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Chapitre 8 : Duel au crépuscule

Chaque cercle de plus tracé sur le calendrier mural au petit matin rappelait à Freyja que le départ pour l'élévation approchait à grand pas.

Trois jours. C'était le temps qui restait avant le départ des participants vers le légendaire château de Gud. La demeure de l'unique roi de la Norria, Gudmundur.

Freyja n'était pas encore prête à quitter Lingard. Elle n'avait pas encore réuni tous les éléments nécessaires à son infiltration. Elle songeait à ces prérequis, attablée devant un bol de lait de chèvre.

La convocation de Sykfried était rangée dans sa cachette secrète au fond de son armoire. Grâce à l'aide inespérée de Khamilla, elle avait réussi à se procurer des clématites blanches. Un ingrédient indispensable pour préparer l'Onguent de Lukfrí (une pommade étrange aux propriétés désodorisantes).

Bien que la question « comment éloigner Sykfried ? » lui revenait souvent en tête, elle s'effaçait aussitôt car Jorik s'en occupait. Même si elle ne l'avait revu depuis plusieurs jours, sa confiance en lui l'empêchait de croire qu'il l'avait abandonnée. Il ne restait donc que deux points à compléter : acheter des vêtements d'hommes et trouver une solution pour modifier sa voix. Le premier point était simple, il suffisait de se rendre en ville et de trouver une échoppe. Pour le second, Freyja savait d'avance que ce serait un vrai casse-tête. À part plonger le nez dans les vieux grimoires d'Edmund, elle n'avait aucune idée de par où commencer.

En faisant un peu de ménage pour préparer l'arrivée de Khamilla – et parce qu'il fallait absolument qu'elle s'occupe -, Freyja pensa qu'il serait intéressant de préparer l'onguent de Lukfrí en sa compagnie. Les connaissances de Khamilla en herboristerie ne faisaient aucun doute. Pourtant, elle se voyait mal partager avec son amie l'existence du bureau d'Edmund et de tous les secrets extraordinaires qu'il renfermait.

La vérité était différente et elle le savait. La vraie raison était qu'après toutes les révélations au sujet d'Edmund elle avait fini par craindre d'en savoir plus sur sa personnalité, sur ses motivations. Qu'est-ce qui pourrait être pire que d'apprendre que le seul homme qu'elle ait côtoyé était le roi des menteurs ? « Peut-être le fait que tout le monde semble le connaître mieux que moi », songea Freyja.

Son intuition la poussa quand même à sortir tout le matériel nécessaire à la fabrication de l'onguent et à le disposer sur les tables du salon.

Le coq d'entrée chanta. Khamilla n'eut pas le temps de toquer que Freyja avait déjà ouvert la porte.

* Salut ! Dirent-elles en cœur avant de rigoler.

* Entre, entre, dit précipitamment Freyja, légèrement mal à l'aise avec des conventions qu'elle n'avait aucunement l'habitude de pratiquer.

Elles s'assirent religieusement sur une chaise à un mètre l'une de l'autre. Se sentant parfaitement ridicule au milieu de ce silence embarrassant, instauré inconsciemment depuis la discussion de la veille, Freyja fit mine de raviver le feu qui brûlait déjà très haut dans la cheminée.

* Tu prépares un onguent ?

Freyja sursauta. Pas à cause de sa prise de parole soudaine, mais à cause du sens de sa question.

* Comment le sais-tu ?

Khamilla se leva et examina attentivement les tables.

* Une bouilloire, de l'huile végétale, de la cire d'abeille et des clématites blanches... C'est clair comme le jour, répondit Khamilla, les prunelles brillants sous ses verres. Tu prépares l'onguent de Lukfrí !

Elle avait compris très vite. Trop vite. Exactement comme Freyja s'y attendait. Khamilla devait connaître toutes les plantes et racines de la région sur le bout des doigts tandis que son savoir à elle se limitait aux potirons et aux carottes présents dans le potager. Il serait futile de nier qu'elle avait besoin de son aide.

* Je n'ai jamais préparé d'onguent ou de potion, dit Freyja, j'aimerais que tu me corriges si je fais mal les choses.

* Tu peux compter sur moi, sourit Khamilla.

Freyja se mit immédiatement au travail tandis que Khamilla, restée debout, entama la lecture de « Les 5 éléments : Le feu, de la combustion à la création » qui traînait sur une table.

Freyja versa un verre d'eau et un verre d'huile végétale dans une bouilloire sur le feu, sous le regard attentif de Khamilla. Celle-ci, visiblement, connaissait la recette par cœur. Elle se raclait la gorge lorsque Freyja dosait un peu moins ou un peu plus que nécessaire.

* Comment est le monde à l'extérieur de Lingard ?

Khamilla s'attendait à la question.

* Beau et dangereux. À la fois connu de tous et pour grande partie inexplorée, dit-elle sans sourciller, le nez toujours fourré dans son livre. Njördmare, l'endroit où je vivais, est une ville portuaire qui flambait d'un commerce maritime riche à l'époque du Roi. Mais aujourd'hui, à cause des nouvelles lois, elle tombe en ruine.

* Tu disais qu'aucune loi ne pouvait être changée ! s'étonna Freyja, couteau au poing pour séparer les pétales de clématite.

* Seul, un Jarl n'a aucun pouvoir sur les lois, précisa Khamilla en jetant un œil par-dessus le livre. Pose ce couteau ! Tu abîmes la fleur ! Il faut les effeuiller pétales par pétales en tenant par la tige.

Freyja s'appliqua et le résultat fut remarquable : les pétales de clématites se détachaient comme des larmes immaculées et allaient se poser délicatement sur l'eau du chaudron bouillant.

* Après la mort du Roi, reprit Khamilla, à nouveau cachée derrière le livre, il y eut un grand conseil réunissant les Jarls et les Loaknirs. Avant ce jour funeste, les Jarls n'étaient que les chefs des provinces de la Norria. En d'autres termes, des généraux qui géraient les terres de l'immense royaume de Gudmundur. Après le conseil, les Jarls préservèrent le droit de gouverner leurs provinces - qui devinrent alors des châtelleries. Ils se virent octroyer l'assistance du Loaknir de leur choix comme conseiller – ce sont ceux que l'on surnomment les Cornus, reconnaissables grâce à la corne de verre accrochée à leur ceinture et à leur sceptre aux formes caractéristiques. Les fondements de la société sont modifiables, mais uniquement selon deux solutions.

* Lesquelles ? demanda Freyja après avoir recouvert la bouilloire sifflante.

Sans quitter le livre des yeux, Khamilla fit glisser en direction de Freyja le bol qui contenait la cire d'abeille pour éviter qu'elle oublie de la faire fondre dans un autre chaudron. Enfin, elle s'assit sur une chaise.

