une centaine d'aiguilles le piquait de tout part. En l'observant de plus près et avec plus de calme, elle eut l'étrange impression qu'Edmund avait vieilli entre le moment où il était venu lui apporter la soupe et maintenant.
* J'ai échoué, dit-il d'une voix râpeuse, je me suis fait éjecter de ma propre maison par ma propre expérience.
Il eut un petit rire sarcastique.
* Mais tout va bien ? Tu vas bien ?
Son regard redevint sombre.
* Oh, bigre de bouc ! Je suis éreinté. Je n'ai pas dormi ces derniers jours, je suppose.
Freyja resta silencieuse. Edmund se parlait à lui même.
* Je n'y arriverai donc jamais ? Jamais, jamais ! Oh, Odin, roi des rois, pourquoi mets-tu ainsi à l'épreuve ma patience ? Jamais je n'y arriverai ! Jamais !
Son front était brûlant. Edmund nageait en plein délire. Il ne semblait pas la voir. Le regard de Freyja se porta sur la clôture en contrebas. Si elle l'abandonnait là, elle pourrait s'enfuir de la chaumière. Le coq chanterait, mais même s'il l'entendait, dans son état actuel, il serait incapable de la rattraper.
* Viens, dit Freyja en l'aidant à se relever. Il faut te coucher, je vais m'occuper de toi.
Une pensée lui traversa l'esprit : Jamais je ne pourrais t'abandonner. Elle la refoula aussitôt. C'était juste qu'elle trouvait injuste d'abandonner les personnes dans le besoin. Voila tout.
Tandis qu'elle le soutenait, Edmund débitait toutes sortes de paroles dans une langue incompréhensible et ne cessait de s'agiter follement, comme s'il implorait quelque chose ou quelqu'un.
* Allez, allez ! Pour atteindre ton lit, il faut entrer dans la chaumière.
À deux pas de la chaumière, Edmund reprit soudainement conscience. Il la repoussa et se redressa, dos à elle. Sa voix se fit aussi râpeuse et puissante que d'ordinaire :
* Tu peux commencer à remballer tes affaires. Dans une heure précise, une fois que j'aurais fait le ménage, tu pourras retourner dans la chaumière.
* Mais, tu tiens à peine debout !
Le corps parcouru de tremblements, le sorcier leva une main pour l'indiquer de se taire. L'immense fossé se creusa de nouveau entre-eux.
Edmund était la seule personne que Freyja pouvait apparenter à un proche. Encore une fois, alors qu'elle lui apportait son aide, il avait brisé la confiance qu'elle lui accordait. Ce rejet avait renforcé son envie de partir et elle était moins effrayée à l'idée de dormir seule sous le ciel étoilé. En démontant la tente, son désir de quitter la falaise brûlait plus intense que jamais.
Après avoir refermé la remise elle vit Edmund tirer un sac rempli d'attrapes-rêves, de flacons et de bocaux cassés qu'il jeta dans le lac.
* C'est bon, dit-il, le front en sueur. Tu peux entrer.
Freyja déplanta Régis du sol et pénétra dans la chaumière en s'attendant à ce que tous les meubles soient recouverts de saletés. Mais tout était étrangement propre. Même la poussière qui dormait sur la charpente et dans les recoins de la cheminée depuis des mois avait disparu. Edmund avait dû utiliser son sceptre car il n'était plus accroché sur la façade de la mezzanine.
Une fois montée à l'étage, Freyja referma silencieusement la porte de sa chambre et ouvrit les vantaux de son armoire trouée. Elle retira les sandales qui traînaient dans la partie basse, souleva la plaque en bois qui constituait le faux-fond, laissant entrevoir un espace rectangulaire où elle cacha la plaquette dorée.
Au moment de refermer son armoire, le coq d'entrée se mit à chanter. Freyja faillit avoir un arrêt cardiaque. Cela faisait des années qu'elle n'avait plus entendu ce son. La dernière fois remontait à quand Jorik était venu leur rendre visite !
