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Chapitre 6 : L'onguent de Lukfrí

Dès l'aube des nuages inquiétants chargés de gris s'accumulèrent au-dessus de Lingard. L'air se réchauffa et une activité électrique inhabituelle s'installa progressivement dans le ciel, créant une atmosphère de plus en plus lourde. Puis, sans crier gare, une pluie diluvienne s'abattit sur la région. Ses grosses gouttes gorgeaient la terre, gonflaient les herbes et défiguraient le terrain habituellement verdoyant de la falaise par d'immondes flaques boueuses.

Le potager n'était plus visible depuis la porte d'entrée. Face à l'opacité du rideau de pluie, Freyja pensait qu'il était dévasté. Pour l'avoir à maintes reprises arrangé, tailladé, désherbé et bichonné à la sueur de son front, elle eut un pincement au cœur à l'idée que tout serait détruit. Mais ce n'était pas la fin des haricots ! Puisqu'elle repasserait dessus autant de fois qu'il faudra. Selon elle, tant qu'une chose est réparable et qu'on a les moyens de le faire, alors il ne faut jamais l'abandonner.

Les aléas de la météo (“ Résultats d'actes divins ”, répétait souvent Edmund) contraignirent Freyja à rester bien sagement à la chaumière - exactement comme il l'avait souhaité. L'idée que ce vieil ours soit au courant de ses escapades en ville et eut usé de son sceptre ou d'une quelconque invention bizarre pour envoyer la pluie noyer Lingard sous les flots lui vint naturellement à l'esprit.

* Mais si c'était réellement le cas il me l'aurait fait savoir par le biais d'une lettre dûment écrite, déduisait Freyja.

La supercherie de Jorik fonctionnait à merveille et Edmund n'avait aucune idée de ce qu'elle préparait - du moins, c'était ce qu'elle se disait pour ne pas sombrer dans le doute. Car même la grisaille ne saurait éteindre le brasier d'espoir qui flambait en elle. Le fait de ne pas sortir avait quand même un bon point : il empêchait Freyja de foncer se balader en ville sans but précis et flâner entre les bâtiments en longeant les rues au hasard, juste par curiosité de voir jusqu'où elles lui mènerait.

À défaut de ne pas pouvoir mettre un pied hors de la chaumière sans se retrouver immédiatement rincé comme une soupe, Freyja s'adonna à des activités plus utiles, telles que le tir à l'arc. Elle connaissait l'arme et sa fonction depuis son plus jeune âge grâce aux livres illustrés qui constituaient ses premières heures de lecture, au stade où elle ne comprenait pas encore les mots. Théoriquement, elle se sentait prête à le manipuler.

Elle monta l'arme et les munitions dans sa chambre sous les martèlements de la pluie, puis plaça Régis devant la fenêtre ouverte qui donnait sur le balcon.

* Ah ! Ah ! S'exclama-t-elle, d'une voix modifiée en brandissant l'arc. Comme on se retrouve, Régis le Pource ! Maroufle et usurpateur ! Qu'est-ce que cela fait de te retrouver face au roi Gudmundur ?

Régis le Pource resta muet comme une carpe.

* Si c'est ainsi ! continua Freyja en essayant d'encocher une flèche. Attends... j'y suis presque... Ah ! Ah ! Me voici, me voilà ! Prends ça, infâme !

La flèche prit la voie des airs en décrivant une courbe molle qui manqua Régis de très loin avant de piquer la tête la première dans le lac.

* Non !

Freyja laissa tomber l'arc et enjamba la fenêtre. Les grosses gouttes de pluie épaisse lui refroidirent instantanément la nuque. Elle projeta son buste par-dessus le balcon, les cheveux relevés par le vent. Mais la flèche avait disparu dans la brume qui recouvrait le lac Sans-Souci. Le cerveau de Freyja fit un lien agaçant : Plus que six flèches... Plus que six jours...

Elle changea Régis de place et le mit à côté de la porte. L'arc serré entre les doigts, elle ne prononça plus un mot et coupa sa respiration en essayant de se concentrer et d'oublier la flèche qu'elle venait bêtement de perdre. Elle visa Régis. Le bras trop tendu, ses doigts lâchèrent la corde qui vint lui fouetter l'avant-bras.

* Ouille ! Ouille ! Flûte ! Mince ! Quelle idiote je fais ! criait-elle en se tenant l'avant bras, marqué par un trait rouge et douloureux.

La flèche s'était logée dans l'armoire et, dans l'habituelle panique qui survient après une quelconque bêtise, Freyja eut la merveilleuse idée de tirer un bon coup dessus pour la retirer. Dans un craquement, le vantail lui tomba sur la figure.

Freyja déblitéra quelques jurons supplémentaires à sa propre adresse avant de descendre chercher un marteau et des clous. Depuis toute petite, elle avait pris la bonne habitude de réparer elle-même ses erreurs. Rafistoler des bricoles faisait partie de l'étroite liste de ses compétences inutiles. Franchement, qui se préoccupait qu'elle sache réparer une porte, passer le balai, planter, labourer, déterrer, tailler branches et racines, laver la vaisselle, remonter dix seaux d'eau, faire la lessive et préparer à manger ? Personne. Et qui la remerciait pour l'avoir fait tous les jours ? Personne.

Elle donna un dernier coup de marteau avant de vérifier que la porte pivotait correctement sur ses gonds. Ensuite, elle rangea les outils sous le plan de travail de la cuisine. L'envie de s'exercer à l'archerie avait disparu aussi vite que la première flèche. Dehors, le vent se mêlait à la pluie.

Après le déjeuner, Freyja se plongea dans la bibliothèque du bureau d'Edmund à la recherche d'une solution pour contrer le flair des limiers qui l'attendaient au château de Gud.