* La première solution est que les Jarls se réunissent et votent ensemble la même loi. Les chances que cela arrive un jour sont aussi élevées que celles de trouver un trèfle à sept feuilles dans un champ de maïs. La deuxième solution, parfaitement impossible, serait d'avoir un nouveau Roi. Ainsi, aucun Jarl ne pourrait jamais contester le changement. Laisse chauffer le chaudron un instant avant de mettre la cire, ce sera plus rapide.

* Pourquoi n'y a t'il pas de nouveau Roi ?

* Le peuple s'accorde pour dire que c'est parce que les Jarls n'ont pas réussi à se mettre d'accord sur le successeur. L'ancien roi n'avait ni femme ni enfant. Aucun d'héritier. Alors ils divisèrent le royaume en cinq châtelleries : Houlbec, Brecquedalle, Bellerive, Garderoc et Lingard. Un an après ce conseil eut lieu la première édition de l'élévation. Cette année est celle de la dix-huitième édition.

Freyja retira la bouilloire du feu, un macérat huileux et verdâtre s'était formé au fond comme un amas de boue vaseuse. Freyja souleva le chaudron et vida la cire fondue dans la bouilloire. Khamilla bondit de son siège !

* Mais qu'est-ce que tu as fait ? S'écria-t-elle en fonçant sur le chaudron comme si elle renfermait une catastrophe.

* J'ai mis la cire comme décrit dans la recette, dit Freyja, surprise.

* Mais non ! Il faut verser la cire après que le macérat refroidisse ! Personne ne fait ça à chaud !

* Il n'était pas précisé qu'il fallait verser à froid. J'ai fait ce qui me paraissait être le mieux.

* Tu as eu tort ! C'est élémentaire de savoir qu'on ne mélange pas à chaud deux principes actifs différents si ce n'est pas précisé et que, par défaut dans le cas d'une dissolution, il faut laisser la solution base refroidir !

Les yeux rivés sur la mixture qui avait pris la teinte nacrée d'une lune gibbeuse, Freyja avait écouté la moitié de ce que Khamilla disait. Prise d'une soudaine inspiration, elle empoigna une louche et remua la mixture jusqu'à ce qu'elle devienne aussi légère qu'une crème.

Khamilla posa le livre et s'approcha du chaudron, stupéfaite.

* Tu as vraiment eu de la chance. Une chance incroyable. D'autres recettes auraient pu t'exploser à la figure ou pire encore... mais tu as réussi sans une égratignure.

* C'est grâce à ton aide, dit Freyja, fière d'y être parvenue du premier coup. Et l'onguent est vraiment efficace ?

* Bien évidemment ! J'en fabrique toutes les semaines tellement les femmes en sont friandes. Mère le vend souvent aux fermières en quête d'amants – elles ont du mal à séduire à cause de l'odeur de cochon et de fumier qui leur colle à la peau. Un véritable problème, selon elles. Enfin, je ne me suis jamais trompée dans la recette. Cela fait des années que je ne fais plus d'erreur de préparation quelle que soit la potion.

* Tout le monde connaît l'existence de cette onguent !

Freyja supposait que les gardes de l'élévation prendraient les mesures nécessaires pour lutter contre un tel moyen de fraude.

Khamilla se retroussa les manches pour aider Freyja à remplir les bocaux d'onguent.

* Non, non, bien sûr que non. Les hommes se fichent bien de notre boutique et des petits secrets des femmes. De plus, les clientes sont très méfiantes même entre elles. Chaque femme se garde bien de taire l'objet qui leur assure tant de conquêtes.

Jorik n'avait mentionné aucune restriction aux sujet des onguents, ce qui signifiait que même le Jarl ignorait les secrets des femmes. Tout était logique et Freyja se sentit rassurée. Il n'y avait pas de raison qu'elle se fasse prendre.

* Dans quel but prépares-tu l'onguent de Lukfrí ? demanda subitement Khamilla, le regard inquisiteur.

Aie ! Freyja n'avait pas prévu cette question et s'en voulu d'avoir été aussi naïve. Khamilla était une fille intelligente, bien sûr qu'elle allait demander !

Freyja bredouilla quelque chose d'incompréhensible. Se sentant ridicule, elle préféra se taire.

* Mmm... Attends. Un garçon te plairait ? fit-elle en lui tournant autour, les sourcils dansant au-dessus de ses lunettes. Serait-ce l'un des jumeaux ? Ou bien, peut-être, Harjün ?

* N'importe quoi ! N'importe qui, sauf ces trois-là ! Et le dernier par-dessus tout !

Elle mima une envie de vomir. Les dents blanches de Khamilla jaillirent dans un éclat de rire. Visiblement, elle blaguait. Freyja se détendit et se mit à rigoler aussi.

* Sérieusement, reprit Khamilla en essuyant une larme, il est vraiment possible de se détester avant de s'aimer et cela arrive plus souvent qu'on ne le croit ! Regarde ma mère et mon...

Son sourire éclatant venait de disparaître.

* Oh ! Le soleil est déjà si haut ! Le temps passe vite tu ne trouves pas ? Je dois partir. Mère croit que je cueille des fleurs dans les champs, comme tous les matins.

* Tu peux rester encore un peu, dit Freyja, sincère.

* J'aimerais, mais j'ai des obligations. Au fait, j'ai terminé ton livre. Il est vraiment très intéressant et j'ai adoré l'extrait de la lettre dédiée à Grégoire. Je pense que l'auteur y cache un message secret. À moins que c'était sa façon à lui de nous rappeler combien il est dangereux de jouer avec le feu.

Ce livre, elle l'avait lu qu'une fois pour passer le temps en attendant Jorik. Ce poème l'avait horrifiée, car lorsque Grégoire brûlait, c'était Sykfried et sa peau rouge fournaise qu'elle imaginait. Freyja se souvint du dernier problème qu'elle devait régler pour participer à l'élévation.

* Attends ! Connais-tu un moyen ou une potion pour... pour modifier la voix ?

Khamilla la dévisagea d'un air soupçonneux.

* Je n'ai jamais entendu parler d'une telle chose. Mais tu as piqué ma curiosité. Je chercherai une fois à la maison.

Après avoir remerciée Khamilla, Freyja l'observa descendre la falaise et disparaître dans les bois.

Elle était vraiment épatante ! En moins d'une heure elle avait ingurgité le livre de cinq-cent pages que même Freyja, qui se considérait comme une bonne lectrice, avait grand peine à terminer.

Durant l'heure qui suivit, Freyja s'empressa de se rendre en ville en quête de vêtements. Par chance, nombreux furent les panneaux qui indiquaient le chemin d'un éminent magasin : Tekstil et Skinn. Il se trouvait à l'entrée de l'allée Fleurie, accolée contre une boutique de tissus face à un puits. Aujourd'hui la grande place accueillait de nouveau son marché. De nombreux passants entraient et sortaient de l'enseigne, les bras chargés de vêtements, la bourse délestée.

