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Chapitre 3 : Le cerf de minuit

La porte s'écrasa contre le mur. Freyja déboula dans la chaumière sans ôter ses chaussures, en lutte avec ses émotions. La colère, la frustration, l'incompréhension la submergeaient à plein flots, comme si le lac Sans-souci avait gonflé en une nuit et inondait désormais Lingard tout entier. Il fallait qu'elle déverse ses eaux tumultueuses quelque part. Ce torrent d'émotions devait s'abattre sur quelque chose… ou quelqu'un.

Le coq continuait de chanter en lui perçant vigoureusement les tympans.

" FERME-LA, MAUDIT PLUMARD ! "

Le coq se tut immédiatement. Freyja resta un moment dans le salon à le dévisager : béante et hésitante. Edmund l'avait sèchement renvoyée à la maison comme un chien qu'on ordonne de retourner à la niche. Une bonne fille essuerait ses larmes et resterait sagement ici à l'attendre en préparant un bon repas pour se faire pardonner à son retour. Ce serait bénéfique, c'était probablement ce qu'il voudrait après avoir sauvé la ville. Et, après son retour héroïque, il se contenterait d'un grognement pour seul remerciement !

* Qu'il se fourre le sceptre dans l'œil.

Un morceau de l'incendie brûlait toujours en Freyja. Elle n'avait aucune intention de rester sage.

Animée par le brasier de la révolte, elle alla prendre la clé cachée sous le paillasson du vestibule. Elle traversa ensuite le salon sous le regard hautain du coq, les sandales suintant sur le parquet, en laissant de grosses traces boueuses à cause de la bulle qui l'avait trempée.

Freyja enfonça la clé dans la serrure et la porte s'ouvrit délicatement sans qu'elle n'eût à tourner.

* J'étais pourtant sûre de l'avoir fermée à clé.

Mais en se rappelant la vitesse à laquelle les évènements eurent lieu, elle n'était plus aussi certaine d'avoir verrouillé avant de sortir. Peu lui importait, puisque tout ce qu'elle souhaitait à présent c'était entrer dans le bureau d'Edmund et il s'était ouvert juste devant elle, avec une telle simplicité, comme s'il l'attendait depuis toujours en conservant des secrets qui lui étaient interdits.

Elle pénétra l'antre du sorcier. Lentement cette fois-ci. Avec la conviction d'un voleur chérissant l'or et l'insoutenable palpitement au cœur de celui qui enfreint les règles pour la première fois. Ses pieds effleurèrent la mousse bleue du sol à la texture aussi douce et tiède qu'un lit douillet. Elle resta longuement près de la porte pour observer la pièce. Sur les étagères, les bocaux luisaient. Ce n'étaient pas des racines qu'ils contenaient, mais des choses invraisemblables qui grouillaient au fond du verre comme un nid de serpents. D'autres racines à l'aspect plus imposant et repoussant prenaient la forme de patates velues, rugueuses ou pustuleuses qui flottaient et s'agitaient comme les doigts d'une main boudinée.

Ce que Freyja avait pris pour des orchidées pendouillant au plafond, plus tôt dans la journée, s'étaient métamorphosées en une multitude de petits fruits ovales et verts, de même courbe qu'une poire, à l'exception d'un petit bec ouvert comme une trompette à son extrémité la plus courte. Des jointures du plafond émergeaient des fleurs aux pétales en forme d'étoiles sombres et luisantes.

La lumière bleue du candélabre contribuait à l'atmosphère mystique de la pièce. Freyja se sentait bien. Si bien qu'elle eut soudain l'impression de se détacher complètement du sol, de la réalité. Elle se retrouvait maintenant à contempler le plafond fleuri qui s'étendait comme le champ immense de la raison, encadrée par le voile nocturne et étoilé de la pensée. Dans cette pièce extraordinaire, la jointure des murs et du plafond semblait séparer perméablement le concret de l'imaginaire.

Après cinq bonnes minutes, Freyja s'arracha de sa rêverie pour s'approcher de l'armoire-bibliothèque située plus au fond. Edmund répétait souvent qu'il était rare de trouver des livres dans le royaume car peu de gens appréciaient l'art de la lecture. Alors, quand Freyja trouva toute une collection de grimoires dans son bureau, elle resta bouche bée. L'armoire était pleine à craquer ! Ce n'était pourtant que de vieux grimoires à l'aspect grisâtre qui dormaient sur des étagères depuis une éternité, mais rien qu'en pensant aux centaines de choses qu'elle pourrait découvrir en les consultant suffisait à l'émerveiller. Freyja adorait lire.