Moins d'une minute après, des coups violents retentirent sur la porte d'entrée. Freyja s'approcha de la rambarde et vit Edmund apparaître dans le salon, en-dessous. Il se dirigeait à grands pas vers la porte, mit une main sur la poignée avant de se retourner brusquement pour lancer un regard persistant en direction de Freyja, qui s'accroupit pour ne pas se faire remarquer. La porte s'ouvrit à la volée. Un jeune homme à la chevelure rouge feu et au teint violacé fit irruption en transpirant et s'agitant comme une méduse.
* Loaknir ! Loaknir ! Cria-t-il en respirant de travers. Le quartier Ouest ! Il... Il est.. Le feu ! On a besoin de toi, vite !
* Quel feu ? Dit Edmund d'un air méfiant.
À bout de souffle, le garçon montra dehors du doigt. Edmund se pencha légèrement pour jeter un œil, avant de s'immobiliser.
* Bigre de bouc !
Il se passait quelque chose de grave.
* Le quartier Ouest est en feu, Loaknir, reprit le jeune homme. Des habitants sont coincés. Des maisons s'écroulent. Ton peuple à besoin de toi !
* Ce n'est pas possible, grommela Edmund, une telle fumée...
L'inquiétude se lisait sur son front. Il était en pleine réflexion. Le jeune homme l'avait compris plus vite que Freyja et se saisit de son bras pour l'entraîner avec lui. Edmund fut extirpé de ses pensées et lui demanda d'attendre dehors. En passant la tête au-dessus de la rambarde, Freyja eut le temps de voir qu'il cachait la clé de son bureau sous le paillasson d'entrée, mais dû se raviser aussitôt lorsqu'il se retourna pour vérifier qu'elle n'était pas là. L'instant d'après, la porte se referma. Elle entendit les pas s'éloigner, puis le coq agita sa crête avant de se mettre à chanter. Ils avaient franchi la clôture.
Freyja descendit dans le salon en courant jusqu'à l'entrée, où ses sourcils s'écarquillèrent autant que ses lèvres. La fumée blanche qu'elle avait prise pour celle d'un bûcher en l'honneur de l'élévation s'était transformée en une grosse colonne sombre qui stationnait au-dessus de Lingard, dans une masse informe et menaçante. L'air était différent, chaud et pesant. L'odeur de l'herbe fraîche laissait place à celle du bois brûlé.
* J'espère que tout ira bien. J'imagine qu'il rentrera tard et sera épuisé avec sa fièvre. Je vais préparer le repas, cela le soulagera.
Cette fois-ci, Freyja n'oublia pas de récupérer un panier. Plus elle s'approchait du potager, plus elle entendait le crépitement des flammes qui s'élevaient haut dans le ciel. Elle se hâta de ramasser des potirons pour rentrer au plus vite dans la chaumière car l'atmosphère ne présageait rien de bon.
Elle s'attabla et éplucha les quatre potirons avec l'idée d'en faire une soupe - la seule chose qu'elle savait faire. Elle s'acharna sur la peau des potirons en soulignant le fait qu'Edmund était parti sans la prévenir, comme si elle n'existait pas. Pourtant, elle ne put s'empêcher de se demander s'il allait bien et espérait que les habitants viendraient rapidement à bout de l'incendie sans qu'il y ait de blessés.
Freyja se remémorait l'image du jeune homme qui était venu prévenir Edmund et estima qu'ils devaient tous deux avoir approximativement le même âge. Elle n'avait pas vraiment prêté attention à sa silhouette, mais se rappelait d'un détail particulier : il avait une longue-vue accrochée à sa ceinture.
Elle ouvrit un potiron en deux et le repoussa aussitôt à l'autre bout de la table. L'intérieur était noir et grouillait de vers gluants qui se tortillaient dans tous les sens. Quelque chose attira son attention. Les épluchures mélangées aux morceaux de potirons tranchés ressemblaient à une maison enflammée. Au centre de la maison se trouvait deux vers, l'un était coincé sous une tige de potiron, l'autre rampait péniblement à son côté. Tous deux étaient piégés entre les pelures sans aucune porte de sortie et Freyja sentit soudain son cœur se serrer contre sa poitrine. Edmund était parti en ville à la hâte, mais avait-il emporté son sceptre avec lui ?