L'après-midi se déroula dans une ambiance studieuse et énergique, en grande partie parce que la pièce était silencieuse et insonorisée. Seuls les remous des plantes du plafond, le bruissement réguliers des pages qui se succédaient et les éternuements occasionnels dû à la poussière des grimoires, témoignaient d'un peu de vie en ce lieu propice à l'apprentissage. Freyja s'attendait à devoir lutter contre la somnolence à un moment ou à un autre, mais ce ne fut pas le cas. Au contraire, elle se sentait pleinement éveillé, bien plus que d'ordinaire et débordait d'une énergie folle qu'elle n'avait jamais connue. Ses yeux galopaient le long des lignes et ses doigts tournaient les pages d'un geste sec et précis, presque mécanique. Elle dévora le premier étage de la bibliothèque qui comprenait pas moins de dix grimoires de cinq-cent pages chacun, et ce, aussi simplement que si elle ouvrait une huître pour ingurgiter son contenu avant de la mettre de côté pour passer à la suivante. Ce bureau était vraiment magique.

Ce fut dans le onzième grimoire, le premier de l'étage du-dessous, qu'elle trouva la solution à son premier problème :

L'Onguent de Lukfrí :

« Considérables fussent les poisseux et mendiants empestant le fumier,

Longtemps fussent les humains désavantagés par leur délicat fumet.

L'onguent de Lukfrí permet de neutraliser odeur et puanteur,

Garantissant à son utilisateur un moyen de fuir n'importe quel prédateur. »

Ingrédients : Huile végétale, cire d'abeille, pétales de clématite blanche.

Recette :

* Infuser les pétales de clématite dans 50 ml d'eau et 50 ml d'huile végétale pour former un macérat huileux.

* Faire fondre 10g de cire d'abeille à feu doux, puis verser le macérât, hors feu.

* Mélanger le tout et rajouter un peu d'huile végétale.

* Appliquez !

Manfred Leidson, lauréat de la huitième génération.

Freyja relut le titre de l'ouvrage : Concepts et inventions des diplômés de la tour argentée. Elle n'avait jamais entendu parler de la tour argentée, mais l'important était qu'elle venait de trouver la solution pour outrepasser les chiens ! L'huile végétale et la cire d'abeille, on en trouvait à profusion dans le bureau d'Edmund. Tout ce qui restait à obtenir était une clématite blanche. Pour cela il suffisait d'aller faire un tour en ville quand la pluie se serait arrêtée et trouver une herboriste.

Le lendemain, au pied de la falaise, le potager était en ruine. Les poteaux étaient couchés, les plantes fauchés, les tomates réduites en bouillie. Un vrai massacre. Cependant, la clôture tenait toujours debout et l'œuf fonctionnait à merveille. Bien évidemment la barrière d'Edmund s'avérait être plus robuste qu'elle paraissait.

Les bottes de Freyja s'enfoncèrent désagréablement dans la bourbe en manquant de lui tordre la cheville. Le sentier menant à la ville était jonché de nids de poules par temps sec, mais dans pareil bourbier il était impossible de reconnaître un fossé d'un rocher. Le bosquet encadrant le sentier avec ses nombreux hêtres aux troncs compacts et aux feuillages hermétiques, avait étrangement résisté à la tempête. Un odeur de bois et d'humus mouillé emplirent les narines de Freyja. Des oiseaux virevoltaient d'un nid à l'autre en chantant, des papillons séchaient leurs ailes multicolores sur l'écorce et les abeilles bourdonnaient autour des fleurs dans la hâte de rattraper la journée d'hier.

Freyja arriva face aux remparts de Lingard. De nombreuses planches s'enfonçaient dans la boue et de nombreux trous béants aérait la structure. Mais la chose la plus remarquable restait la grande porte, couchée sur le sol, qui bloquait les entrées et les sorties. Le système d'ouverture avait sauté et d'énormes gonds tordus pendaient sur la structure. Freyja entendit dire qu'il fallait changer la porte entièrement tandis qu'un bon nombre d'hommes et de chevaux s'affairaient à dégager le passage en la tirant vers la ville. Le toit du mirador encadrant l'espace vide avait été arraché, ainsi qu'une partie de la rambarde. Freyja aperçut la torchère géante, renversée par le vent, où plus aucune flamme ne brûlait. Au milieu des champs, les fermiers étaient de sortie avec charrues et bœufs, grouillant par centaine au cœur des exploitations pour récolter ce qui était récupérable, estimer les pertes et décider de ce qu'il fallait faire du reste. Les tiges de blés étaient agglutinés vers l'ouest dans une masse jaune compacte rappellant celle d'une brosse à chevaux aux brins usées et arrachés par endroits.

Freyja était choquée par l'étendue des dégâts. Depuis le bureau d'Edmund où elle avait passé toute la nuit à se documenter (et elle avait sentit un énorme coup de fatigue une fois dehors), elle n'entendait pas le rugissement de la tempête et l'inquiétant craquement de la chaumière qui avait oscillé toute la nuit. Elle avait l'impression d'avoir été téléporté dans un autre monde, plus anarchique. Elle emprunta le raccourci qui traversait un peuplement de pommiers.

Même à bonne distance, on pouvait voir que les habitations furent particulièrement touchées par la tempête. Freyja marcha sur un lampion qui traînait au sol entre divers débris. Plus loin, un homme poussait une brouette pleine de feuilles et de chaume pour le déverser sur le monticule de détritus commun qui s'élevait au centre de la rue. Deux autres déplaçaient avec encombrement l'une des poutres qui supportait la toiture d'un porche, effondré sur la porte d'entrée. Dans un virage, une femme se grattait la tête en se demandant à voix haute comment elle allait faire pour retirer le rocking chair encastré dans son toit. Dans l'ensemble du voisinage, les gens retroussaient leurs manches ou relevaient leurs robes pour réparer les dégâts. La fatigue se lisait sur le visage de chacun et la tempête mettait les gens à fleur de peau.

