Penser trouver le sommeil suite à une telle soirée était aussi chimérique qu'espérer apercevoir une vague sur le lac Sans-souci. Il fallut trois heures à Freyja pour s'endormir, et lorsqu'elle y arriva enfin, elle se reposa une heure avant que les premières lueurs de l'aube vinrent lui chatouiller le nez.
Elle se réveilla en éternuant. Les yeux humides et spongieux, martelés à l'épicentre par une sensation de picotement, elle alla se débarbouiller. Elle revint ensuite dans la chambre pour finir de se blanchir les dents avec un morceau de charbon mouillé et, avec les résidus de suie collé sur son index, elle traça joyeusement un nouveau cercle sur son calendrier mural.
Aujourd'hui était un jour particulier : Edmund n'était plus là et elle attendait de la visite ! Pour marquer le coup, elle se chauffa un énorme bol de lait de chèvre accompagné d'un assortiment de graines issues de la réserve hivernale.
Sur la table se trouvait un morceau de parchemin coincé sous la bordure d'un livre à moitié brûlé. Le plus curieux était la présence d'une pie noire couchée sur la couverture.
Freyja tenta de s'emparer du parchemin en faisant le moins de bruit possible. La pie leva le bec, ouvrit les yeux et se dressa sur ses pattes. Sans perdre l'oiseau de vue, Freyja tâtonna la tablette de la cheminée d'une main pour récupérer la pierre à fusil et la déposer sur la table. La pie poussa un petit jacassement aigu, récupéra l'objet et s'envola par la fenêtre de la cuisine. Freyja s'empara du parchemin.
D'après l'écriture, la lettre venait d'Edmund.
Freyja,
je t'écris ces quelques mots à dos de cheval dans la plus grande colère et précipitation.
Je n'ai aucune idée de ce qui passe dans la tête de Jorik pour t'avoir fait sortir de la falaise mais il ne peut qu'être dangereux pour toi de te fier à lui. La preuve est qu'il m'a trahi en dissimulant ses réelles intentions.
Je suis contraint de partir pour quelques semaines au sujet de l'élévation. Je laisse la maison sous ta surveillance. Arrose les légumes du potager chaque matin et surtout, évite de souiller le plancher. Si toutes ces conditions sont respectées, je te promets qu'à mon retour nous aurons une sérieuse discussion au sujet de tes projets, si tu en as.
Tu as eu tes dix-neufs printemps il y a peu et je n'ai pas pu t'offrir de cadeau. Je l'avais sur moi et j'ai eu l'esprit ailleurs. J'ai oublié qu'il était dans une des poches de ma robe le jour de l'incendie. Comme il n'est jamais trop tard pour offrir, je l'ai déposé juste au-dessus de ce mot. Il a pris feu mais je suis convaincu que tu ne t'en souciera point.
Une dernière chose, la plus importante de toutes : Je sais que tu as mis le nez dans mon bureau et que tu sais où se trouve la clef. Je n'ai pas eu le temps de changer de cachette et je sais que tu y entreras à nouveau.
Pendant mon absence, et puisque je ne peux y faire autrement, je t'autorise à lire mes grimoires. Uniquement-les-grimoires,
Rien d'autre !
Edmund savait pour l'intrusion ! Comment était-ce possible alors qu'elle avait vérifié n'avoir laissé aucune trace ? Heureusement que Jorik était venu la chercher, sinon Il aurait changé l'emplacement de la clef et aurait été sur ses gardes, tirant ainsi un trait définitif sur la découverte d'éléments liés à ses origines et la condamnant à mourir d'ennui. Elle prit soudain conscience de sa chance : aujourd'hui sa claustration était terminée, sa vie allait changer.
Freyja jeta la lettre dans la cheminée et resta debout un long moment pour contempler les extrémités du parchemin se recroqueviller. Au fur et à mesure que les directives et mises en gardes d'Edmund furent consumés par le feu, elle se sentait libre, pleinement libre de décider de son avenir !
Cocooricoo !
Freyja sursauta, c'était Jorik.
Elle fonça sur la porte d'entrée pour ouvrir. Le Jarl apparut avec un grand sourire. Sourire qu'elle rendit en restant en-travers de la porte pour l'admirer en ne croyant toujours pas ses yeux. C'était la première fois qu'elle ouvrait la porte de la chaumière à quelqu'un d'autre qu'Edmund ; normalement, dès que le coq chantait, elle devait monter dans sa chambre et ne plus faire de bruit jusqu'à ce qu'il l'autorise à redescendre. Jorik avait de lourds gants en cuir et portait en bandoulière un sac marron.
* Tu comptes me faire entrer ou me faire rougir ?
Freyja s'écarta pour le laisser entrer. Une odeur de musc envahit la pièce, elle émanait de la cape en peau qui couvrait ses épaules. L'animal venait d'être tué, Freyja se boucha le nez. Jorik traversa le salon, ses solides bottes de chasseur firent craquer le plancher. Puis il s'arrêta, la main posée sur le dossier d'une chaise.
* Puis-je m'asseoir ici ?
* Bien sûr.
Tous deux tirèrent une chaise pour s'installer l'un face à l'autre près de la cheminée. Jorik remarqua le livre posé sur la table et ses yeux furetèrent l'ensemble de la pièce en une succession de mouvements vifs qui impressionnèrent Freyja.
* Joli livre, dit-il froidement. Comment l'as-tu brûlé ?
* Edmund a laissé ça, posé avec une lettre.