Une clochette tinta lorsque Freyja entra.

Le gérant de la boutique analysa sa tenue d'un bref regard de haut en bas avant de se retourner vers le premier d'une longue file de clients qui attendait au comptoir. La partie droite était dédiée aux vêtements masculins, peu colorés et pratiquement tous du même style : rudimentaire, mais suffisamment solide pour labourer les champs ou chasser le gibier. La partie de gauche, dédiée aux femmes, exposaient des robes simples ou des robes-tabliers aux couleurs unies, utiles pour le travail au foyer.

Une femme élégante, palpait l'une des robes de ses longs doigts effilés. La robe quelle portait éclatait d'un jaune frappant qui jurait aux nez des tabliers et contrastait comme un rayon de soleil transperçant un ciel nuageux.

En se demandant de qui cette femme avait héritée pareille beauté, Freyja commença à parcourir les habits de la partie droite du regard.

La cloche tinta, l'un des clients avait quitté la boutique.

Freyja dépliait et repliait les vêtements qui l'intéressaient sans remarquer les regards indiscrets que les autres clients lui adressait.

La cloche tinta une seconde fois, puis une troisième, puis une quatrième...

Une demi-heure passa avant que le gérant du magasin, un énergumène au crâne couvert d'un turban, s'approcha en se frottant les mains. Freyja leva la tête, la boutique était vide.

* Je vous prie de m'excuser, demoiselle, dit-il en souriant à-demi, mais les robes se trouvent de l'autre côté.

Freyja laissa tomber la tunique qu'elle tenait entre les mains sur la montagne de tissus qu'elle avait dépliée pour voir si la taille lui correspondait et se retourna vers lui.

* Auriez-vous des tenues plus longues ? Qui recouvrent le visage, de préférence. Des vêtements d'hommes.

Le vendeur la dévisagea longuement, la bouche grande ouverte, tant il fut choqué par sa demande.

* J'ai le regret de devoir vous apprendre que je ne fais aucune de ces choses ici ! dit-il sur un ton offensé. Je ne vends pas de tenues d'hommes aux femmes ou de tenues de femmes aux hommes. C'est... Ce serait... comment dire... Immoral.

Assurément un problème de loi ou de quelque autre fondement que Freyja ne connaissait pas. D'un autre côté, elle estima qu'il était mieux de ne pas savoir puisqu'elle n'apprécierait probablement pas.

Dans un des récits d'aventures que Edmund... non, Jorik, lui avait offert, il y avait un passage où le protagoniste avait besoin d'une information importante alors il sortit un coffre chargé de Norilles en échange de l'information. Puis en s'en allant avec ce qu'il était venu chercher, il dit quelque chose comme : « Dans un monde où le commerce est le centre de l'économie et du progrès, il n'y a rien qu'une poignée de Gulliards ne puisse acheter. »

Une idée traversa l'esprit de Freyja.

Elle fouilla dans son sac pour sortir le petit sac en peau que Jorik lui avait donné.

* J'ai une bourse pleine, dit-elle, confiante. Je vous paierai le double du prix si vous me fournissez le vêtement que je cherche.

Freyja n'avait guère besoin de s'acheter autre chose, seul l'élévation comptait. Alors elle fit sauter le sac de monnaie dans sa main. Les pièces tintèrent, prêtes à être déboursées.

* Il est hors de question d'accepter une telle proposition ! s'offusqua le vendeur en agitant l'index. Je suis un honnête marchand, dans une entreprise familiale honnête. Ce serait salir la mémoire de mes ancêtres que de faire une chose pareille.

* Vos ancêtres ? persifla soudain une femme. Allons, Tommy, vous avez reprit l'entreprise de votre père qui l'a créé à la sueur de son front lors de son vivant. Quel manque de respect envers la mémoire de mon vieil ami Thorald Skinn que de tarir d'éloges une lignée de fainéants.

L'élégante femme de tout-à-l'heure apparut derrière une robe aussi longue qu'un voile de bateau. Tommy fut surpris et s'inclina bien bas. En regardant plus attentivement, Freyja constata que sur cette femme la robe jaune n'était rien de plus qu'un simple bout de tissu qui se superposait à une grande beauté naturelle.

* Vous étiez donc à l'arrière, dame Estemora, dit Tommy, respectueusement. Je vous croyais partie. Veuillez me pardonner, si j'avais eu vent de votre présence j'aurais été présent pour vous conseiller.

* C'est une chance de pouvoir compter sur vous, assura-t-elle d'une voix flatteuse. Allons donc, j'ai cru entendre que toi, le grand et talentueux Tommy Skinn, refusait à cette petite des vêtements.

Tommy ne savait s'il fallait nier ou approuver.

Estemora posa une main sur la rivière de diamants qui embellissait son cou et poursuivit d'une voix mielleuse.

* Mon cher Tommy, auriez-vous perdu la vue ? Ne voyez-vous pas que cette jeune femme est friande de vos habits ? Ne comprenez-vous pas qu'elle sort du lot et cherche à vous imiter ?

Freyja et Tommy se dévisagèrent, aussi incertains l'un que l'autre. Ils ne se ressemblaient que sur un point : tous deux portaient une tunique. Sauf que celle du vendeur était faite de haute couture et non recousue sur des robes de sorciers récupérées.

* On dirait qu'elle taille ses propres vêtements, dit Tommy, douteux.

Freyja décida de jouer le jeu.

* Entre deux corvées j'ai pour habitude de recoudre les vêtements de mon défunt père, mentit-elle en pensant à Edmund. J'ai pris l'habitude de m'habiller ainsi car cela me donne l'impression qu'il est toujours près de moi...

La phrase eut plus d'impact que prévu. Tommy, le regard vague, semblait plongé dans ses pensées. Dame Estemora se rapprocha subrepticement de lui.

* Tommyyy, lui susurra-t-elle à son oreille d'une voix enjôleuse. Quant une femme requiert votre aide, que devriiez vous faire ?

* Je... Je... Je ne peux pas contourner la moralité. C'est aberrant que de se travestir !

Estemora posa son index sur le cou de l'homme et le fit glisser jusqu'à son menton en une simple caresse. Il déglutit, ferma les yeux, les rouvrit, et ce à répétition, espérant peut-être pouvoir échapper à son charme.

* Tut, Tut, Tut, fit-t-elle en claquant la langue et en le lorgnant avec des yeux de chatte. Je ne crois pas que vous, mon très cher ami, soyez comme les autres brutes de cette ville... épargnez-moi les longs discours... dites moi plutôt ce que votre coeur désir...

Ses lèvres effleurèrent son oreille et Tommy frissonna.

* Alors, mon cher, que feriez vous lorsqu'une femme se trouve dans le besoin ?