Une bagarre éclata entre deux hommes devant la taverne. Ils roulaient dans la boue en se rouant de coups de poings sous les acclamations d'ivrognes qui levaient leur chopes en vacillant. Les plus sobres commandèrent un verre de plus pour noyer leurs malheurs devant ce spectacle. Plus loin, des enfants couraient et jouaient aux épées de bois sur ce terrain de jeu suffisamment chaotique pour leur inspirer des scènes de batailles héroïques et sanglantes.

La grande place était bondée de monde comme à son habitude. Sauf que cette fois-ci, il n'y avait pas marché. L'estrade centrale trônait funestement au centre de la place, entourée d'étals abattus sur le sol. Les stands furent décloutés, dépieutés et déchirés. Triste nouvelle pour les commerçants qui accouraient des quatre chemins avec l'espoir que leurs marchandises soient épargnées.

Freyja contourna l'estrade et vit le Grand Hall, immense et imposant. Son toit était incurvé et sa façade ornée d'un crâne de cerf aux bois impérieux. L'impressionnante infrastructure rappelait la coque d'un bateau renversé.

Jusqu'à présent, Freyja avait pensé que venir au centre de la ville l'aiderait à trouver un panneau indiquant la route à suivre pour se rendre chez une herboriste. Mais il n'y en avait pas. Elle fit une seconde fois le tour de la grande place circulaire et se retrouva rapidement à son point de départ, bredouille. Elle se rappela alors l'affiche de l'herboriste recherchée. Quelle ironie du sort si la ville n'avait plus d'herboriste pile l'année où elle en avait besoin !

Près de l'estrade, un homme de grande taille tenait un parchemin à la main et donnait des consignes à d'autres. Freyja alla à sa rencontre.

* Pardonnez-moi, je cherche une herboristerie.

Du haut de son imposante carrure, il l'observa d'un air hébété.

* T'es pas en cuisine, toi ? Maugréa-t-il, une bouffée d'alcool s'échappant de sa bouche.

Freyja cligna des yeux. L'odeur l'irritait.

* J'aimerais savoir..

* Retourne à la cuisine, coupa l'homme.

* J'aimerais savoir où trouver une herboristerie ! Insista Freyja.

L'homme se gratta la joue. Il était mal rasé, avait la mine patibulaire et sa chemise s'ouvrait sur une montagne de poils noirs enchevêtrés. Il envoya les autres hommes exécuter leurs tâches d'un geste dédaigneux, puis il se craqua le cou et se retourna vers Freyja. De son index, il désigna le Grand Hall.

* Ta place est dans la cuisine.

Freyja ouvrit grand la bouche, bouche bée d'indignation. Elle serra les dents pour digérer l'information. Son odeur répugnante d'alcool l'irritait et l'oppressait le cerveau.

* Va en cuisine toi-même.

Les gens stoppèrent leur activité pour lever la tête. Ils furent aussi estomaqués que l'ivrogne. Ses mots étaient restés en travers de la gorge de Freyja. Donner des directives sans prendre le soin de consulter ses subalternes... aussi écoeurant soit-il, il lui rappelait Edmund.

L'homme balaya les curieux du regard. Un froncement de sourcil de sa part les fit reprendre le travail. Il fallait dire que c'était un colosse que même un ours de trois mètres de haut voudrait éviter de croiser sur sa route. Freyja s'en rendit compte une fois qu'il se tenait à un bras d'elle. Son énorme ventre de bière lui arrivait au menton.

Dans son regard ivre de rage, Freyja le vit l'empoigner d'une main pour la traîner en cuisine tout en descendant une bouteille d'hydromel de l'autre. Elle déglutit.

Audroma fit soudain irruption.

* C'est bon ! Calmons-nous ! fit-elle en tirant Freyja par le bras de son petit pas pressé. Je l'emmène en cuisine avec moi. Il n'y a aucun souci !

L'homme poussa un grognement.

* Je ne vais pas dans cette direction, dit Freyja en dégageant son bras.

* Doucement, doucement, chuchota Audroma, ils nous surveillent.

Tout le monde avait les yeux rivés sur eux. Freyja attirait trop l'attention. Or, il fallait être discrète pour ne soulever aucune question.

* Pour l'instant tu n'as pas le choix ! Nous ne pouvons nous permettre de contester les directives d'un Viking. Surtout s'ils sont d'ordres publics.

* D'ordre public ?

* La tempête a fait des ravages. Les hommes ont décidé de faire parler leurs muscles en réparant les dégâts et nous, nous devons utiliser nos doigts de fées – comme ils le disent – pour préparer le banquet de départ des participants de Lingard.

Elles gravirent quelques marches avant de passer sous une arche en bois ouvragée qui surplombait l'entrée du Grand-Hall ; c'était un cadre de grandes portes en bois massifs, toujours ouvertes aux visiteurs et travaillées avec précision par des gravures décrivant le contour d'un cerf majestueux. L’emblème de Lingard.

* L'homme que tu as rencontré supervise la préparation et l'accueil des participants de notre châtellerie qui viendront d'une vingtaine de villages et d'une autre ville. J'ai été chargée de superviser ce qui se passe dans le Grand-Hall. Et, comme c'est un homme, je dois lui faire un rapport toutes les heures.

Elle eut un petit rire nerveux.

Freyja avait du mal à imaginer qu'Audroma puisse avoir l'étoffe de diriger quoi que ce soit.

* Tous nos participants se réunissent à la capitale Lingard pour fêter le départ grâce à un banquet et le lendemain partir dans un unique convoi. La plupart des habitants, surtout les femmes, ont été assignés à la préparation du banquet. Personne ne sait que tu es sortie de ta falaise pour aider Sykfried, dit-elle plus bas, tu devrais faire profil bas.

* Les gens ont un problème avec le fait que je quitte la falaise ?

Audroma marqua une pause.

* Non, non, bien sûr que non, s'empressa-t-elle de répondre, le menton frémissant. Mais, si j'ai bien compris, tu ne sors pas souvent de chez toi. Il se pourrait donc que tu ne saches pas du tout comment le monde fonctionne. Jorik m'a prévenu que tu n'étais pas une mauvaise personne. Je veux dire, aider Sykfried, un inconnu, et par deux fois, sans rien demander en retour... Par la grâce d'Odin, mon fils a vraiment eu de la chance. Grâce à toi il pourra participer à l'Élévation !