Elle se retourna vers la façade de la mezzanine et son support vide. Cela aurait dû la rassurer, sauf qu’il n'était plus accroché depuis qu'Edmund l'avait autorisée à entrer. Elle se précipita vers la cuisine pour regarder sous le plan de travail. Le sceptre ne s'y trouvait pas non plus. Elle avait la certitude de ne pas l'avoir vu partir avec. Il devrait toujours être à l'intérieur de la chaumière. Elle fouilla la chambre d'Edmund sans succès.
Il ne restait qu'un seul endroit dans la chaumière où Freyja s'était toujours interdit de fouiller, un endroit où elle n'avait jamais mis les pieds auparavant : le bureau d'Edmund.
Lorsqu'elle eut fini de déverrouiller la porte du bureau avec la clef, Freyja découvrit un espace rectangulaire et éclairé. La lumière, d'une étrange couleur bleutée, provenait d'un candélabre suspendu au plafond, où des orchidées poussaient à-l'envers en prenant racine sur une masse de lianes entremêlées. Au centre, se trouvait deux grandes tables remplies d'objets dont Freyja ne connaissait pas le nom. Les étagères supportaient une tonne de bocaux qui contenaient des racines baignant dans des liquides de toutes sortes de couleurs. Ses pieds nus foulèrent un sol doux et légèrement humide, recouvert par un tapis de mousse bleu. Près de la porte, se trouvait une table ronde gravée de symboles runiques et sur laquelle était posé des ballons en verre, des fioles, quelques pierres brillant d'une couleur argentée, et un alambic. Un peu plus loin, dans l'angle, une haute armoire-bibliothèque contenait des grimoires de tailles imposantes, contre laquelle un bâton serti de joyaux rouges était appuyé.
Freyja fut émerveillée par ce décor mystique. Et dire qu'elle vivait depuis tout ce temps au-dessus d'une telle pièce !
Mais elle n'avait pas le temps de rester ici, des personnes étaient en danger, elle le sentait. Alors elle s'empara du sceptre d'Edmund, retira le filament de toile d'araignée qui était enroulé autour de son bracelet droit, referma la porte en prenant soin de remettre la clé sous le paillasson et se précipita en bas de la falaise.
Freyja resta figée face à la clôture en bois. Le seul obstacle qui se dressait entre elle et l'extérieur au cours de ses dix-neuf dernières années. Edmund lui avait formellement interdit de la franchir. Il lui avait toujours raconté depuis son plus jeune âge que cette barrière empêchait tout fléau de l'atteindre. Que tant qu'elle restait sur cette falaise, elle serait protégée et n'aurait plus rien à craindre. Mais elle avait toujours rêvé de la franchir seule pour aller dehors et, aujourd'hui, elle avait une raison valable.
Des cris se faisaient entendre depuis la ville. Le ciel était alourdi par de gros nuages noirs et inquiétants lorsqu’elle approcha le portillon. L'œuf qui l'ornait s'ouvrit verticalement : il éclosait. Deux petits yeux noirs et brillants, précédés d'un bec, l'observaient dans la pénombre.
Freyja contempla le sceptre qu'elle tenait entre les mains. Ses doigts caressèrent le manche en cheminant délicatement le long des courbures jusqu'à atteindre l'extrémité, symbolisée par la sculpture d'un crapaud, la bouche ouverte et les pupilles ornées de deux petits rubis étincelants.
Si elle ne sortait pas maintenant pour l'apporter à Edmund, des innocents allaient mourir. Face à cette idée inconcevable, sa respiration se raccourcit et sa main se porta presque instinctivement vers la poignée du portail.
CLIC !