* Je... Je l'aide...

Le charme de dame Estemora opéra et Tommy Skinn les emmenèrent dans l'arrière boutique afin de proposer à Freyja des habits adéquats tirés de sa collection privée. Génie incompris, il inventait des habits pour toutes les saisons dans leurs extrêmitées les plus folles. Freyja fut intéressée par la collection qui protégeait contre le soleil, bien qu'aucune sécheresse ou désert n'ait été découvert en Norria jusqu'à ce jour, et s'enquéra aussi d'un bas de laine plus large accompagné d'une ceinture.

Au moment de payer, Tommy Skinn refusa l'argent de Freyja et préféra lui offrir les vêtements pour faire bonne figure devant Estemora.

Les deux femmes sortirent ensuite dans l'arrière-cour. Freyja profita que cette dernière voulait discuter en privé pour la remercier. Estemora vérifia que personne ne pouvait les entendre avant de s'adresser à voix basse.

* Je ne pense pas que tu me dévoileras ton petit secret, dit-elle familièrement. Non, non ! Inutile de me contredire, je le sais ! J'ai le nez pour ces choses là. Je sens que tu es très ambitieuse. C'est pour cela que je t'ai aidée. Sois-le continuellement ! Car les personnes sans ambition ne sont que des coquilles vides et bonnes à jeter. Toi tu es différente, je le sens. Tu es comme moi. Alors je vais te donner un conseil que j'aurais aimé qu'on me donne dans ma jeunesse : ne cherche pas à devenir comme un homme ou quelqu'un d'autre, reste toujours toi-même et ne fies toi qu'à toi-même.

Après lui avoir soufflé ces quelques mots, Estemora se retourna et disparut aussi magnifique qu'elle était apparue, c'est-à-dire, dans un éclat de robe ensoleillé.

De retour à la chaumière, Freyja ne profita pas du soleil flamboyant de midi. Revigorée par les paroles d'Estemora et de bonne humeur pour avoir réussie à se procurer des habits, elle s'était enfermée dans l'étrange bureau d'Edmund afin de trouver une solution pour changer sa voix. Elle eut beau consulter tous les grimoires de la bibliothèque grâce à l'atmosphère énergisante de la pièce, ses efforts ne la menèrent à rien. Aucune solution n'existait.

Elle déjeuna en examinant le bracelet aux têtes de dragons qui lui assurait sa place comme candidate à l'élévation. Peut-être, comme pour ses deux bracelets impossible à enlever, espérait-elle découvrir une quelconque solution à son problème. Mais le bracelet n'était ni plus ni moins qu'un morceau d'argent finement travaillé.

Freyja vida sa bourse sur la table et les pièces roulèrent dans tous les sens. Elle se rendit compte qu'elle n'avait jamais touché de la monnaie auparavant. Elle palpa la texture d'une pièce en or, la plus grosse du sac, frappée du chiffre 1 et de la lettre G : c'était un Gulliard.

* Selon l'histoire de la Norria, il existe trois types de pièces : le Gulliard en or, la Norille en argent et le Fiouz en bronze, récita Freyja en faisant travailler sa mémoire. Un Gulliard vaut cinquante Norilles et une Norille vaut quatre-vingt Fiouz.

Elle s'amusa à compter les pièces qui remplissaient la bourse pour un total d'un Gulliard, trente-cinq Norilles et soixante deux Fiouz.

Alors que le soleil entamait son déclin vers l'ouest, le coq-alarme coqueriqua en agitant fièrement sa crête.

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Jorik toqua promptement en annonçant sa venue à haute voix. Surprise, mais heureuse de le voir, Freyja l'invita à entrer.

Sans un bonjour, Jorik traversa le salon d'un pas long et pressé. Un chien au museau allongé gambadait sur ses talons. Il posa la main sur la poignée de la porte du bureau d'Edmund, qui s'ouvrit sans résistance puisque Freyja ne l'avait pas verrouillée et jeta un bref coup d'œil à l'intérieur. Le chien renifla et, comme enivré par l'étrangeté du lieu, voulut y entrer. Sauf que Jorik lui claqua la porte au nez.

* Que se passe-t-il ? demanda Freyja, consternée.

Sans un mot, il lui passa une seconde fois devant et réitéra le même schéma avec la porte de la chambre d'Edmund. Cette fois-ci, le chien pénétra à l'intérieur et fourra son museau dans les draps, sous le lit, sous l'armoire, flairant la pièce au peigne fin. Finalement, il retourna gentiment lécher les bottes de Jorik.

* Il a l'air d'avoir soif, fit remarquer Freyja en souhaitant une réponse.

* Il a un faible pour le lait de chèvre, répondit le Jarl d'un air préoccupé.

Freyja ouvrit un des tonneaux près de l'entrée pour y plonger une cruche et servir à l'animal un bol de lait. Puis, elle proposa au Jarl un godet d'hydromel qu'il refusa net.

* Pas pour moi, merci, dit-il en traversant rapidement la pièce. Du lait, comme pour Gunther, suffira amplement.

Freyja remplit deux verres de lait et les posa sur une des tables du salon. Le chien lapait sa boisson près de la cheminée, indifférent aux agissements de son maître qui avait disparu par l'escalier.

Freyja se précipita en haut de la mezzanine et surprit Jorik au centre de la chambre, parfaitement immobile face à la fenêtre ouverte sur le balcon.

* Tout va bien ?

Au lieu de répondre, Jorik formula une autre question :

* Est-ce que quelqu'un d'autre est entré dans la chaumière récemment ?

Freyja pensa immédiatement à Khamilla, présente il y a quelques heures à peine. Jamais, pas même devant Jorik, elle risquerait de lui créer des problèmes.

* Personne. Donc, tu as un chien ?

Jorik s'étonna de la question.

* Je l'ai depuis toujours. Lorsque tu venais chez moi tu adorais jouer avec lui. Je pensais que tu ne l'oublierais jamais.

Freyja n'en avait aucun souvenir. Jorik balaya la chambre d'un ultime regard avant de redescendre dans le salon. Il semblait chercher ou vérifier quelque chose.

* Où en sont les préparatifs pour l'élévation ? s'enquéra Jorik, assis sur une chaise, un godet de lait à la main.

Freyja tira une chaise et lui raconta ses trouvailles en omettant volontairement certaines parties, telles que l'altercation avec Lydigg, les moments passés avec Khamilla et le bref échange dans l'arrière cour avec dame Estemora.

Elle lui fit part de son ultime problème et avoua ne pas avoir trouvé de solution pour changer de voix, dans l'espoir qu'il puisse l'orienter vers une piste tangible. Le seul conseil que Jorik lui donna, et qui ne différa guère du précédent, était qu'elle trouverait sûrement la solution dans le bureau d'Edmund. Mais il s'avérait que Freyja avait lu la totalité des grimoires qui s'y trouvait, et pas de façon bâclée, car à chaque fois qu'elle franchissait la porte du bureau elle se rappelait les moindres détails, aussi infimes soient-ils, que contenait chacune des pages de chaque grimoire.