* Que disait la lettre ? Ajouta Jorik, les doigts pianotant sur la table.
* Qu'il devait m'offrir ce livre pour mon anniversaire. Il le conservait depuis un moment et l'a oublié dans sa robe le jour de l'incendie, ce qui explique son état.
Jorik prit le livre et frotta la couverture d'un revers de manche. Un nuage de suie s'en éleva.
* Les cinq éléments : le feu, de la combustion à la création, lut-il sur un ton agacé. L'as-tu entamé ?
* Non. Je n'accepte plus rien venant de lui.
Jorik ouvrit le livre et montra la première page. Les numéros passaient directement de six à neuf. Maintenant que Freyja y avait prêtée attention, elle remarqua qu'une page manquait.
* C'est l'œuvre d'Edmund. Il a subtilement retiré cette page pour t'empêcher de la lire.
* Pourquoi supprimer une page alors qu'il me laisse tout le livre ? Il y avait là un passage trop dangereux pour qu'il puisse me le laisser ?
Jorik eut un petit rire.
* À l'origine cette page n'était rien d'autre qu'une page vierge des plus ordinaires...
* Comment peux-tu le savoir ? Demanda Freyja, ne voyant toujours pas où il voulait en venir.
Il feuilleta rapidement le livre et le referma d'un coup sec.
* J'ai écrit sur cette page un petit mot pour te souhaiter un joyeux anniversaire. Comme je le fais chaque année, d'ailleurs.
Freyja se rappela d'un détail sur le lot de livres qui croupissait dans son armoire. Elle n'y avait jamais prêté attention avant, mais ils partageaient une particularité commune : tous avaient une page manquante.
* Oui, Freyja, c'est moi qui t'offre ces livres à chacun de tes anniversaires, dit Jorik en voyant son expression stupéfaite.
Elle s'accrocha à son siège comme au plat bord d'une barque prête à chavirer. Ce n'était pas Edmund qui titillait sa curiosité chaque année en lui offrant les contes et histoires qui lui permettaient de s'évader ? Ce n'était pas lui qui, durant toute son enfance, avait nourri sa conscience de rêves, d'aventures et d'espoir ? Non, tout ceci venait de Jorik.
Elle se rendit compte à quel point elle avait vécu dans le mensonge toute sa vie, à quel point Edmund n'eut été rien d'autre qu'un geôlier cruel qui ne la conservait que pour exploiter son sang et la soumettre à toutes sortes d'expériences. Une colère profonde, enfouie sous dix-neuf années de dévouement, surgit de ses entrailles pour s'injecter lentement, douloureusement, dans ses veines comme le venin sournois d'un crotale. « Edmund est un menteur, tout le concernant n'est que mensonges », en conclut Freyja.
* Tu avais rapidement appris à lire, reprit Jorik. Que trouver de mieux qu'un livre pour apprendre du monde extérieur lorsqu'on est enfermé ? Plus tu grandissais, moins il me laissait t'approcher. Cela me permettait de garder le contact avec toi. Mais je n'aurais jamais pensé qu'il puisse te mentir à ce point.
* Depuis quand le Jarl se laisse faire ? Répliqua sèchement Freyja.
Le menton de Jorik eut un léger mouvement de recul.
* Là était mon erreur. J'avais confiance en Edmund. Il voulait t'élever par lui-même et t'éduquer à sa façon jusqu'à tes dix-huit hivers. Au-delà, nous avions convenu de te laisser maître de ton destin.
* Tout ce qu'il m'a appris c'est comment récurer le sol, ironisa Freyja, le regard sombre.
Jorik se pencha vers elle et poursuivit d'une voix plus douce :
* Tu es comme un oiseau en cage Freyja. Logée, nourrie, badigeonnée au début, puis rapidement délaissée. Cette falaise est ta cage. La vérité était juste sous mes yeux et je n'ai compris que tardivement. Je pense sincèrement à m'excuser, mais ce serait un mensonge. J'ai la conviction que si les choses se sont déroulées ainsi c'était pour te mener jusqu'à aujourd'hui.
* Aujourd'hui ?
* Aujourd'hui je t'offre une chance de te construire un lendemain en intégrant la société par une porte nouvelle, une porte que personne n'a jamais franchie !
* Quelle est ta réponse à ma proposition d'hier soir ?
Freyja croisa les bras pour réfléchir.
D'un côté la raison lui criait de s'enfuir très loin d'ici, d'un autre l'étrange proposition de Jorik la tentait irrépressiblement. C'était quand même son rêve d'enfance qui avait repris vie depuis son apparition... sauf qu'accepter sa proposition signifiait se jeter droit dans les griffes d'Edmund. Mais voulait-elle vraiment partir loin d'ici ? N'importe qui aurait sauté sur l'occasion, même en ayant conscience du risque d'être retrouvé ; mais Freyja ne ressentait plus l'envie de s'éloigner d'Edmund. Du moins, pas dans ces conditions.
* Ed sera présent aux épreuves, dit Jorik, le regard perçant. Il assistera aux exploits des candidats. À tes exploits.
* Je ne sais absolument rien faire de spécial... Prenons l'exemple de la cuisine. Cela fait une dizaine d'années que je prépare les mêmes plats et le résultat reste toujours le même : tout est horriblement fade !
La chaise de Jorik vola en arrière. Une enjambée suffit pour qu'il s'agenouille auprès de Freyja. Elle se tourna vers le feu pour éviter son regard.