La chose qui se trouvait dans l'œuf cligna des yeux ; le portail resta clos. Si Freyja avait le moindre doute, elle était désormais fixée : Edmund l'enfermait réellement sur cette falaise. Son sang fit un quart de tour et, tous les doutes, la tristesse et la rancœur accumulés durant ces dix-neuf dernières années explosèrent. Sous l'impulsion de sa colère, elle sauta le portail et se retrouva de l'autre côté. Le petit bec se rétracta dans sa coquille, les yeux disparurent et l'œuf se referma, immobile, comme s'il eut toujours été figé dans le bois.
Vu de l'extérieur, la falaise ressemblait à un petit coin perdu et éloigné de tout, comme un havre de paix situé hors du temps. Mais Freyja se la représentait comme une prison parfaite pour s'exiler à la méconnaissance de tous, au point de faire oublier son existence.
Le cœur tambourinant contre sa poitrine, elle se retourna pour emprunter le sentier qui fuyait entre deux bosquets de hêtres jusqu'à la ville.
Le sentier déboucha sur l'angle d'une haute fortification en bois qui entourait Lingard et se prolongeait jusqu'à une grande tour de guet encadrant une porte de trois mètres. Des chariots débordants de marchandises, ainsi que les chevaux de traits, furent laissés à l'abandon. Freyja traversa la porte restée ouverte sans surveillance. Elle suivit le sentier qui s'aventurait maintenant entre des champs d'orge et de blé, en passant parfois devant quelques bâtisses qui servaient de local à matériel. Après une dizaine de minutes, des formes triangulaires se dessinèrent au loin et les premières habitations apparurent, clairement éclairées par les rayons lumineux.
Les maisons étaient toutes construites en bois avec des formes similaires. Les toits pointus couverts de gazon donnaient à Freyja l'impression d'être entourée par des petits pics montagneux. Plus le sentier s'enfonçait dans la ville, plus les habitations étaient nombreuses et les toitures verdoyantes laissaient place à la chaume ou aux tuiles.
Freyja déboucha sur une grande place circulaire qui ressemblait à un grand marché rempli de stands et de cageots d'animaux. L'endroit était désert et animé par les caquètements de quelques poules laissées à l'abandon. Elle s'orienta grâce à la fumée et continua sa course en empruntant le chemin qui semblait converger vers l'incendie.
L'air était lourd, l'atmosphère oppressante, le vent puissant. Cendres grises et braises rougeoyantes voletaient autour d'elle tandis qu'elle approchait le lieu de l'incendie. Le chemin prit une courbe donnant sur une ruelle où chaque maison était en proie à des flammes immenses qui dansaient jusqu'au ciel.
Une longue file humaine reliait les maisons à un puits où des centaines de personnes se relayaient sans relâche des seaux d'eau qu'ils déversaient sur les flammes. Les hommes étaient torses nus tandis que les robes des femmes étaient déchirées jusqu'à la taille pour mieux se mouvoir. Aucun d'eux ne restait trop longtemps près des flammes au risque de se brûler ; le premier de la file regagnait rapidement le puits pour remplir son seau et refermer la boucle. Malgré leurs visages rouges et leurs traits étirés, ils oeuvraient tous ensemble dans une gigantesque organisation.
Freyja contourna le bloc de maison et arriva devant une grande bâtisse craquante et presque entièrement écroulée sous l'agitation des flammes qui flambaient plus hautes que jamais. Plus loin, debout sur une butte, Edmund coordonnait la dizaine de chaînes humaines face aux dangereux remous des flammes. Ses cheveux avaient pris une teinte noirâtre, ses yeux pochés et ses joues écarlates témoignaient de l'extrême anxiosité dû à la situation. Tout le monde était fatigué, mais tous continuaient de lutter sans relâche sous le soleil moqueur qui éclatait depuis midi.
Freyja entendit des bruits étouffés par le crépitement des flammes en provenance de la maison la plus proche. Pour confirmer ses pensées, elle s'approcha aussi près que possible de la bâtisse qui s'écroulait peu à peu dans le tumulte enflammé. Son ouïe ne lui fit pas défaut : quelqu'un appelait à l'aide !