En passant ses doigts sur les reliures ternies par le temps, Freyja remarqua une chose au niveau de ses poignets. Elle examina plus attentivement ses bracelets sous la lumière et se rendit compte que des symboles venaient d'apparaître dans le métal en scintillant. Finement gravées avec la précision d'une pointe de plume chauffé à blanc, on aurait dit une sorte d'alphabet, rustre, aux contours barbares mais inscrits avec soin. Il y avait trois signes différents reproduits à l'identique sur chacun de ses bracelets.

Freyja se précipita vers la table d'alchimie située dans l'angle de la porte ; celle qui était ouvragée de symboles similaires. Bien qu'on retrouvait les mêmes, il y en avait d'autres. Vingt-trois au total. Ils étaient tous minutieusement gravés dans la table et formaient un gigantesque abécédaire.

* Un ancien alphabet... celui des dieux ! S'exclama Freyja, en se remémorant les vieilles histoires qu'Edmund lui contait pendant son enfance.

Elle contourna la table pour rejoindre la bibliothèque et parcourir les grimoires des yeux. De temps à autre, elle tirait un livre de sa rangée, accompagné d'un volute de poussière, pour le retourner dans tous les sens et feuilleter les premières pages. Après une dizaine de minutes de recherche, elle tira un livre plus vieux que les autres, qui sentait le chevrotin et était autant croûté que la coque d'un navire.

* Beurk !

Elle dépoussiéra la couverture du grimoire d'un revers de manche et lut le titre à voix haute : L'alphabet runique et ses significations .

Elle consulta le sommaire avant de se diriger vers les pages correspondants à la forme des trois runes gravées sur ses bracelets et lut les descriptions à voix haute.

* La première représente Gebo : Signifie le don, le partage de soi. La rune est utilisée lors des rites sacrificiels depuis l'aube de l'humanité par les hommes-argiles. La seule chose que je partage pour le moment est mon sang, ironisa Freyja avant de retourner au sommaire pour vérifier la page désignant Algiz.

* On l'utilise chez les enfants où sur les maisons pour apporter la protection. Désigne aussi l'acceptation et l'humilité.

Freyja fixa longuement le mot protection, avant de passer à la troisième rune.

* Othala se rapporte à l'héritage. Les adultes peuvent le porter dans l'espoir d'acquérir sagesse ou humilité, même si pareil individu n'a jamais été vu sur les terres de la Norria.

Freyja eut un rire jaune. Le seul héritage qu'elle avait reçu était deux bracelets impossibles à retirer et une plaquette dorée qu'on lui avait caché pendant dix-neuf années. Concernant la sagesse, elle estimait que se jeter dans une maison enflammée relevait plus de l'inconscience qu'autre chose. Elle rangea le grimoire et quitta le bureau en claquant la porte. Elle avait l'impression que ce grimoire se moquait d'elle. Mais qu'est-ce que trois satanées runes pouvaient bien savoir d'elle de toute façon ? Elles ne lui dicteraient pas son avenir.

Pourtant, il le faisait bien...

Elle remit la clef à sa place et chassa de son esprit le visage barbu et ridé d'Edmund en montant les escaliers.

Elle se sentit soudain fatiguée, épuisée, mollassonne, comme si elle portait le poids du monde sur ses épaules. Elle dut s'appuyer contre le mur pour gravir les marches. Arrivée en haut, elle traîna son corps jusqu'au au bout du couloir.

La salle de bain était une pièce misérable. La plus miteuse de la chaumière, encore plus exigüe que la remise. Elle ne comportait qu'une bassine d'eau surélevée face à un miroir et un trou obscur pour faire ses besoins. Apparemment, le trou débouchait directement sur le lac - fort heureusement, personne ne se baignait jamais dans le coin.

Freyja se contempla dans le miroir. Ses yeux brillants, d'un bleu lagon presque surnaturel, contrastaient fortement avec la couche de suie qui entourait ses yeux et recouvrait son visage comme une plaque d'ombre. Ses cheveux blonds foncés étaient si épais et farfouillés qu'elle eut l'impression de s'être coiffée avec une potion explosive. Ses vêtements étaient brûlés par endroits, laissant découvrir des morceaux de sa peau. Elle retira sa vieille robe de sorcier poisseuse et se débarbouilla à l'eau fraîche de la bassine qui prit rapidement une couleur saumâtre.

Chacun de ses gestes était lent, désordonné, ébranlé par la fatigue. Cette journée fut éprouvante et elle se rendit compte de son coût réel. Dire qu'à l'instant même, dans le bureau, elle se sentait merveilleusement bien. Quel fait étrange. La fatigue était-elle aussi sournoise ? Freyja n'en pouvait plus. Réfléchir réquérait trop d'efforts. Elle termina de se rincer, s'essuya négligemment et effaça rapidement le couloir pour s'effondrer dans son lit.