* Un oiseau en cage n'a aucune compétence particulière quand il n'a aucun moyen d'apprendre. Relâche-le dans la nature, il devra se débrouiller, apprendre à voler, chasser et se mettre à l'abri des autres. Il fera des rencontres, partagera son savoir faire, copiera ceux des autres, fondera une famille et mourra d'une vie accomplie ! Ne t'avoue pas vaincue avant d'avoir essayé. Lance-toi !
* Il y a des tas d'autres personnes qui se feront un plaisir de participer à l'élévation, persista Freyja.
* Même si tu disais vrai, je ne voudrais pas d'eux. Tu es spéciale, Freyja. Aucune femme ne désir prouver sa valeur autant que toi. Et rares sont celles qui s'opposent à un homme comme tu l'as fait hier face à Harjün ! Tu as été élevée d'une façon unique, tu as vécu avec un Loaknir, tu ne penses pas comme les autres, et ce depuis toute petite. Je l'ai compris le jour où tu as franchi les palissades de Lingard. Tu es unique Freyja, tu es celle qui brisera la Loi. Voici le fond de ma pensée. Mais Edmund n'a jamais compris cela… ou peut-être ne l'a-t-il jamais accepté.
Freyja refusait de croire qu'elle était spéciale aux yeux d'Edmund ; elle n'arrivait pas à retirer l'image de cobaye qu'elle s'était scotchée à la figure. Son cœur voulait croire aveuglément Jorik, mais ses pensées brumeuses parasitaient tout sentiment n'étant pas aussi sombre que sa colère.
* Je ne me souviens pas être déjà sortie hors de la ville, rebondit Freyja, voulant changer de sujet.
* C'est ce jour-là qu'Edmund m'a expliqué pour le traceur, répondit-il brièvement. D'ailleurs, (il se mit debout sur sa chaise et déposa la fine toile d'araignée sur la charpente) nous le laisserons ici. Il permet à Ed de te localiser dans un certain rayon. Comme il n'est pas très précis, il pensera que tu te trouves toujours à la falaise.
Le traceur chamboula les pensées de Freyja. Elle songea aux expériences qu'Edmund l'avait fait subir. Elle ressentait la douleur de toutes ces fois où il l'utilisait à sa guise sans jamais la laisser s'exprimer... comme un vulgaire objet. Pourtant elle n'arrivait toujours pas à s'enfuir. Quelque chose d'intense la retenait. Quelque chose de poignant, qui lui comprimait le cœur.
Un rayon lumineux transperça ses pensées et vint éclaircir son esprit. Alors elle entrevit clairement ce qu'elle voulait. Avec une détermination soudaine, elle quitta le confort de sa chaise et fixa Jorik droit dans les yeux :
* Si Edmund ne veut pas reconnaître que j'ai grandi, alors je lui ferai comprendre moi-même ! Dis moi ce qu'il faut faire pour participer à l'élévation !
Un sourire se dessina brièvement sur le visage effilé de Jorik. Il s'accouda sur ses genoux, croisa les doigts sous son menton et prit l'air grave d'un chef planifiant l'avenir de sa province.
* Il faut que tu empruntes l'identité de Sykfried et passe la cérémonie d'entrée pour participer aux épreuves.
* En quoi consiste cette cérémonie et quelles sont les épreuves ?
* La cérémonie est un rite de passage obligatoire divisé en deux parties : premièrement, les Loaknirs tatouent le manche de Mjöllnir pour confirmer ta participation ; deuxièmement, ils valident officiellement ton titre de Viking en ajoutant la pierre sur le manche à l'issue des épreuves. Le marteau complet (il montra le tatouage sur son cou) te sera apposé si tu réussis l'élévation selon les conditions de deux épreuves. Les épreuves mettent en pratique les habiletés que les jeunes garçons ont appris durant leur enfance et qui représente le minimum du savoir faire Viking – mais ne te soucie pas des épreuves car, malgré le fait que ce sont les Loaknirs qui les choisissent, ont retrouve les mêmes chaque année. Ce qui compte réellement c'est le positionnement des châtelleries. En effet, les performances de chaque participant rapportent des points à leur châtellerie et le premier du classement prouve la supériorité de sa province. Perdre serait montrer un signe de faiblesse. C'est pour cela que le nombre de participants est important et que Lingard a besoin de ta participation !
* Comment jouer le rôle de Sykfried ? Ajouta Freyja.
* Achète-toi des habits d'hommes chez Tekstil et Skinn. Tu trouveras sûrement un accoutrement qui masquera ton visage et tes courbes. De mon côté je m'assurerai que l'on croit Sykfried en voie de guérison et ferai en sorte que tu puisses participer entièrement masquée.
* Je pense pouvoir tenir le déguisement, mais je ne peux rester muette tout le long. Ils finiront par comprendre la supercherie.
* Effectivement, tu vas devoir trouver quelque chose pour masquer ta voix - et même ton odeur, puisqu'ils ont des chiens au flair affuté capable de reconnaître une femme entre mille soldats. Fouille dans le bureau d'Edmund, il y a forcément une solution dans ses archives. Au fait, voici une bourse qui devrait suffire pour couvrir tes achats. Tu pourras te faire plaisir avec ce qui reste.
Freyja ouvrit la bourse que Jorik avait posé sur la table. C'était la première fois qu'elle touchait de la monnaie, de la vraie ! Jusqu'à présent elle n'avait vu que de vagues croquis plaqués sur les pages jaunâtres de l'Histoire de la Norria.