Freyja jeta un regard alentour. Tout le monde était affairé à une tâche particulière sous la manœuvre d'Edmund. Il n'y avait pas de temps à perdre. Elle fonça vers celui-ci et lança le sceptre à ses pieds.
* FREYJA !
Elle ne répondit pas, rejoignit une file humaine, bouscula un petit homme trapu pour réquisitionner son seau et se le verser sur la tête. Sous un flot de jurons, elle ramassa une cape de voyage qui traînait par-terre, la plongea dans un autre seau avant de la mettre sur son dos. Elle réduisit la distance qui séparait la maison de la file et, en quelques secondes, elle se retrouva sur le seuil.
* FREYJA ! Beugla Edmund dans un mélange de colère et d'incompréhension. REVIENS ICI TOUT DE SUITE !
Les vêtements trempés et le souffle court, Freyja lui adressa un ultime regard avant de relever sa capuche et disparaître entre les flammes.
Sa méthode était efficace. Mouillés, la cape et les vêtements protégeaient efficacement sa peau contre le feu qui ondulait du plancher jusqu'au plafond. Le col de sa tunique était remonté jusqu'au cou. L'oxygène se faisait rare. Elle enjamba de nombreux débris et toutes sortes de petites babioles calcinées avant d'atteindre la source des cris.
Au milieu de ce qui semblait être un salon, un garçon du même âge que Freyja était accroupi entre les flammes en train d'essayer de déplacer une poutre abattue sur un enfant. Freyja retira sa cape et vint l'aider. À deux, ils réussirent à soulever la poutre suffisamment haut pour permettre à l'enfant de se dégager. La chaleur était intense, l'air presque irrespirable. Combien de temps ces deux-là avaient-ils bien pu rester ici sans protection ? Freyja fut soudain secouée par une toux sèche qui lui traversa les poumons en un éclair volcanique.
* Il faut vite partir, Kof, Kof. La fumée nous tuera si on la respire trop longtemps !
Le plus âgé acquiesça, puis leva la tête avec surprise, avant de pousser l'enfant dans les bras de Freyja. Après un craquement sinistre, la charpente s'effondra dans un nuage de braises et de cendres.
Freyja et l'enfant se redressèrent indemne. Mais le grand n'avait pas eu cette chance. Il hurlait, allongé au sol, coincé sous une montagne de débris enflammés. Malgré ses yeux qui piquaient à cause des retombées, Freyja ramassa la cape et s'agenouilla devant l'enfant pour le couvrir.
* Tu vas suivre cette direction sans t'arrêter, Kof ! Tu enjamberas tous les obstacles jusqu'à la sortie.
* Mais, les flammes...
Le coincé poussa un cri qui surpassa les précédents. Le quart d'une tenture murale enflammée s'était décrochée pour venir se poser sur son visage. Freyja et l'enfant furent horrifiés.
* La cape te protégera, d'accord ? Tu connais Aegir ? - Kof ! Kof ! - Le dieu de la mer. Elle lui appartient. Aucune flamme ne t'atteindra. Va, maintenant !
Le garçon s'emmitoufla dans la cape en hochant la tête d'un geste rassuré avant de courir vers la sortie entre les poutres flambantes et vacillantes, sans jamais se retourner.
Sous un plafond qui se consumait sans cesse en menaçant de s'effondrer pour de bon, Freyja se dépêcha de retirer les débris qui recouvraient l'autre garçon jusqu'à la clavicule. L'humidité de ses vêtements s'était évaporée, elle avait de plus en plus chaud et ses doigts étaient devenus rouges vifs à force de toucher les morceaux de bois charbonnés. À l'issue d'un effort intense, elle réussit l'exploit d'extirper le garçon de sa prison et de le traîner tant bien que mal hors de la maison.
Ils s'échouèrent tous les deux sur le sol. Freyja toussa et cracha violemment dans l'espoir de faire sortir les toxines. Du coin de l'œil, elle vit le garçon gémir, rouler, se tordre de douleur, en agitant ses mains le long de son corps sans jamais savoir quelles parties intactes pouvaient encore être touchées. Sa peau était brûlée à de nombreux endroits, son visage à moitié consumé. Des flammes frétillaient encore sur ses vêtements jusqu'à ce qu'un jet d'eau les éteignent.