Freyja évita soigneusement son regard. Jorik avait dû fournir à Audroma quelques informations la concernant dans le but de réduire ses soupçons. Mais elle avait raison sur un point : Freyja n'avait aucune idée du fonctionnement de la société.

* Cela ne vous ennuie pas de toujours faire les mêmes choses ?

Audroma s'arrêta pour jeter un coup d'œil aux deux hommes qui discutaient dans un coin et s'approcha le plus près possible.

* Dans le monde où nous vivons nous n'avons pas la chance de décider du travail qui nous incombe. Alors, ennuyant ou pas, avec le temps on apprend à passer outre.

* Attendez ! Vous êtes contraintes de faire ce que les hommes décident pour vous ?

Freyja avait fini par s'en douter depuis l'incendie, mais elle avait refusé de croire que le monde dont elle rêvait de découvrir serait pire que d'être enfermée sur la falaise avec Edmund.

* Rares sont les femmes ayant autorité sur les hommes, ajouta Audroma. Alors, retiens bien une chose : la parole d'un Viking l'emporte toujours sur celle de la femme. C'est-la-Loi.

L'intérieur du Grand Hall était si long que Freyja n'en vit pas le bout. La haute toiture était soutenue par une rangée de poutres en bois sur lesquelles étaient accrochées des bannières vertes représentant un cerf à la ramure majestueuse dont les bois noueux s'entrecroisaient comme des racines. Freyja avait l'impression d'avoir un bâteau renversé au-dessus de la tête.

Les murs peints de blanc et de vert étaient tapissés de peaux et de broderies qui rendaient l'endroit magnifique. De longues ouvertures horizontales s'élevaient au-dessus de la charpente, inondant la pièce d'une lumière vive.

L'immense table dressée au centre s'étendait sur toute la longueur, supportant un nombre incalculable de pâtisseries, bonbons et sucreries. Des femmes attablés, fourraient des petits choux d'une crème beige et voluptueuse en fredonnant un air distrayant ; d'autres trempaient des bâtonnets dans du sucre pour faire des suçettes en forme de marteau – sûrement pour les enfants ; une femme de forte consistance déballait des caisses remplies d'hydromel et Freyja la surprit à mettre subrepticement quelques bouteilles de côté.

Assises sur des chaises, un cercle de femmes âgées manipulaient aiguilles et pelotes avec finesse afin de tisser des toiles aux couleurs de la châtellerie.

La chaleur humaine qui emplissait la pièce inspirait la joie de vivre et Freyja se sentait revigoré par cette ambiance de travail serein et convivial.

Lorsqu'elles longèrent la salle, Freyja remarqua que toutes les têtes se retournaient pour la dévisager. Toutes ces femmes lui étaient méconnues et il était normal qu'en retour elle fasse figure d'audience. Mal à l'aise, Freyja avançait les bras légèrement décollés du corps, la démarche se rapprochant plus de la lourdise masculine que de l'éternelle vénusté féminine.

Le Grand-Hall aboutissait sur une estrade composée d'instruments de musique à corde et à vent, installés sur un tapis rouge flamboyant, sous le regard fier et culminant d'un magnifique cerf argenté. Derrière l'estrade se trouvaient les cuisines, une pièce rectangulaire où flottait un écran de fumée qui s'engouffrait dans la petite ouverture nichée au toit. Au fond, trois grandes bouilloires de la taille d'un tonneau sifflaient au-dessus d'un grand foyer. Les flammes ardentes projetaient sur les murs les ombres dansantes de deux tables blanches de farine où deux femmes aplatissaient une pâte.

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* Lydigg, voici Freyja. Elle t'aidera dans ton travail, dit Audroma.

Elle souria avant de quitter la cuisine. Freyja venait subitement de remarquer qu'une femme se trouvait assise dans l'angle à gauche. Elle était tapie dans l'ombre d'un recoin que la lueur du grand feu n'atteignait pas. Ses mains oeuvraient à la confection de petites tartelettes. Sur la table angulaire, un plateau contenait des pâtes à tartelettes molles et difformes. N'ayant d'autre choix que de jouer la cuisinière, Freyja tira une chaise et s'assit.

* Que dois-je faire ?

Lydigg poussa un bol rempli de pâte et invita Freyja à l'imiter. Son expérience était remarquable à-travers son habileté à pétrir la pâte et la former. Cependant, ses démonstrations finissaient sur un piètre résultat. La forme restait incomplète, indécise, comme si, malgré l'habitude, ses doigts haïssaient ce travail. Freyja s'appliqua et obtint rapidement des pâtes plus belles et gourmandes. Depuis la pénombre, Lydigg lui adressa un sourire et sa pâte lui glissa des mains.

Freyja se pencha pour la récupérer. Le nez au sol, elle vit ses jambes. Des jambes frêles, parsemées d'œdèmes bleutés qui tranchaient avec la pureté de sa robe blanche. Se redressant à mi-hauteur, Freyja croisa son regard : des yeux mornes, sans éclats et d'un bleu froid rappelant la lune pâle d'hiver.

La main rugueuse de Lydigg effleura celle de Freyja quand elle récupéra sa pâte. Ce bref contact la fit frissonner. Cette main... elle était usée par d’innombrables années de dur labeur.

Pendant une heure, elles enchaînèrent machinalement le moulage des tartelettes. Des femmes entraient et sortaient en portant des plateaux remplis de belles pâtisseries. Apportant à chaque fois des odeurs nouvelles et alléchantes. Séjourner dans une cuisine était un vrai régal pour celui qui aimait la bonne cuisine, et Freyja, par respect pour Lydigg, se retint d'aller demander quelques recettes à celles qui revenaient avec les plus beaux plateaux. Cependant, les délicates odeurs de sucre fondu et de fruits frais ne suffirent à enlever le mal être qui la gagnait.