Pratique comme bureau.

* Tu devrais passer voir Sykfried plus souvent, dit Jorik après avoir bu une gorgée. Audroma se plaint de ne te voir que très peu. Essaie de faire une visite discrète de temps à autre, histoire de jouer le jeu jusqu'au bout.

* Comment comptes-tu éloigner Audroma de Sykfried ? Pour l'élévation, je veux dire. C'est que je l'apprécie. Elle est très gentille et veut m'aider. J'aimerais que tout se passe bien pour elle et pour son fils.

Jorik posa doucement son godet sur la table et entrecroisa les doigts.

* J'ai une solution pour l'éloigner. Demain soir, un convoi spécial est censé transporter Sykfried à la châtellerie de Gud dans le but de le faire guérir par les Loaknirs. Bien évidemment, tout ceci est faux. Le convoi se détournera de son trajet d'origine pour transporter Sykfried dans une autre de mes maisons où il pourra se reposer en sûreté. Audroma est convaincue qu'ils pourront le soigner, sauf que les Loaknirs ne se mêlent pas des affaires des hommes. Ce sont des juges impartiaux. Pourtant, Audroma a tenu à accompagner Sykfried jusqu'au bout. Une initiative prévisible qui pourrait réduire à néant tous nos efforts. Finalement, j'ai réussi à lui faire accepter de se rendre au château de Gud où elle pourra - ou plutôt - croira voir son fils.

* Mais elle comprendra la supercherie lorsqu'elle m'approchera !

* Justement, non ! répliqua Jorik, un sourire amusé aux lèvres. Tout contact avec la famille, les amis, les spectateurs et autres est interdit aux participants ! Ainsi, lors des épreuves, Audroma ne pourra t'observer que de loin - et elle en sera très heureuse. De plus, en dehors des épreuves tu seras protégée entre les murs de la place forte !

Les yeux de renard du Jarl débordaient de ruse. Freyja trouvait que, concernant l'élévation, il se jouait d'un grand nombre de règles. Au moins, le problème d'Audroma était réglé.

Un silence s'installa entre-eux. Personne ne semblait avoir quelque chose à dire, ou plutôt, tous deux se retenaient volontairement de parler. Jorik brisa le silence en premier.

* As-tu remarqué quelque chose de suspect ces derniers temps ? questionna-t-il avec le regard perçant de celui qui cherchait les réponses enfouies directement dans ses yeux.

Freyja prit le temps de réfléchir.

Bien sûr qu'elle en avait vu des choses suspectes, comme la barque solitaire, les silhouettes qui l'observait depuis la crique, les jumeaux qui voulaient s'emparer de la clef de Khamilla et du sac au mystérieux contenu, ou d'Harjün qui rôdait en ville la nuit dernière. Trop de choses. Et même si elle avait eu envie d'en parler, elle ne saurait par où commencer. Alors elle se contenta de feindre l'ignorance. C'était plus simple.

* Rien de suspect.

Ils échangèrent un long regard. Jorik se méfiait, elle en avait la certitude. Il savait qu'elle mentait. Pourtant, Freyja ne baissa pas les yeux et, à sa grande surprise, Jorik détourna les siens. Pour la première fois, elle discernait du tracas chez le Jarl.

* Je vois que tu t'es exercée au tir, rebondit Jorik en désignant l'arc appuyée dans un coin de la cuisine, comme si rien ne s'était passé.

Freyja poussa une longue exaspération.

* Je suis une très mauvaise archère. La pire de toutes, j'imagine.

* La seule archère qui existe, relativisa Jorik en se redressant. Allez, viens dehors. Montre moi ce dont tu es capable.

Jorik planta Régis devant la façade de la chaumière pour éviter d'abîmer les flèches (et non pas vers les rochers comme Freyja le faisait). Elle se positionna à une dizaine de pas du mannequin et tira plusieurs flèches. Aucune n'atteignirent sa cible...

Pire encore que d'échouer seule dans son coin, Freyja s'humiliait devant Jorik. Une flèche, deux flèches, trois flèches, quatre flèches, cinq flèches encore… toutes manquées.

Freyja fulminait. Ses doigts humides l'empêchaient de tenir l'arc correctement. Elle serra la poignée plus fermement. Une goutte de sueur perla sur son front, glissa sur sa peau, franchit l'arcade sourcilière et, au moment où ses doigts lâchèrent la corde, une brûlure la fit cligner de l'œil.

La flèche s'envola sur le toit, là où il était impossible de le récupérer.

Freyja jeta furieusement l'arc à ses pieds. Rouge de honte face au silence oppressant du Jarl.

* Tu vois ? dit-elle, désespérée. Je suis incapable de viser correctement. Je suis nulle. Il faut le dire. Je suis extrêmement nulle !

Jorik éclata d'un rire sincère.

* Il est normal que tu manques ta cible, dit-il en ramassant l'arc et la flèche que Gunther rapporta joyeusement entre ses crocs. Tu n'es pas suffisamment concentrée. Tu penses à échouer avant même de tirer. Tu dois croire en toi dès le moment où tu saisis ton arc, en passant par le moment où tu tends la corde, jusqu'à ce que la flèche touche la cible. Tu dois y croire jusqu'au bout !

Pour illustrer ses propos, il brandit l'arc et tira une flèche qui transperça Régis en pleine tête. Freyja fut impressionnée.

Durant l'après-midi, Jorik ne se contenta pas juste de montrer l'exemple mais il donna un cours complet sur l'archerie. Il corrigeait la posture de Freyja à plusieurs reprises, écartait ses jambes pour optimiser sa stabilité et l'apprenait à inspirer lorsqu'elle tendait la corde et à expirer au moment de la relâcher. Rapidement, elle fit d'énormes progrès.

Les heures défilaient et ses flèches atteignirent de plus en plus souvent Régis - même si les parties qu'elle touchait restaient imprécises. En fin d'après-midi, la moitié de ses flèches atteignaient leur cible tandis que l'autre moitié frôlait un Régis en sueur.

Heureuse et fière de ses progrès, Freyja retourna à l'intérieur de la chaumière en compagnie de Jorik et Gunther qui l'avait prise pour affection. Content de ses efforts, Jorik semblait plus enclin à parler et Freyja profita de l'occasion pour en savoir plus sur l'élévation.

* Peux-tu me parler des épreuves ?

Jorik s'assit près du feu. Entraîner Freyja semblait l'avoir fatigué.