Edmund s'était transformé en un ours gris poilu de la tête aux pieds et coursait Freyja sur la falaise en agitant frénétiquement son sceptre en forme de crapaud au-dessus de sa tête.

* Viens me donner ton saaang, Freyjaaa ! Approooche !

* Jamais ! hurlait Freyja en s'enfuyant à toute jambes vers la chaumière en feu.

Elle entra dans la maison et se retrouva prise au piège. La porte s'effondra. Edmund fit irruption dans un torrent de flammes sans la moindre brûlure. Il retroussa ses gencives et Freyja découvrit deux rangées de dents acérées. Elle était coincée. Il avança, ouvrit grand la gueule...

Cocoriicooo !!!

Freyja se réveilla en sursaut. Prise de sueurs froides, elle prit une seconde pour analyser l'environnement. Elle était dans sa chambre, il faisait sombre, il n'y avait pas d'incendie, tout allait bien. Le coq d'entrée s'égosillait toujours. Une voix râpée le fit taire depuis le rez-de-chaussée. Le silence retomba dans la chaumière, on entendait plus que le froufroutement d'une robe battant contre des talons épuisés. Par les battants ouverts donnant sur le balcon, Freyja vit que la nuit était belle et mystérieuse. Il n'y avait rien à craindre... ce n'était qu'Edmund. Mais lorsque quelqu'un frappa doucement à la porte, Freyja bondit sur ses jambes. Edmund ne venait-il pas de rentrer ?

Elle s'approcha sans bruit de la porte de sa chambre pour y coller son oreille. On toqua encore une fois, plus faiblement. Edmund marmonna. Au même moment, il y eut des bruits de pas et la porte s'ouvrit dans un grincement.

* Edmund ! Il faut que tu m'aides ! J'ai besoin de rencontrer la fille !

Freyja tressaillit.

Edmund resta silencieux, mais pas la femme, dont Freyja reconnut aussitôt la petite voix aïgue.

* Sykfried ne va pas bien Edmund ! Il refuse de se faire soigner !

* Dans ce cas, je passerai le voir demain, lâcha finalement Edmund.

* Il veut que ce soit la fille qui s'occupe de lui !

* Non.

* Mais... il le faut !

* Non.

* Il refuse l'aide des autres, insistait Audroma, désormais en pleurs. Même le tien il ne l'acceptera jamais ! Il la veut elle, sa sauveuse, celle qui l'a extirpé de cette maison !

Les joues de sa sauveuse prirent une teinte rose.

* Je t'en supplie, Ô puissant Loaknir ! Supplia Audroma.

* Je viendrai m'occuper de lui demain, trancha-t-il sèchement, un point c'est tout ! Bien le bonsoir, Audroma !

La porte claqua sauvagement. Freyja imagina le petit menton filiforme d'Audroma s'agiter dans tous les sens sous les yeux flambants d'Edmund avant de se prendre la porte dans le nez. Il était évident qu'elle mourrait d'inquiétude pour son fils, alors comment Edmund pouvait-il rester aussi insensible ? Refuser d'agir alors qu'on a la possibilité d'aider quelqu'un, Freyja trouvait que c'était ce qu'il y avait de plus cruel au monde.

Elle eut beaucoup de mal à trouver le sommeil cette nuit-là. Elle ne pouvait s'empêcher de se demander comment Edmund aurait réagi si c'était elle qui s'était faite brûlée par les flammes.

Le lendemain matin, Freyja se réveilla en douceur dans son lit. Avant d'ouvrir les yeux, elle se roula encore quelques instants dans sa couverture et se frotta le visage contre son oreiller à la manière d'un chat. Dehors, par le balcon, il faisait beau. Le soleil éclatait au-dessus de la robe bleu du lac parsemé d'innombrables petites étoiles étincelantes donnant l'impression d'une rivière de diamants. Elle remarqua une forme inhabituelle sur son matelas et recula d'un geste instinctif. L'ours de ses cauchemars s'était installé sur son lit, l'écrasant de tout son poids.

* As-tu bien dormi ? Fit-il d'une voix râpeuse.

Freyja s'essuya les yeux, encore humides de sommeil et collants de paresse, pour découvrir que la silhouette poilue n'était autre qu'Edmund. Perplexe, elle fut partagée entre le soulagement et l'inquiétude.