Cloîtrée dans une cuisine nébuleuse où le moindre rayon de lumière était absorbé, Freyja ne voyait plus le temps passer. À l'heure actuelle, elle aurait pu se trouver sur le chemin du retour, traversant les rues de Lingard d'un pas conquérant avec une poignée de clématites dans son sac et réfléchissant déjà à une piste de recherche pour résoudre le problème de sa voix. Mais elle se trouvait ici, dans une cuisine, à préparer un banquet auquel elle ne pourrait assister. Elle ne serait pas stupide au point de traîner en ville un jour de festivités, déguisée en Sykfried, en courant le risque de croiser Audroma. Pour cela il faudrait qu'elle ait déjà acheté les vêtements.

* Y a-t-il une herboriste en ville ? Demanda Freyja à Lydigg qui, surprise qu'on lui adresse la parole, fit de nouveau tomber sa pâte.

Il fallait dire que personne n'était venue lui parler depuis le départ d'Audroma. En fait, personne ne lui adressait ne serait-ce qu'un regard. Elle avait autant de présence qu'un fantôme.

* Au nord de la ville, dit Lydigg, d'une voix si faiblarde qu'on croirait éteinte depuis des années. Il y a une échoppe près de la porte nord. Il faut suivre le panneau qui mène à la tannerie.

Lydigg se baissa pour ramasser sa pâte. Freyja était intriguée par son comportement. Elle semblait dénuée de tout sentiment, de toutes sensations. Qu'est-ce qui pouvait bien mettre une personne dans un tel état ?

Audroma surgit par l'encadrement de la cuisine. Les femmes s'écartèrent pour la laisser passer avant de déserter la pièce.

* Je suis sincèrement désolée, dit-elle précipitamment. Je n'ai pas réussi à le retenir plus longtemps. Il sera là dans moins d'une minute...

Lydigg se leva d'un trait. Un surcot jaune criard tombait jusqu'à ses genoux par-dessus sa robe blanche. Elle avança dans la lumière et Freyja fut choquée. Ses cheveux bouclés étaient marron et coupés courts, à l'arrache. Son visage était pâle et décharné, sauf par endroits où sa peau prenait une effrayante teinte bleuâtre. Ses joues étaient rabattues plus bas que la mâchoire et ses lèvres étriquées semblaient vouées à rester hermétiquement clos.

* N'y vas pas ! Hurla doucement Audroma.

* Je dois lui montrer mon travail, dit-elle d'une voix neutre. J'espère qu'il sera fier de moi.

Lydigg prit son plateau de tartelettes et sortit de la cuisine. Audroma tempêta sur place, ses petits poings serrés contre sa robe. Freyja se leva à son tour. Mais elle lui barra la route.

* Ne t'en mêle surtout pas ! Tu ne pourras rien y faire.

Freyja l'écarta d'un bras avec une simplicité déconcertante. Il fallait qu'elle sache de quoi les femmes avaient si peur.

Le Grand Hall semblait vide. Ce n'était pourtant pas le cas.

Les femmes se collaient aux murs de part et d'autre de la grande salle, évitant volontairement le centre. Dans le couloir qui longeait la table, Freyja reconnut aussitôt la démarche hésitante de Lydigg. Elle s'arrêta. Un homme à la forte corpulence obstruait le passage. C'était l'ivrogne.

Lydigg paraissait minuscule face à son ventre rebondi. Il se gratta la joue avant de parler d'une voix forte et dissonante.

* Mes boyaux crient vengeance ! Fais-moi goûter !

Les jambes grellotantes, Lydigg aquiesca et lui offrit une tartelette. Il l'engloutit d'une bouchée.

* Oh non ! fit une petite voix.

Freyja souleva le bras pour découvrir le visage d'Audroma. Elle observait la scène avec effarement, cachée dans son dos.

* Qui est-ce ? Demanda Freyja, irritée.

* Son mari. Un palefrenier très influent. Le seul de la ville. Oh misère... pourquoi a-t-elle tenu à faire les tartelettes alors que ce n'est guère son point fort...

Le mari avalait déjà sa troisième tartelette en mastiquant bruyamment. Sa carcasse dérivait par moment.

* Pourquoi y'a deux tartelettes différentes ?

Lydigg ouvrit la bouche et la referma aussitôt. Dans la précipitation elle avait dû emporter celles que Freyja avait moulées.

* RÉPONDS !

Sa voix rauque et soudaine fit frissonner la grande salle. Des hoquetements apeurés provinrent des murs. Lydigg avait sursauté. Le plateau lui échappa des mains. Audroma laissa échapper un petit cri tandis qu'elle se jetait à corps perdu sur le sol pour ramasser les tartelettes éparpillées. Son mari la regarda avec mépris. Il écrasa du pied la tartelette qu'elle venait d'attraper, coinçant sa main au passage. Dans cette posture, il était le maître et elle était son pitoyable chien.

* T'es même pas foutue de faire une pâtisserie correctement.

Voûtée, Lydigg accepta ses injures sans dire le moindre mot. Sans la moindre once de résistance. Aveugle serait celui qui nierait l'évidence : elle lui était soumise depuis une éternité. La main d'Audroma se resserra contre le vêtement de Freyja. Tremblotant presque imperceptiblement, elle pleurait.

L'ivrogne appuya plus fort. Surprise, Lydigg cracha un gémissement de douleur. Mais elle se reprit aussi vite.

* Pfff... c'est pas croyable. Tu ne sers vraiment à rien.

Il la regardait avec une profonde déception. Comme si elle était un jouet dont l'existence n'avait pour but que de l'amuser. Sauf que dans le cas présent, le jouet était brisé.

* Relève toi, idiote, dit-il en la soulevant par le bras, comme une poupée de chiffon molle. Tu vas rentrer à la maison. T'as assez fait de dégâts comme ça.