* Bien sûr. Il est temps que tu apprennes ce qui t'attends. Lors de notre dernière rencontre j'ai dit que c'était les Loaknirs - les juges impartiaux - qui décident du déroulé de l'élévation et des épreuves qui la composeront. Pour être précis, c'est le Skult Malvakt qui décide.

* Ces mots... Edmund a pris peur en les entendant le soir où nous nous sommes évadés de la falaise !

* Exact. Le Skult Malvalkt représente les trois plus sages, plus anciens et plus puissants Loaknirs de la Norria. Ils sont les gardiens des plus grands secrets de notre monde. Et il est légitime de craindre leur puissance et de les tenir en respect. C'est la raison pour laquelle Edmund devait partir. Car aucun Loaknir peut ignorer l'appel du Skult Malvakt, enfin, je m'éloigne du sujet principal. Tout cela pour dire que les épreuves se répètent au fil des années.

* Ce sont toujours les mêmes ?

* Généralement, oui. Il y a toujours deux épreuves : l'une de chasse et l'autre équestre. Je te montrerais la seconde demain. En ce qui concerne l'épreuve de chasse, elle prend la forme d'une épreuve de survie où les participants sont lâchés sur une île inhabitée et, dans l'autonomie la plus complète, doivent rapporter un trophée qui diffère chaque année. Habituellement, chaque trophée rapporte un certain nombre de points à la châtellerie du participant et lui permet également de valider son statut de Viking.

* Sans trophée il est impossible de devenir Viking ?

* Exactement. Et les trophées sont limités. Par conséquent, il est important de noter que plus le nombre de participants est élevé dans une châtellerie, plus ses participants ont de chance de trouver des trophées, donc d'avoir des Vikings, et plus la châtellerie à de chance de se classer en première position.

* Et moins les autres châtelleries ont de chance de devenir Viking, en conclut Freyja, le chien lové entre ses jambes.

* Si les règles se résumaient à cela, oui. Mais il s'avère qu'un trophée accorde à son détenteur le droit de faire bénéficier à deux autres candidats, en plus de sa personne, le droit de devenir Viking.

* Donc il peut y avoir suffisamment de trophées pour tout le monde !

Jorik lui adressa un sourire compatissant, sauf que son regard couvait un feu de compétitivité.

* Parfaitement. C'est une des stratégies de base que le Skult Malvakt a conçu pour permettre à tout le monde d'avoir ses chances. Mais elle n'a jamais permis à aucune châtellerie de gagner.

* Quelle est l'importance de l'épreuve équestre ? questionna Freyja, jubilant à l'avance de pouvoir se mesurer aux hommes.

Jorik s'apprêtait à répondre lorsque, soudain, le coq-alarme se mit à chanter. Gunther sursauta. Ils échangèrent un regard surpris.

* Tu attends quelqu'un ? demanda Jorik à voix basse.

* Non, répondit Freyja, confuse.

La première personne qui lui vint à l'esprit était Khamilla. Avait-elle trouvé du temps pour venir la voir ? Dans ce cas, ce serait vraiment le pire moment. Elle avait déjà menti à Jorik à son sujet.

Quelqu'un tambourina lourdement sur la porte. Le chien grogna, mais Jorik le fit taire d'un sifflement. Impossible que Khamilla ou Audroma soient dehors. Elles ne faisaient pas trembler les murs.

* Ouvre, chuchota Jorik en tirant Gunther par son collier, Nous resterons dans l'ombre.

Freyja s'approcha silencieusement de la porte, la main tendue vers la poignée, hésitant à l'abaisser. Et si c'était Edmund ? S'il avait réussi à se déroger de ses obligations et était rentré au plus vite ?

Non, c'était impossible.

La crainte de voir son plan échouer aussi vite faillit lui faire perdre son sens de la logique. Si c'était vraiment Edmund qui se trouvait sur le seuil, avec ou sans son sceptre, le coq-alarme ne se serait jamais déclenché.

Persuadée qu'il se trouvait à mille lieues d'ici, Freyja abaissa fermement la poignée et ouvrit la porte avant de regretter aussitôt ce geste.

Biskgrim l'empoigna par le cou pour l'étrangler !

Elle eut le réflexe d'écraser sa chaussure contre le tibia de l'homme qui lâcha prise dans une exclamation étouffée.

Le souffle coupé par l'impact de sa paume géante contre sa thyroïde, Freyja essaya de reprendre sa respiration en se forçant à déglutir et en palpant son cou comme pour vérifier s'il était toujours en place.

Sauf que l'air ne passait plus.

Ce n'était pas la douleur lancinante dûe à la poigne impressionnante du mari de Lydigg, ni l'effet surprenant du battement de cœur manqué à cause de l'agression soudaine qui lui firent monter les larmes aux yeux. Non. C'était la sensation effroyable de suffoquer la bouche ouverte, les poumons pourtant fonctionnels, en cherchant misérablement l'air autour d'elle sans jamais le trouver.

* Toi ! grogna Biskgrim, en se tenant au chambranle pour se relever. Tu as envoyé un satané chien mordre mon fils ! Par ta faute il sera désavantagé lors de l'élévation !

L'oxygène s'engouffra dans ses poumons. Malgré la douleur, Freyja fit immédiatement le lien avec les jumeaux. Il parlait de Skjevill.

* Ils ont eu ce qu'ils méritaient, dit-elle froidement.

Biskgrim, la mine patibulaire et puant l'alcool, retira la hache accrochée à sa ceinture. Il n'était visiblement pas venu ici pour discuter gentiment autour d'un verre de lait.

* Le cornu n'est plus là pour te protéger, dit-t'il en levant son arme. En compensation pour mon fils et par punition pour m'avoir tenu tête au Grand Hall je m'en vais t'arracher un morceau de mollet !

Mais il ne fit rien et resta immobile comme une statue de cire. Une odeur de musc envahit le salon, étouffant celle de l'alcool. Freyja fit volte-face. Jorik avait quitté son coin pour se montrer dans la demi-lumière qu'offrait la cheminée et paraissait encore plus grand et plus impressionnant que d'ordinaire. Dominant la pièce de sa simple présence, il avançait vers Biskgrim, la démarche conquérante, le torse gonflé, le regard terrible. Ce dernier n'en croyait pas ses yeux, Freyja non plus.

* J... Jorik, balbutia Biskgrim en reculant comme si le salon n'offrait pas assez de place pour eux-trois. Q...Que fais-tu ici ?

Jorik ne répondit pas. Il se contentait d'aligner les pas l'un après l'autre, le plancher craquait et résonnait sous ses lourdes bottes. Gunther marchait sur ses pas, les oreilles rabattues vers l'arrière, un grognement sourd et menaçant s'échappait de ses crocs proéminents. À présent sur le seuil, Biskgrim débita toutes sortes de justifications :

* Elle... Elle a porté atteinte à mon fils ! Les deux auraient pu être blessés ! Elle apporte le malheur à ma famille, ne respecte pas les lois et m'ôte le prestige de voir mes fils devenir Vikings !