Jorik claqua des doigts pour capter son attention.
* Mes obligations m'appellent, alors écoute moi attentivement. Le départ aura lieu sur la grande place vers midi, dans sept jours tapants. Je ne pourrais t'aider que dans l'ombre, c'est-à-dire, en te fournissant certaines choses telles que des armes et en inventant une histoire concernant Sykfried. Lors des épreuves et tout le reste, le port de tes vêtements sera justifié par ta peau encore fragile à cause des brûlures.
* Je dois continuer à voir Sykfried ?
* Le plus souvent possible, répondit Jorik en rejoignant l'entrée. Il faut que tu te procures la convocation écrite qui lui a été envoyée. Si tu ne l'as pas, tu ne participes pas !
Il ouvrit la porte et prit un sac qui était posé dehors contre le mur. Il en sortit un arc, des flèches et une courte dague qu'on pourrait confondre avec un couteau.
* Sept flèches devraient suffirent, affirma Jorik. Elles te rappelleront les jours restants. J'ai vu Régis dans ta chambre la dernière fois, il a l'air en pleine forme. Essaie de t'entraîner à tirer sur lui, cela pourrait s'avérer utile.
Freyja ramassa les armes précautionneusement comme si elles s'apprêtaient à lui mordre les doigts à tout moment. Jorik franchit le seuil et se retourna vers elle une dernière fois :
* Si tu as besoin d'aide passe me voir. Je réside à côté du Grand Hall, si tu ne t'en souviens plus. Ne te fais pas remarquer, et surtout, garde le silence. Personne ne doit savoir que je suis dans le coup.
Freyja acquiesça et le regarda s'en aller sous l'habituel soleil timide qui animait les matinées de printemps.
Incapable de résister plus longtemps à la tentation de se rendre en ville, Freyja monta dans sa chambre, fourra sa bourse dans un sac et quitta la chaumière dans une foulée bondissante, répondant volontier à l'appel de la liberté.
Les nuages embellissaient l'éclat du soleil tandis qu'elle gambadait le visage levé au ciel. À l'ombre des bosquets, les oiseaux s'arrêtaient pour profiter de l'air frais. Lorsqu'elle traversa les champs dorés, Freyja saluait la silhouette des travailleurs depuis la route en leur adressant son plus beau sourire.
Les premières habitations aux toits couverts de gazon comportaient toutes un porche où les moucherons, flapis par leur fête nocturne, gisaient inertes sous les lampions éteints.
Les premières gens apparurent. Principalement des femmes s'affairant à leurs tâches ménagères. Tous, sans exception, dévisageaient Freyja sur son passage.
« Je suis une étrangère à leurs yeux », pensait-elle.
Il fallait rappeler qu'elle n'avait rien de comparable aux autres femmes. Toutes portaient une simple robe faite pour le travail, et certaines ajoutaient par-dessus un tablier blanc sans plus de coquetterie. On les voyait astiquer la poussière et repousser les feuilles avec un balai ou un plumeau à la main. Même le travail physique les concernait. Beaucoup revenaient du puits, un seau rempli dans chaque main.
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La plupart des hommes, cependant, s'installaient confortablement dans un rocking chair ou sur un banc à l'ombre du porche. Lorsqu'ils ne fixaient pas leurs femmes croulantes de fatigue sous la liste interminable de travail sans lever le petit doigt pour venir les aider, ils fumaient la pipe en dévisageant les passants. Plus particulièrement les passants ayant de longs cheveux et des traits efféminés. Freyja sentait les regards désagréables peser sur sa nuque. Pour se changer les idées elle pensa que les Lingardiens n'étaient pas friands de conversations jusqu'à ce qu'elle vit un couple échanger sur un porche. L'homme levait un bras accusateur en l'air. Silencieuse, la tête baissée, la femme se laissa repousser à l'intérieur par son mari qui claqua violemment la porte.
Pendant un instant, Freyja était restée figé sur place s'imaginant à la place de cette femme... poussée à l'intérieur, effrayée, impuissante... face à l'autorité incontestable d'Edmund. Elle secoua la tête. Edmund était loin. Elle devait rester concentrée si elle voulait être capable de l'affronter.
La grande place était bondée de monde. Des centaines de stands occupaient l'espace et l'affluence était telle qu'on ne distinguait plus l'estrade centrale. Le stand qui charmait le plus d'hommes était évidemment celui des armes : coutelas, dagues, machettes, arcs et bien d'autres objets mortels que Freyja ne connaissait pas. Elle surprenait des petits garçons encore accrochés aux robes de leurs mères contemplant déjà avec fascination les armes qu'ils manieront plus tard.
Les femmes étaient essentiellement présentes sur les stands de nourriture, jouant habilement des coudes pour remplir leur panier d'ingrédients nécessaire au repas du midi en tirant fermement leurs enfants de bas âges dont l'unique intérêt, à part courir dans tous les sens, était d'aller caresser le chien qui gambadait langue pendante entres les jambes des passants. Certaines femmes (visiblement plus riches) s'extasiaient devant les stands d'étoffes, de laines, de fourrures et de vêtements hautes couture en exhibant des bourses chargés de pièces qui tintaient de concert avec leurs bracelets assortis.