* J'ai fait le reste des tartelettes ! Cria Freyja, aussi fort que son cœur lui dictait. Les tartelettes ratées viennent de moi. Je l'aidais et c'était la première fois que j'en faisais. Ne lui reprochez pas mon incompétence.

Lydigg eut les yeux grands et ronds. Freyja eut l'impression d'apercevoir une étincelle dans ses yeux. Quoique ce fut, elle s'éteignit lorsqu'elle recourba misérablement le dos.

* Freyja, arrête ! murmura Audroma.

Freyja l'ignora. Guidée par son sens de la justice, elle s'interposa entre Lydigg et son mari. Les yeux gris et ternes de l'homme s'enfoncèrent un peu plus dans ses orbites d'alcoolique tandis qu'il la reconnaissait.

Freyja se répugna face à son odeur, plus fouettante que la fois précédente. Sans conteste il avait descendu quelques bouteilles avant d'entrer.

* Je suis pas un imbécile, reprit-il, le regard mauvais. Toi, debout. Sinon je punirai aussi l'insolente qui tente de couvrir ta fichue incompétence !

Lydigg se releva en fixant le sol. Freyja ne comptait pas la laisser partir avec lui. Qui sait ce qu'il lui ferait. Mais en plus de ne rien connaître des Lois, elle ne faisait pas le poids. Que pouvait-elle faire d'autre à part se taire comme les autres femmes et regarder Lydigg partir ?

Freyja était impuissante. Mais, pire encore que son impuissance, elle s'en voudrait de ne pas défendre Lydigg.

* Vous êtes grossier ! dit Freyja haut et clair. Présentez lui vos excuses et laissez la tranquille !

Audroma poussa un second cri, et ne fut pas la seule cette fois-ci. Toutes les femmes présentes dans le Grand-Hall avaient eu la même exclamation de stupeur, mains posées sur la poitrine, épouvantées par ce blasphème. L'ivrogne se cura les oreilles avec le petit doigt : il avait du mal à croire ce qu'il venait d'entendre.

* Personne ne t'a jamais appris à te taire, petite sotte ? Femme ! dit-il à Lydigg. Rentre à la maison le temps que j'éduque la gamine.

Il s'approcha de Freyja de son pas lourd et vacillant, le regard assassin.

« Il va me tuer ! », pensa Freyja, pétrifiée.

Juste au moment où l'ivrogne s'apprêtait à l'éducquer la voix d'une femme, ferme et sévère, résonna dans le Grand-hall :

* Personne dans cette salle n'ira nulle part avant l'heure du déjeuner, Biskgrim !

Sur le seuil, la lumière éclatante du jour dessinait les courbes d'une femme de haute stature. À peine eut-elle posé le pied dans le hall que l'atmosphère changea. Sur son passage, les femmes s'inclinaient et lui souhaitaient le bonjour. Lydigg se courba encore plus tandis que le petit menton d'Audroma touchait déjà le sol.

L'ivrogne et Freyja furent les seuls à se tenir encore debout. La démarche sûre, la dame traversa la grande salle en relevant sa longue robe brodée couleur pourpre. Ses cheveux tirés en un chignon raide restaient fixes comme un monticule de chevelure cuivrée. De plus près, Freyja l'avait cru plus grande. Mais elles faisaient toutes deux la même taille.

Sa prestance et son élégance forçaient le respect ; sa présence suscitait convoitise et curiosité. C'était une femme aux traits étirés, le nez long et pointu, capable de flairer le moindre ragot. Bien entendu, elle avait pris de l'âge. Mais Freyja l'avait reconnu grâce à son inséparable assortiment décoratif : bagues étincelantes sur chaque doigts et parure de jade miroitant au cou. C'était Gunnhild, la femme de Jorik.

Biskgrim se racla la gorge.

* Ma femme fera ce que bon me semble. Je suis dans mon droit. Elle est dans le sien.

* Lydigg restera ici pour achever le travail qui lui a été confié, dit Gunnhild, la voix perçante. Quant à vous, peu cher, il me semble que vos doigts grossiers soient en inéquation avec la subtilité recherchée ici. À moins que, si je ne m'abuse, vous vous sentiez pousser la poitrine ces derniers temps.

Il y eut des petits rires dans les recoins de la salle. Les moqueries s'évanouirent lorsque Biskgrim frappa du poing sur la table. Des gobelets chutèrent et roulèrent sur le sol dans un bruit métallique, et Lydigg se dépêcha de ramasser et d'essuyer en débitant des excuses. Audroma l'attrapa par les épaules et l'éloigna de Freyja, Biskgrim et Gunnhild.

* Elle vient avec moi ! Je suis dans mon droit de mariage. Personne ici ne peut m'empêcher de l'emmener, personne, tu m'entends ?

Gunnhild fronça les sourcils. Les commissures de ses lèvres étroites s'ouvrirent à peine lorsqu'elle répondit dans un sifflement :

* Je ne remettrais pas en question la façon dont vous consommez votre droit de mariage, Biskgrim, dit-elle sévèrement. Or, il s'avère que les autres ont des droits. Il se trouve également que vous troublez l'ordre public, et ce, dans ma seconde maison.

* Et alors ? dit-t-il en détachant chaque syllabe.

* Si ma parole ne suffit, peut-être que la voix doucereuse de mon mari sonnera mieux à vos oreilles.

Biskgrim se cogna le talon contre la patte du banc.

* Le Jarl est hors de Lingard en ce moment même, rugit-il, les poings fermés. Donc personne - et surtout pas Storrel - m'empêchera de faire valoir mon droit !

Gunnhild examina le fond d'un godet et lorsqu'elle fut satisfaite de la propreté, elle se vida une coupe de vin.

* Dans son immense bonté, dit-elle en faisant tourner le liquide avec attachement, Jorik vous a confié le poste de superviseur car il croit fermement que chaque homme est capable de racheter ses erreurs. Pas moi. Selon vous, comment réagira-t-il lorsqu'il apprendra par le biais de son fidèle destrier que vous causez le trouble dans sa demeure ?