Les deux hommes se trouvaient maintenant sous la brise du soir. Freyja resta dans l'encadrement de la porte. Gunther vint se blottir entre ses jambes, les yeux rivés sur son maître.

* Tu la protège, dit Biskgrim en crachant par terre, le visage rouge, ravagé par l'alcool. Si tu n'étais pas le Jarl...

* Alors quoi ? tonna Jorik, d'une voix impérieuse.

* Si tu n'étais pas le Jarl, reprit Biskgrim en modérant ses paroles, j'aurais pu faire appliquer mes droits !

Jorik décrocha la fibule en argent qui retenait sa cape en peau de daim et laissa tomber l'ensemble sur l'herbe. D'un geste sec, il sortit son couteau dentelé de son fourreau et s'ouvrit la main gauche. Il serra le poing haut vers le ciel, indifférent à la grande quantité de sang qui lui coulait le long de l'avant-bras, descendait jusqu'au coude avant de souiller l'herbe sous forme de gouttelettes, et annonça solennellement :

* Moi, Jorik Iverson, fils de Iver, mets mon titre de Jarl en jeu dans un duel au sommet de cette falaise !

Freyja et Biskgrim restèrent abasourdis.

* Je jure d'accepter le sort que me réservent les dieux, quel que soit le résultat de ce combat, acheva-t-il en jetant son couteau sur sa cape.

* Tu ne peux faire cela ! cria Freyja, comprenant qu'il ne blaguait pas. C'est de la folie !

* SILENCE FEMME ! coupa Biskgrim, plus sobre que jamais. Je peux te défier en duel à mort sans aucune conséquences, c'est ça ?

* Aucune.

Biskgrim éclata du rire sonore et chevrotant d'un ivrogne auquel on aurait appris qu'il avait hérité d'une cave d'hydromel remplie. Freyja avait la boule au ventre. Jamais elle n'aurait pensé que Jorik, avec ses discours véridiques sur le fait de faire profil bas, serait capable de faire une proposition aussi inconsidérée. Qu'est-ce qui avait pu lui passer par la tête pour mettre aussi facilement son titre de Jarl en jeu ?

Aurait-il perdu l'esprit ?

Biskgrim semblait à présent nager dans un bonheur mousseux. Il se grattait grossièrement la barbe avec le tranchant de sa hache lorsqu'il déclara :

* Moi, Biskgrim, fils de Rakhim, te provoque en duel à mort pour le titre de Jarl.

À la suite de ces mots, le ciel s'imprégna d'une rougeur inquiétante. Sans rien ajouter de plus, Jorik dégaina sa longue épée dans un frottement d'acier et la tint à deux mains.

Un court silence s'ensuivit.

Les combattants commencèrent à tourner lentement, croisant les pieds avec légèreté, tels deux fauves décrivant un cercle parfait. Ils se jaugeaient du regard tandis qu'autour le vent tombait. Les chênes arrêtèrent de bruisser, les herbes cessèrent d'onduler et les oiseaux finissaient de chanter.

L'environnement semblait figé.

Seul le son du sang qui s'écoulait goutte à goutte de la main entaillée de Jorik subsistait. Il sonnait comme un compte à rebours oppressant.

Ils allaient vraiment se battre. C'était le cœur accroché contre sa cage thoracique que Freyja s'apprêtait à assister à son premier combat entre Vikings.

Une bourrasque soudaine se leva. Elle frissonna. Gunther éternua. C'était le signal !

Dans un cri de guerre, les Vikings effacèrent la distance qui les séparait et échangèrent un premier coup surpuissant. Des étincelles jaillirent de la collision du fer.

En quelques secondes Jorik plia sous le poids écrasant de son opposant et fut repoussé violemment en arrière. Sans laisser une seconde de répit, Biskgrim chargea une seconde fois.

Les lames s'entrechoquèrent dans une succession de coups violents. La sueur éclaboussait à chacun de leurs mouvements. Le fracas aigü du fer hurlait aux oreilles de Freyja. Elle se cramponna à la porte pour éviter de s'effondrer sous la tension du combat.

Jorik, vif et précis, contrait sans quiétude les frappes de son adversaire beaucoup plus lent. Son épée décrivait des figures complexes tandis que sa silhouette vigoureuse se mouvait avec souplesse. On aurait dit qu'il dansait en maniant la mort entre ses deux mains.

Biskgrim hachait l'air avec brutalité et tranchait les vêtements sans difficulté. Il utilisait son autre main poilue pour bloquer les coups, et ses pieds démesurés pour essayer de briser les genoux. Un sourire fou sur son visage, il se délectait de ce combat.

Jorik tenta un coup d'estoc et ne réussit qu'à embrocher les bretelles de Biskgrim qui se déroba. De sa main libre, il noua les bretelles autour de son ventre pour maintenir son bas en place et, à ce moment précis, une fenêtre s'ouvrit sur ses flancs. Mais, le Jarl n'en profita pas.

Il accusa plutôt de ce court moment de répit pour reprendre son souffle en secouant les mèches noires trempées de sueur qui lui tombait sur le front.

* Ça te fait combien de printemps maintenant ? demanda brusquement Biskgrim, le souffle plus long.

* Quarante-sept.

Quarante-sept ans ! Freyja lui en donnait dix de moins !

* Tu vieillis, tu es fragile et tu es lent. Tu n'as plus la force de protéger Lingard.

L'éternelle sérénitude de Jorik s'effaça pour laisser place à un regard indécis et la pointe de son arme s'affaissa.

Juste une seconde...

* ATTENTION !

Une hache siffla en tournoyant dans l'air et se logea dans le tronc d'un chêne dans un craquement d'écorce brisé !

Grâce à l'intervention de Freyja, Jorik était parvenu à éviter la mort de justesse en plongeant de côté. Mais le duel n'était pas terminé !

Biskgrim le rageux profita de sa distraction pour mener une charge de rhinocéros et lui asséner un violent coup d'épaule au menton. Jorik fut projeté dans l'herbe.

Ébranlé, il s'appuya sur son genou pour se relever et monta sa garde en titubant. Il essuya le liquide qui coulait de sa bouche d'un revers de main et ne fit que se barbouiller encore plus. Désormais ses mains, ainsi que la poignée de son épée, étaient maculées de sang. Conséquence inévitable de sa plaie ouverte.

Il cracha rouge et dit d'une voix puissante :

* Je suis peut-être vieux, mais je mourrai pour Lingard et ses habitants !

Les armes tintèrent dans un nouveau choc plus redoutable que le précédent ! Cette fois-ci, la rage et le mépris brûlait dans les yeux de Biskgrim tandis que Jorik se battait avec un engouement ravivé.