Au coeur des stands, que ce soit les cheveux blanchis par le temps, le ventre rond comme une citrouille ou la figure souffrant d'acnée, les femmes s'acharnaient à l'empaquetage des produits, l'approvisionnage, l'inventaire des stocks et à effectuer les paiements. Les hommes usaient de leur voix ferme et puissante pour attirer la clientèle.
* Regardez la belle tranche !
Un marchand s'adressa à Freyja en lui fourrant un steak saignant sous le nez. Elle bondit en arrière dans un mouvement de révulsion.
* LA BELLE TRANCHE POUR CINQ NORILLES !
Elle s'éloigna le plus vite possible des étals qui exposaient du gibier frais à foison et emprunta l'allée fleurie. Les immenses longères aux pignons zoomorphes et les jardins colorés réprimèrent le goût nauséeux qui lui montait dans la gorge. Elle arracha quelques marguerites d'un trochet de fleurs et entra dans la maison des réfugiés.
Le foyer s'anima par la rougeur des braises qui se ravivèrent pendant quelques secondes avant de s'éteindre discrètement. Deux personnes discutaient à voix basse autour d'une table dans le salon sans toutefois relever l'atmosphère d'attente et d'incertitude qui pesait sur la pièce. Une porte s'ouvrit doucement à droite de Freyja. Audroma apparut.
* Doux divins ! Freyja !
Elle tendit les marguerites.
* J'ai pensé qu'un petit présent vous ferait plaisir.
* Oh, franchement... Il ne fallait pas, répondit Audroma. Vous êtes vraiment gentille. Grâce à vous, il a arrêté de hurler dans son sommeil.
Freyja espérait plutôt qu'Audroma trouverait le sommeil au plus vite car ses yeux étaient cernés de fatigue.
* Entrez, entrez ! Je vais aller mettre ces fleurs dans un vase.
La chambre était mieux rangée que la dernière fois. Maintenant qu'il dormait calmement, Audroma avait profité pour nettoyer la pièce de tous les seaux, mouchoirs et autres saletés qui jonchaient le sol. La collection de remèdes en bouteilles fut laissée intacte sur les étagères. Les petits cierges qu'elle avait placés sur la table de chevet brûlaient toujours, sauf que la cire s'écoulait désormais dans une assiette pour éviter qu'elle salisse le meuble.
Freyja resta un instant près de la porte à regarder Sykfried. Les couvertures, draps et oreillers superflus n'étaient plus repoussés aux extrémités du lit mais s'entassaient sous ses jambes. Si son corps était couvert, on aurait pu croire qu'il faisait une grasse matinée, plongé dans un rêve agréable après une dure journée de labeur. Il se réveillerait alors dans quelques heures, enfilerait ses chaussons et irait vaquer à ses occupations avec pour seul souci, celui de rentrer à l'heure du dîner pour faire plaisir à son adorable mère. Mais, ce n'était pas la réalité.
Ses brûlures avaient pris une teinte noirâtre, mais sa chair ne frétillait plus quand Freyja épongea ses plaies. Malgré quelques spasmes inconscients, il restait paisiblement endormi. Le pire était passé.
Dès son entrée dans la chambre, Freyja avait cherché du regard la convocation. Mais comme elle s'en doutait, aucun participant – ni aucun parent – serait inconscient au point de déposer un document d'une telle valeur à la vue de tous. Ce qu'elle voulait se trouvait sans doute dans l'une des étagères, alors il lui suffirait de les ouvrir une par une pour l'obtenir. Cependant, Freyja se déplut à l'idée de fouiller dans les affaires d'une personne qu'elle ne connaissait pas.
« Drôle de perspective lorsqu'on a déjà fouillé dans les affaires de quelqu'un qu'on croyait connaître », se dit-elle, le visage d'Edmund apparaissant dans son esprit.
Quelque chose effleura sa hanche. Sykfried se réveillait.
* A-Aide moi...
* Je suis là, dit Freyja. Je nettoie tes plaies.
Sykfried porta sa main fébrile sous l'oreiller pour retirer un parchemin roulé qu'il déposa sur les cuisses de sa sauveuse. Ses doigts le déroulèrent. Une petite statuette représentant un corbeau tomba et elle lut le message.
Sykfried,
Nous avons bien reçu la missive de votre mère concernant votre demande de participation à la dix-neuvième édition de l'élévation.
C'est avec le plus grand plaisir que le Conseil des Loaknirs vous convoque aux épreuves de l'élévation qui se tiendront au château de Gud.
Veillez à bien conserver le bracelet et le présenter aux gardes du château pour qu'ils puissent vous laisser entrer.
Le Jarl de votre châtellerie sera automatiquement informé de votre participation et vous conduira jusqu'au lieu-dit.
Vous ne pourrez vous désister qu'en lui remettant votre convocation et votre bracelet.
Nos plus sincères salutations,
L'Ordre des Loaknirs.
* Donne le au Jarl... j'abandonne.
Freyja ferma les yeux. Elle ne pouvait s'empêcher de le regarder sans éprouver une once de pitié. Il n'avait vraiment pas de chance.
* Es-tu sûr de toi ?
Elle avait posé la question autant pour elle que pour lui. Elle avait l'impression de lui voler sa place et espérait qu'une réponse positive soulagerait sa conscience. Sykfried hocha la tête, les yeux humides. Il mourrait d'envie de participer. Freyja referma sa main sur la statuette en évitant son regard.
* S-Surtout, dit-il encore plus faiblement, ne le dis pas à ma mère...
* C'est promis.
Il s'endormit.