Biskgrim recula en manquant de percuter Freyja. Quelques femmes sortirent de l'ombre pour venir se placer derrière Gunnhild. Freyja dévisagea l'homme. Son regard déviant fixait alternativement la porte et le groupe de femmes (maintenant une dizaine) comme s'il craignait l'apparition soudaine du Jarl.

* Foutaises ! Ça fait deux nuits que Jorik à fait retirer Pierceval de son enclos pour l'envoyer je ne sais où. S'il était vraiment de retour, Jorik m'aurait pas demandé un cheval de rechange !

Gunnhild haussa les sourcils et but une gorgée.

* Croyez-vous réellement qu'un tel étalon, aussi rapide et vif d'esprit, se rendrait de son plein gré dans votre immonde établissement ? Il est évident que non. À cela s'ajoute le fait que Pierceval est très attaché à son maître et qu'il déteste prendre son foin dans vos bâtiments.

* Il… Il est rentré ? Demanda Biskgrim, la sueur dégoulinant du front.

* La nuit précédente. Il se fait un plaisir de paître dans notre jardin à l'heure où nous discutons. Une demi-heure suffirait à ramener Jorik à la maison - peut-être moins s'il est furieux. À vous de voir.

Toutes les femmes du grand-hall s'étaient regroupées derrière Gunnhild, formant un mur solide qui appuyait ses propos. Biskgrim se savait vaincu et abandonna la partie. Il monta sur la table pour s'adresser à Lydigg, vautrée dans les bras d'Audroma.

* Toi, femme ! dit-il, la pointant du doigt par-dessus le mur de femmes. Je te retrouverai à la maison.

Freyja croisa son regard noir lorsqu'il pivota et lui rendit la pareille. Biskgrim frotta ses bottes boueuses sur le bois vernissé de la table et traversa la salle en piétinant les assiettes qui se trouvaient sur son passage. À peine eut-il disparu qu'un brouhaha émergea du troupeau de femmes.

Freyja demandait à Lydigg comment elle se portait tandis qu'Audroma récupérait les tartelettes sous la table. Gunnhild s'approcha.

* Lydigg, ma pauvre ! Prends un verre. Si, Si, j'insiste.

Elle la fit s'asseoir sur le banc et lui servit un godet de vin. Sa main hésitante n'arrivait pas à porter le verre à sa bouche. De façon spontanée, Freyja s'accroupit pour guider sa main.

* Je ne sais pas ce qu'il faut t'offrir pour m'avoir aidé dans la cuisine, dit Lydigg.

* Je ne veux rien. Pourquoi l'avez vous laissé faire ?

* Jeune femme ! S'écria Gunnhild.

* Bien sûr, s'excusa Freyja. Je suis maladroite..

* La prochaine fois, tenez votre langue ! Coupa Gunnhild en la dévisageant. Cela dit-en passant, votre visage me semble familier. Nous sommes nous déjà rencontrés ?

Freyja n'eut pas le temps de répondre. Elle avait déjà remarqué les deux bracelets sur ses poignets et eut un mouvement de recul.

* Toi ! Tu ne devrais pas être ici. Va t'en !

Sa réaction ne fit pas prier Freyja une seconde de plus. Cependant, une main la retint.

* Tenez, dit Lydigg, une tartelette difforme entre les mains. Ce n'est rien, mais cela me fait plaisir de vous l'offrir.

Freyja la remercia et prit congé sous le regard pesant de Gunnhild.

Le soleil avait percé les nuages et brillait haut. Il restait une heure pour qu'il atteigne le sommet de sa splendeur. Les marchands, reconvertis en bricoleurs, avaient remballé leurs boîtes à outils pour rentrer déjeuner. Freyja emprunta la sortie nord et courut le long de la route principale.

La ville était déserte à cette heure-ci et les rares personnes que l'on croisait, étaient des retardataires qui s'empressaient d'aller souper. La rue ressemblait à une branche, aux nombreuses ramifications, plus ou moins larges, reliant chaque quartier de la ville. Le temps s'écoulait vite, la ville était grande et la route paraissait interminable quand on n'avait que deux jambes. L'idée saugrenue de courir avec les mains lui tourmentait tellement l'esprit qu'elle ne put s'empêcher de rire en s'imaginant le faire. Si des passants la voyait, appuyée sur ses genoux, dégoulinante de transpiration, les poumons repliées sur un fou rire, ils la déclareraient folle.

Cela faisait une demi-heure que Freyja arpentait les rues de Lingard quand elle aperçut au loin l'immense porte Nord, identique à celle du sud, surmonté d'un mirador, au sommet duquel une grande flamme virevoltait dans sa vasque. Elle vit un panneau indiquant la direction et bifurqua à droite.

Après un pâté de maison, elle découvrit la tannerie : un bâtiment énorme aux couleurs criardes, avec une enseigne prenant toute la largeur. De nombreuses peaux écartelées séchaient sur les chevalets de tannage exposés à l'air libre devant l'établissement. Des lièvres pendaient sur les poteaux comme des bannières duveteuses et flottaient dans le vent en attirant l'attention des passants sur leur funeste condition. Des hommes vêtus de tabliers autrefois blancs ouvrirent un élan en deux à l'aide de couperets aiguisés. Puis ils étalèrent sa peau sur une table croûtée, avant de la rouer de coups de marteau, la saler, la rouer de coups encore une fois et l'accrocher dehors, auprès de ses malheureux compagnons. Une odeur de chair à mi-chemin entre celle du gibier frais et celle d'une carcasse non conservée flottait dans l'air. Freyja fut prise de nausée.

Juste à côté, il avait une tapisserie d'une superficie qui n'avait rien à envier à son voisin le tanneur. Ses murs étaient colorés de couleurs gaies qui tranchaient encore plus avec l'horreur qui se déroulait à l'intérieur. La vitrine exposait des tapis en peau de bête - principalement de biche avec la tête conservée, dont les yeux noirs de peurs regardaient Freyja en implorant sa pitié.