Le Jarl opéra des manœuvres compliquées, provocatrices et spectaculaires en frôlant le tranchant de très près.

Dans un excès de rage, Biskgrim taillada avec une telle férocité que l'épée de Jorik ricochait littéralement sur sa hache.

Forcé à reculer, le Jarl se retrouva rapidement en difficulté. Après un effort défensif intense, son dos heurta le mur de la chaumière.

Jorik était coincé !

Dans une tentative de la dernière chance pour se dégager, il perdit l'équilibre. Il se rattrapa de justesse, sauf que son épée glissa de sa main ensanglantée et fut projetée au loin par son adversaire !

À ce moment précis, ce moment où Jorik Iverson se retrouva déboussolé et sans défense face à la lame aiguisée de son impitoyable adversaire, le cœur de Freyja s'arrêta de battre.

Biskgrim leva sa hache haut dans le ciel avec un sourire exquis. Le dernier rayon du couchant conféra à l'instrument funèbre une lueur de feu.

Freyja ferma les yeux le plus fort possible lorsque la sentence s'abattit dans un bruit sourd...

On entendait plus que Gunther hurler à la mort.

Les paupières frémissantes de Freyja s'ouvrirent progressivement, difficilement, puis s'écarquillèrent en découvrant Biskgrim, effondré sur ses genoux, les mains plaquées sur son entre-jambe, là où se trouvaient ses plus précieux bijoux. En observant de plus près, il était possible de voir une larme glisser sur sa joue.

Mais le plus important restait Jorik. Agenouillé devant son adversaire, haletant, suant, saignant, mais vivant ! Une hache était plantée dans le mur à un cheveu au-dessus de sa tête et son poing était toujours levé devant son visage en vestige du coup final.

Un immense soulagement donna la force à Freyja d'aller l'aider à se redresser sur toute sa stature.

* J'emporte le titre de Jarl, déclara-t-il d'une voix essoufflée qui se voulait pourtant ferme. Cette hache restera ici en souvenir de ce combat et sera le symbole de ta défaite. Freyja sera témoin de ma victoire. Ne remet plus jamais les pieds sur cette falaise Biskgrim, fils de Rakhim ! Sinon, j'appliquerais la sentence ultime en te bannissant de notre société pour l'éternité !

Biskgrim se releva en gémissant. Il fit quelques pas fébriles en direction de la clôture, puis, d'une voix sur-aiguë, se retourna pour proférer une ultime menace envers Freyja :

* Il... n'y... aura... pas... toujours... quelqu'un... pour... te... sauver.

Se tenant toujours l'entre-jambe d'une main, ses bretelles de l'autre, sa carcasse traînante s’éclipsa dans la nuit tombée avec la démarche ridicule d'un canard boiteux.

Jorik se laissa tomber sur le sol, le dos appuyé contre la chaumière. Il respirait bruyamment. Du sang coulait en abondance de sa main gauche, ses lèvres étaient tuméfiées. Freyja remarqua avec dégoût que les nombreuses déchirures de ses habits laissaient entrevoir de longues cicatrices sur son torse musclé.

* Je reviens tout de suite avec des pansements ! dit-elle en voulant principalement fuir la vue de tout ce sang.

* Inutile, dit Jorik en l'attrapant par le poignet, un sourire presque gêné aux lèvres. Gunnhild me tuerait si elle apprenait qu'une autre femme panse mes plaies.

Freyja dégagea son poignet farouchement et déchira un morceau de sa tunique pour le lui tendre à bout de bras, les yeux fermés.

* Ce combat... Mettre ton titre de Jarl et ta vie en jeu... C'était complètement stupide !

Jorik demanda à Freyja, qui se bouchait les narines, de tendre le nœud. Du bout des doigts, elle resserra le nœud d'un geste sec. Jorik fut incapable de contenir une exclamation de douleur, qui se transforma en un petit rire.

* Bien, bien. Tu as appris la première leçon : le guerrier aguerri ne cherche pas le combat, mais essaie plutôt de l'éviter. Maintenant je vais t'en apprendre une autre : bats toi uniquement pour une cause qui te semble juste ou dans le but d'obtenir quelque chose d'indispensable.

* Tu fais un bel exemple, trancha sèchement Freyja en se mettant debout pour éloigner ses narines de l'odeur âcre du sang.

* Je me suis battu pour te montrer ce qui t'attends à l'élévation. Pour te montrer ce dont les Vikings sont capables. C'est le minimum que tu devras surmonter, se justifia-t-il en se couvrant le torse grâce à sa cape en daim que lui avait rapporté Gunther.

* Il y avait sûrement d'autres façons moins inconsidérées de me montrer comment les Vikings se battent !

Jorik haussa les épaules et sourit d'un sourire masculin, franc et loufoque, qui signifiait « Désolé, mais c'était le seul moyen que je connaisse ». Puis, il ouvrit le poing.

Dans le creux de sa main, se trouvait une clef argentée.

* La clef de l'écurie de Biskgrim. Le second objectif de ce combat. J’ai dû lui faire croire que j’étais à sa merci pour parvenir à le dérober sans qu’il ne s'aperçoive de rien. Prends la. Je pense que tu devrais y faire un tour au moins une fois lorsque la ville est endormie pour te familiariser avec les chevaux.

Freyja comprit la raison pour laquelle il se battait en faisant des mouvements inconsidérés. C'était pour attraper la clef. Autrement, de son adversaire, Jorik n’en aurait fait qu’une bouchée.

L'apparition de Biskgrim avait soulevé des questions qu'elle voulait lui poser depuis un moment.

* Je hais le comportement de cet homme envers les femmes, dit-elle, les poings serrés. Pourquoi la société accorde aux hommes le droit de se comporter ainsi ?

* L'homme cherche toujours à assouvir sa soif de supériorité. Pour s'assurer de cela au quotidien, il se cache derrière les lois en dissociant les tâches et en accordant moins de valeur à celles des femmes, répondit très sérieusement Jorik. Ce qui nous amène à la dernière raison de ce combat, certes moins glorieuse, mais qui me tenait à cœur. Cela faisait des lunes que mes poings se démangeaient pour lui en coller une.

* Dans ce cas, comment peux-tu accepter de telles lois ?

Jorik eut un étrange moment d'absence. Un voile sombre recouvrit ses yeux habituellement vifs et débordant de ruse.

Le regard fixé sur l'herbe rouge, il répondit d'une voix profonde et grave qui n'était pas la sienne :

* C'est la loi. Je dois la faire respecter.

Quelques secondes plus tard, le voile noir se dissipa.

Jorik secoua vigoureusement la tête avant de se tourner vers Freyja, le visage pâle, comme si son esprit était tiraillé entre deux principes contraires.

* Je ne peux rien y faire. Mais, peut-être que toi Freyja tu pourras changer les choses.