Le sceptre pointé vers l'avant, Edmund accourait. Mais il fut rapidement devancé par une femme aux cheveux noirs coupés à la garçonne qui se laissa tomber auprès du garçon à la peau vaporeuse. Il s'avérait être son fils.
* Sykfried ! S'écria-t-elle, sanglotante. Ô, Père de tout ! Son visage... il est défiguré !
Edmund s'agenouilla et l'examina en passant une main au-dessus du corps encore fumant de Sykfried. Freyja observa attentivement les réactions de la mère.
* Ses voies respiratoires ne sont pas obstruées, Audroma. Il est sauf. Mais, il faudra l'emmener dans son lit. Tu épongera fréquemment les zones brûlées jusqu'à ce qu'elles ne soient plus rouges.
Audroma agita frénétiquement son petit menton pointu inondé de larmes et se releva pour aller chercher de l'aide. Freyja remarqua avec soulagement que le petit garçon que Sykfried et elle avaient sauvé ensemble pleurait un peu plus loin, sain et sauf, dans les bras d'une femme qui était forcément sa mère.
* Redresse-toi, grogna Edmund en lui saisissant le bras.
Son expression de soulagement s'effaça subitement pour laisser place à un soupçon de culpabilité. Elle l'avait désobéi.
* Qu'est-ce-qui-t'a-pris ? Formula Edmund en serrant les dents si fort qu'elle crut les entendre se fissurer.
* Tu as oublié ton sceptre, répliqua Freyja, sur le ton de quelqu'un qui n'était pas fier de son excuse.
Edmund affichait une mine sévère, ses cheveux étaient décharnés, sa barbe calcinée par endroits et ses yeux améthystes brillaient d'une lueur ardente.
* Il y avait tous ces gens en danger, balbutia Freyja, avec tout de suite moins de conviction.
Il y eut un craquement de bois braisé et la maison où elle se trouvait quelques minutes auparavant s'effondra. Le regard d'Edmund se durcit comme la pierre.
* Je ne pouvais rester sans rien faire ! s'exclama Freyja. DES GENS ALLAIENT MOURIR !
Elle avait crié si fort que plusieurs têtes s'étaient retournées dans le groupe de personnes venu aider Sykfried. Edmund l'entraîna par le bras un peu plus loin, mais elle résista.
* Tu vas venir avec moi, dit-il dans un grognement sourd, je vais te ramener à la chaumière.
Edmund resserra son emprise et tira brutalement en manquant de lui déboiter l'épaule.
* Lâche-moi ! Tu me fais mal ! Et si je refuse ?
* Dans ce cas...
Un homme le retint par l'épaule. Ses yeux implorait son aide.
* Cornu ! On a besoin de toi. Le feu ne faiblit pas. Sans ta magie tout le quartier sera perdu !
Malgré les efforts des habitants, le feu était devenu plus grand et s'attaquait déjà aux autres maisons. Plusieurs chaînes d'eau furent rompues à cause de l'avancée des flammes tandis qu'un puits avait disparu. Edmund vociféra quelque chose dans son épaisse barbe avant d'accepter. Puis, il se retourna vers Freyja, les sourcils froncés, les yeux flambants de colère.
* On se verra plus tard.
Edmund agita son sceptre dans sa direction en prononçant des paroles incompréhensibles ; et, avant même de s'en rendre compte, elle se retrouva enveloppée dans une bulle qui filait à grande vitesse à-travers les sentiers, les maisons, les champs, le bosquet… Elle survola le portillon, eût tout juste le temps de voir le bec sortir hors de l'œuf qui le décorait, qu'elle fut subitement immobilisée devant la chaumière. La bulle éclata. Elle se retrouva au milieu des herbes cendrées, sur les fesses, sous les coqueriquements endiablés du coq d'entrée.