Complices, ils écrasaient conjointement une échoppe insignifiante située au milieu. Freyja venait tout juste de la remarquer. Ses murs étaient cramoisies, un bouquet de mauvaises herbes décorait la devanture et une couronne de fleurs séchées singularisait la porte. Au-dessus de son entrée, le nom de l'enseigne était gravé en minuscules lettres sur un écriteau en bois : Herboristerie.

Une clochette tinta lorsque Freyja entra.

Une odeur parfumée flottait dans l'air. Elle s'émerveilla : le magasin débordait de plantes et de fleurs !

Des jacinthes descendaient de la charpente comme des grappes de raisins et des marguerites poussaient dans des flacons suspendus au candélabre central en donnant l'impression d'une chute d'étoiles. Des passiflores s'enroulaient autour des poutres et ouvraient leur coeur d'or au centre d'un soleil de sépales violettes.

Cà et là, on trouvait des sculptures florales époustouflantes. Des roses blanches joignaient leur somptuosité pour former un croissant de lune téléscopant au plafond. Dans l'angle à droite, une famille de lapins en coton semblait marcher sous le cou d'un énorme paon au plumage de lin bleu. Un papillon de roses était posé contre la façade du comptoir. Ses ailes jaunes et blanches, ouvertes comme deux bras, acceuillaient chaleureusement les visiteurs. Mais la chose la plus éblouissante restait le portrait d'une femme, entièrement façonnée à partir de fleurs, élégamment dressé sur le mur derrière le comptoir. S'il n'était pas marqué herboriste à l'extérieur, Freyja se serait cru chez le fleuriste.

* Cet endroit est merveilleux.

* Je vous remercie, dit la femme qui se tenait derrière le comptoir.

Freyja resta bouche bée tant la ressemblance entre le portrait de fleurs et la marchande était frappante. Ils comportaient les mêmes détails, c'est-à-dire, des cheveux châtains coupés au carré et un visage éclatant au milieu duquel se retroussaient un petit nez.

* Les sculptures et la décoration sont l'œuvre de ma fille, dit-elle, radieuse. Notre clientèle est très restreinte. Elle sera heureuse d'apprendre que vous avez complimenté ses créations.

Freyja avança au comptoir sans réussir à détacher son regard de toutes ces merveilles.

* Que puis-je pour vous ? Demanda l'herboriste, le sourire bienveillant.

C'était une petite femme replète dont le visage dépassait tout juste le comptoir - ce qui expliquait pourquoi on remarquait son tableau en premier. À côté, Freyja vit un escalier qui montait à l'étage et plus loin, juste après une étagère remplie de flacons, se trouvait un espace vide de décoration. C'était comme une case manquante dans le bonheur environnant. L'herboriste surprit son regard.

* Chère demoiselle ? J'attends votre commande.

Freyja reprit ses esprits et se rappela de l'objet de sa venue.

* Il me faudrait une poignée de clématites blanches.

L'herboriste la regarda, perplexe.

* Nous ne vendons pas de clématites blanches. Si vous le désirez, j'en vends des roses, des pourpres ou des violettes.

* Il me faut une blanche au plus vite ! dit Freyja, consternée. Quand est-ce que votre stock sera réapprovisionné ?

L'herboriste s'essuya les mains sur son tablier.

* Je me suis mal exprimée, dit-elle en souriant. Nous ne vendons plus de clématites blanches.

* Dans ce cas, donnez-moi l'adresse d'une autre herboriste.

* L'herboriste la plus proche se trouve à Njördmare, du côté de la mer de l'est. Si vous partez maintenant, il vous faudra six jours pour y aller et revenir.

Cette option n'était pas envisageable.

* Dites-moi où se procurer la plante et j'irais la cueillir moi-même ! Il doit bien en pousser dans les environs.

* Grand dieux, non ! dit l'herboriste, en quittant le comptoir. Il est impossible de s'en procurer aussi simplement. C'est une fleur spéciale qui pousse dans les tréfonds des grottes, et Odin sait quelles créatures monstrueuses s'y cachent ! Bon nombre de malheureuses herboristes eurent l'absurde idée de s'y aventurer et ne sont jamais revenus. Il faudrait la force et le courage d'un Viking pour en ressortir vivant ! Malheureusement, les hommes s'intéressant aux plantes sont plus rares que les clématites elles-mêmes.

Freyja reçut un marteau sur le crâne. Son unique espoir de participer venait de s'envoler. Comment faire sans l'onguent de Lukfrí ? Désemparée, elle tenta le tout pour le tout.

* Connaissez-vous une formule ou une recette qui permet de changer son odeur ? Dit-elle, peu rassurée.

L'herboriste l'étudia pendant une minute avant de répondre.

* J'ai bien peur, jeune demoiselle, qu'une telle chose n'existe pas dans ce monde.

Freyja balaya une dernière fois la pièce d'un regard abattu dans l'espoir de trouver une solution dans ce paysage fleuri, mais aucune sculpture florale parvint à ranimer son sourire.

Le soleil brillait haut dans le ciel. Les commerces avaient fermé boutique le temps d'aller souper. Une clef tourna deux fois dans le dos de Freyja pour verrouiller la porte de l'herboristerie, condamnant par la même occasion le fil de son avenir.

Elle errait dans la rue, songeante. Même si elle sortait de Lingard pour trouver une grotte, rien ne garantissait de tomber sur la plante et de revenir en un seul morceau. Dans ce cas, il faudrait demander à Jorik s'il pouvait jouer de son influence pour mettre la main sur la fleur désirée. Cette alternative ne lui plaisait pas car c'était remettre son destin dans les mains de quelqu'un d'autre.

* Psss... Psss... Freyja !

Sous l'ombre d'un chêne, le visage de Khamilla dépassait. Elle faisait un signe de la main. Freyja vérifia que la rue était dégagée, puis alla la rejoindre.

Les prunelles de Khamilla brillaient d'une ferveur insoupçonnée.

* Je sais où trouver ce que tu cherches.