Freyja n'avait plus rien à faire ici. Sa mission fut accomplie avec une telle facilité qu'elle éprouva un sentiment de culpabilité. Elle se promit quand même de ne rien dire à Audroma. Sykfried devait avoir ses raisons. Elle lui devait bien ça. Et puis, si elle l'apprenait, le plan tomberait à l'eau. C'était le cœur rempli de remords qu'elle rangea la statuette et la convocation dans son sac, puis quitta la maison des réfugiés.
Comme les sucreries pour les enfants ou l'hydromel pour les adultes, le simple fait de pouvoir se balader sans aucune restriction dans les rues de Lingard suffisait à remonter le moral de Freyja. Elle adorait se laisser entraîner dans l'inconnu par les courbures hasardeuses des ruelles et sentiers. Cette fois-ci elle emprunta un chemin différent pour rentrer et passa devant une taverne remplie à craquer. Le tavernier, et ce qu'elle comprit être ses filles, se ruaient aux quatre coins de l'établissement pour remplir les chopes des clients – tous masculins, sans exception – et leur servir le plat du jour. Rien d'anormal puisqu'il était bientôt midi.
Devant, une dizaine d'affiches écrites à la main étaient placardées à renforts de clous sur une longue plaque de bois et relataient de diverses petites annonces. Dans l'angle à gauche, une affiche déchirée et jaunie par le temps se cachait sous des lianes envahissantes. Freyja les releva et lut le titre écrit en grosses lettres : HORTENSE BLOMSTAR, HERBORISTE, PORTÉE DISPARUE.
Freyja continuait à arpenter la terre battue du sentier inconnu. Il longeait une forgerie, puis une menuiserie et coupait par les champs avant de se révéler être un raccourci qui rejoignait la porte Est. À la courbe du chemin, Freyja aperçut un groupe de personnes qui s'agitait bruyamment près d'une bâtisse séparant une plantation de pommier d'un terrain vague.
Ils étaient trois : deux garçons encapuchés et une fille. Cette dernière était acculée contre la façade du bâtiment, un panier d'herbes et de fleurs à la main, oppressée par les deux autres qui lui parlait de très près. À proximité se trouvait un chien blanc de courte taille, allongé paisiblement dans l'herbe contre une charrue désuète.
Freyja quitta le chemin et se rapprocha en se déplaçant de pommier en pommier dans l'espoir d'intercepter leur conversation. Mais elle était toujours trop éloignée. Au bruit de ses pas qui froissait l'herbe, si elle était suffisamment proche ils l'auraient déjà remarquée.
Une fois accroupie au dernier pommier - le moins éloigné -, elle put distinguer précisément les traits de chacun. Son regard s'arrêta tout particulièrement sur la jeune femme. Ce visage ne lui était pas étranger. Un souvenir profondément enfoui surgit en un éclair et vint heurter sa boîte crânienne.
Freyja se vit avec cette fille, tous deux enfants, jouant et gambadant ensemble dans la terre humide, se jetant gaiement l'eau du lac l'une sur l'autre. Freyja ne ressentait aucun rejet à ce moment-là, aucune solitude. Seule une joie immense remplissait son cœur.
Ce souvenir fut percuté par un second, plus violent. Un matin nuageux, Freyja patientait sur le terrain de jeu habituel et répétait cela pendant trois jours. Son amie n'était pas venue. Une semaine plus tard, Freyja apprit que son amie avait quitté la ville sans la prévenir. Ce fut un choc. Ce souvenir, bien que lointain, l'envahit et un trou se forma au creux de sa poitrine.
Freyja avait mal au crâne. Cette fille était sa première et unique amie d'enfance. Elle avait toujours eu la certitude de n'avoir jamais rencontré personne de son âge, même lors des rares occasions où Edmund l'avait laissé l'accompagner hors de la falaise. Mais même ses certitudes n'avaient plus de sens. Tous ses souvenirs venaient d’être remis en question.
Un éclair de douleur traversa le front de Freyja et le prénom de la fille apparut comme une telle évidence qu'elle en fut bluffée. Son amie s'appelait Khamilla.
Après une longue minute, elle parvint à chasser les souvenirs qui perturbaient son esprit. Elle se reconcentra sur la scène qui se déroulait sous ses yeux.
Khamilla secouait la tête de droite à gauche, faisant comprendre qu'elle refusait catégoriquement la proposition des deux autres. Le plus courbé perdit patience, saisit le bras de Khamilla et la tira brusquement vers lui. Le panier d'herbes et de fleurs se renversa sur le sol.
Freyja se releva d'un coup. Au même moment que l'oreille droite du chien.
Le courbé avait désormais le visage nez-à-nez avec Khamilla. Ses lèvres se décollèrent lentement, comme pour lui susurrer une ultime menace. Menace qu'elle refusa d'entendre en baissant les yeux. Le garçon la bouscula violemment et la plaqua au sol avant d'adresser un regard pénétrant à l'autre. Agrippé d'une main tremblante au manche de sa sacoche, ce dernier jeta un rapide coup d'œil dans la direction de Freyja sans l'apercevoir. Il s'agenouilla pour fouiller les poches de la robe blanche que portait Khamilla par-dessus un haut de laine gris.
Pressée au niveau des épaules par le courbé, les bras tendus, et assis sur son ventre, elle se tortillait dans tous les sens, la respiration bruyante. Les plaintes douloureuses de Khamilla atteignirent les oreilles de Freyja avant de s'évanouirent aussitôt - le temps qu'il fallait pour fourrer un tissu dans sa bouche.
Freyja ramassa à-tâtons le caillou le plus proche et le lança dans leur direction. Le morceau de pierre ricocha contre la porte de la bâtisse dans un bruit creux et l'oreille gauche du chien se dressa. Les deux garçons, surpris, balayèrent les alentours du regard à la recherche du lanceur.
* Attention ! Cria le garçon à la sacoche.
Trop tard !
Freyja s'était ruée sur lui pour le plaquer au sol. Les deux roulèrent l'un contre l'autre sur quelques mètres avant de se relever ensemble d'un bond. Khamilla en profita pour repousser l'autre garçon encapuchonné et se relever à son tour.
* Tu n’as rien ? Questionna Freyja, par-dessus l'épaule du garçon.
Khamilla avait les cheveux en bataille et les jambes tremblantes. Le temps qu'elle reprit son souffle pour répondre, le courbé dit d'une voix calme :
* Nous étions simplement en train de discuter. Tu peux passer ton chemin.
Freyja observa la scène et vit Khamilla qui se tenait debout près de la bâtisse en se massant les poignets encore rouges. Son haut de laine en lambeau laissait entrevoir les entailles noires de ses coudes qui témoignaient d'une lutte déloyale. Freyja fulminait. Il était inconcevable de s'en prendre à quelqu'un d'autre aussi violemment.
Le courbé avait perdu sa capuche. Il réajusta ses cheveux bruns et bouclés et refit sa queue de cheval en soutenant calmement le regard de Freyja. Il était bien bâti (pas aussi musclé que Jorik, mais costaud quand même), avait une tâche en forme de feuille près de l'œil droit et ses oreilles percées étaient ornées de bijoux. Contrairement à elle, dont le cœur battait déjà à tout rompre après si peu d'effort, il n'était aucunement fatigué.
Mais était-ce réellement la fatigue ? Ou la montée trop soudaine d’adrénaline ?
Même en ayant vécu toute sa vie enfermée au sommet de la falaise, elle était suffisamment raisonnable pour savoir que si la situation dégénérait elle ne ferait pas le poids. Son acte de violence avait poussé Freyja à intervenir sans réfléchir. Maintenant elle devait choisir ses paroles avec soin car s'il s'emportait à nouveau, elle ne pourrait pas défendre Khamilla.
À l'opposée, sous la capuche, Freyja vit un garçon quasiment identique, avec le même visage long, les mêmes yeux marrons et les mêmes cheveux bouclés couleur brun, coupés court cette fois-ci. Il avait également une tâche en forme de feuille, mais près de l'œil gauche. Freyja en déduisait qu'ils étaient jumeaux. La différence flagrante était qu'il avait le teint hâve, les joues creuses et la corpulence si grêle qu'il paraissait malade.
* Cela vous plaît de vous en prendre à une fille seule ? Dit Freyja, le poing serré. Vous n'êtes que deux grands lâches !
* T-Tu ne... Tu ne sais rien de nous, balbutia le grêle en tirant sa capuche pour masquer son regard.
C'était bien ce que Freyja pensait, celui-ci n'avait pas l'air dangereux. Si elle parvenait à attirer l'attention du courbé sur elle, Khamilla aurait une chance de fuir.
* J'ai tout vu, continua Freyja, en expédiant alternativement des regards furieux sur l'un et l'autre. Vous êtes ignobles ! Que diraient vos parents s'ils vous voyaient ?
Le grêle vacilla un instant, la bouche ouverte, comme s'il essayait de répliquer. Mais aucun son ne sortit. Il croisa les bras et se frotta les épaules avec une extrême anxiété. Quant au courbé, il vira au rouge et perdit tout sang froid.
* Je vais te faire ravaler tes mots, grogna-t-il, en la menaçant de l'index.
Il poussa violemment Freyja. Sa tête heurta en premier la façade en bois. Une douleur fulgurante s'empara d'elle et ébranla son cerveau. Le chien éternua dans son sommeil tandis que Khamilla portait ses mains à la bouche pour retenir son souffle.
* Skjevill, arrête ! Cria le grêle en s'accrochant à ses bras. Il... Il vaudrait mieux partir d'ici.
* TU AS DIS MON PRENOM ! IDIOT ! Impossible de laisser la fille partir comme ça maintenant. Tu comprends pourquoi, hein ?
Dans un élan de fureur, Skjevill leva la main pour attraper Freyja. Toujours sonnée, genoux au sol, elle était vulnérable. Son frère essaya de l'arrêter. Khamilla étouffa un cri.
Freyja eut le réflexe de frapper ses deux mains couvertes de terre devant le visage de Skjevill. Aveuglé par le nuage de poussière, il poussa un cri et se frotta frénétiquement les yeux. En reculant et gémissant, il écrasa involontairement la queue du chien qui se réveilla en soubresautant.
Le poil hérissé, les yeux rouges sang, les oreilles rabattues vers l'arrière, l'animal qui ressemblait il y a peu à une peluche inoffensive, était animé d'une fièvre endiablée. Il aboya d'un son rauque avant d'enfoncer ses crocs dans la jambe de Skjevill. Celui-ci poussa un cri de douleur et sembla retrouver miraculeusement la vue.
* SKRINILL, AIDE MOI !
Skjevill agita désespérément sa jambe pour se débarrasser du chien, mais ce dernier tenait bon. Les canines fixées dans la chair comme des clous, il ne lâcherait pas sa prise.
Armé d'une pioche, Skrinill frappa de toutes ses forces. Freyja entendit un brisement d'os et le chien fut projeté quelques mètres plus loin. Skrinill épaula son frère et, ensemble, ils prirent la fuite.
Une minute plus tard, le petit chien s'ébroua pour reprendre ses esprits et s'élança férocement à la poursuite des jumeaux.
Une fois que les aboiements et hurlements furent trop éloignés pour être audibles, Freyja se retourna vers Khamilla avec l'irrépressible envie de parler. Mais elle ne savait absolument pas par où commencer.
Le sol était parsemé d'herbes et de fleurs rassemblées par petits bouquets de couleur bleue, rouge, violet, blanc et rose. Khamilla était agenouillée au sol, affairée à trier les fleurs encore régulières de celles qui furent piétinées. Freyja s'assit à ses côtés et chercha tout ce qui était encore récupérable pour l'aider à remplir son panier. Du moins, jusqu'à trouver les bons mots pour lancer la conversation.
* Comment vont tes poignets ? dit Freyja en fixant une tige de fleur qu'elle fit rouler entre ses doigts.
* Ils vont bien.
* Qu'est-ce qu'ils te voulaient ?
* Je n'en suis pas sûre... dit Khamilla en jaugeant rapidement Freyja du coin de l'œil.
Khamilla souhaitait oublier cet événement. Ce devait être traumatisant de se faire agresser. Cependant, malgré le fait que ses cheveux en bataille et ses poignets marqués attestaient de la sévère altercation, Freyja trouvait que Khamilla tenait remarquablement le choc.
Après dix minutes, elles avaient retrouvé le trois-quart des fleurs dans un état intact, ou presque. Un long silence s'installa quand elles se croisèrent du regard en tenant chacune le panier d'une main.
* Je te croyais loin... reprit Freyja après hésitation.
* Je suis désolée, interrompit sèchement Khamilla en se relevant avec le panier de fleurs dans les mains. Je n'aurais pas dû te parler. Tu dois m'oublier.
Elle pivota les talons et partit en hissant son panier en osier sur l'épaule. Freyja resta assise dans l'herbe pour réfléchir à l'enchaînement des événements qui eurent lieu ces derniers jours. Trop de souvenirs et de sensations familières remontaient face aux stimulis de son environnement. Elle parvint à la conclusion que les cases manquantes de son passé pouvaient être comblés par le contact et les échanges avec d'autres individus. Lorsqu'elle se releva pour partir, elle remarqua la présence d'une sacoche dans un coin de la baraque. Le grêle l'avait laissé tomber pour aider son frère. Il devait appartenir à Khamilla. Cette dernière, ébranlée par l'altercation, avait dû l'oublier. Freyja emporta le sac en couvant l'espoir que, si elle le rendait, Khamilla accepterait de discuter.
Freyja ouvrit la porte de la chaumière. Elle jeta son sac sur la table près de la cheminée, mit la bouilloire sur le feu en soupirant, traîna des sandales jusque dans sa chambre après avoir récupéré son cadeau d'anniversaire au passage et s'échoua sur le lit.
Pouf ! Il se plia en deux.
Elle replaça correctement les deux planches bancales du milieu en rouspectant. Cette fois, elle s'allongea doucement et entama la lecture de son livre : Les cinq éléments : Le feu, de la combustion à la création.
Les pages avaient été miraculeusement épargnés par les flammes et Freyja ne put s'empêcher de penser qu'elle aurait préférée que ce soit le cas pour Sykfried - et s'en voulut aussitôt d'avoir pensée que, visuellement parlant, Sykfried était aussi aussi intact de l'intérieur et brûlé de l'extérieur que le livre.
Le bouquin relatait mille et une utilisations du feu depuis l'aube de l'humanité grâce à sa découverte par le clan Vergeir (plus connu sous le nom des " Hommes argiles ", qui l'utilisait précairement dans le but d'améliorer leur condition de vie) jusqu'à l'heure actuelle, avec une utilisation orientée vers la guerre, la recherche et la création d'objets par la métamorphose profonde de leur structure.
Certains passages firent réfléchir Freyja :
« Le feu permet à l'homme de voir là où il ne devrait pas voir et d'être vu là où il ne devrait pas l'être. Il est indéniable qu'une flamme fougueuse mène l'homme à conquérir ce que de jour il n'a jamais pu.»
D'autres la bercèrent :
« En toute créature, une flamme peut s'allumer,
Attirant les êtres pour définitivement les lier.
Hors de tous, une étincelle peut s'embraser,
Poussant les êtres à s'entre-diviser. »
Le passage concernant le feu grégeois l'horrifia :
« Grégoire mon ami,
dédia sa triste vie à la manipulation d'un feu infini,
qui brûlait de jour comme de nuit
sur terre, boue et mer dans un terrible bruit.
Jusqu'à ce que tout aille de travers
et que de son étrange coloris vert,
il lui dévora goulûment la chair. »
Freyja referma le livre et le posa sur son bureau. Lire lui avait semblé être une alternative efficace pour se distraire et trouver le sommeil, mais cela ne fonctionnait pas.
Elle devait accepter qu'elle était amnésique. Qu'elle avait quitté la falaise et Lingard plus de fois qu'elle ne l'aurait jamais rêvé. Et surtout, elle devait accepter le fait qu'elle n'avait pas toujours été seule.
Le fait que depuis toujours… elle avait eu une amie.