Il était extraordinairement rare de le trouver sur la mezzanine. Il possédait des sanitaires personnels dans sa chambre et quand il montait, Freyja craignait toujours le pire en se demandant quelles bêtises elle avait pu faire. Mais aujourd'hui il était évident qu'il venait parler de l'incendie et de sa petite virée hors de la falaise sans sa permission.

Freyja lui fit signe que tout allait bien et se replia sur elle-même en enlaçant ses tibias.

* Parfait, parfait, se dit-il à lui-même avant de lui adresser un regard rectiligne.

Sentant venir les ennuis, elle évita inopinément les braises que projetait ses yeux.

* Tu t'es montrée imprudente, tu as été inconsciente et surtout, gronda férocement Edmund, tu m'as désobéi.

Freyja releva la tête. Il venait de prononcer ces dernières paroles non pas sur un ton de réprimande, mais d'un air ironique, comme s'il s'y était toujours attendu.

* Désobéi ! Répéta-t-il, secoué d'un rire rauque.

Freyja demeura perplexe. S'il rigolait, cela signifiait qu'elle ne serait pas punie ? Qu'elle pourrait sortir de nouveau ?

Soudain, il s'arrêta net. Son regard était redevenu dur.

* Tu ne reproduiras plus jamais cela, n'est-ce pas ? Tu ne quitteras plus jamais la falaise ? Promets-le moi, Freyja !

La lueur d'espoir qui s'était allumée comme une flamme dans le candélabre de son cœur, vacilla et s'éteignit. Le regard violet du sorcier lui sondait l'esprit. Freyja se mordit la lèvre pour ne pas répondre, car si elle disait oui ce serait promettre une chose en contradiction avec ses rêves, ses objectifs. Cela la détruirait.

* Promets-le moi ! Dit-il en la secouant brusquement par le bras.

Freyja le repoussa avec ses pieds. La gorge nouée, les ongles enfoncés dans les draps pour réprimer les larmes qui montaient, elle lui lança un regard à la fois désemparé, défiant et apeuré. À ce moment précis, elle n'avait qu'une seule envie : partir le plus loin possible.

* Retiens bien une chose, reprit Edmund en se redressant, le regard inquisiteur. Même si tu pars d'ici, je le saurai. Peu importe où tu te cacheras, je te retrouverai.

Freyja soutint son regard et il en fut surpris. Ensuite, elle observa sombrement l'horizon bleu en se promettant qu'à l'avenir jamais plus devant personne elle ne baisserait les yeux.

* Tu m'as compris ? reprit Edmund. Ne reproduis jamais cela !

Certain d'avoir eu le dernier mot, il pivota sur ses talons pour s'en aller. Au même moment, une brise chaude s'invita par le balcon. Freyja retrouva son courage.

* L'incendie a fait beaucoup de victimes ?

Edmund s'arrêta pour la dévisager. Jusqu'à présent elle s'était tut afin de préparer sa question sans citer la conversation d'hier soir qu'elle n'était pas censée entendre. Désormais, la question était de savoir si Edmund lui cacherait cet événement ou pas.

* Presque aucune, certifia Edmund d'une voix râpeuse. Curieusement, le feu à pris à l'heure du marché.

* Donc quelqu'un aurait volontairement déclenché l'incendie lorsque tout le monde se trouvait au marché ? interrogea Freyja, incrédule.

Edmund rechignait à répondre, mais finit par acquiescer.

Freyja avait l'imagination tellement débordante qu'elle imaginait la silhouette d'un pyromane parcourir les rues de Lingard à la recherche du prochain quartier qu'il réduirait en cendre. Cette perspective inquiétante n'effaçait néanmoins pas le vrai but de la conversation.

* Qu'en est-il des deux garçons qui se trouvaient dans la même maison que moi ? Dit-elle enfin.

Edmund fixa Régis. Freyja ressentait de la peine qu'il ait à subir son regard hostile, même si, bien évidemment, Régis était dépourvu de toute conscience.

* Ils vont bien, très bien même, assura-t-il.

* L'un d'eux avait le visage brûlé, rappela Freyja.

Edmund lui jeta un regard de braise.

* Ne te soucie pas des gens de la ville ! Gronda-t-il. Eux ne se soucieront jamais de ton sort ! Mais si tu veux vraiment tout savoir, tard hier au soir, sur le chemin du retour, j'ai croisé sa mère. Elle était enchantée de l'efficacité de mes conseils.

* Oh, tant mieux.

Le mensonge était si gros qu'il était clair qu'il ne lui dirait jamais la vérité... Elle se sentit terriblement offensée, mais décida de ne rien laisser paraître.

Une seconde brise, plus froide, porta un minuscule oiseau au plumage vert jusqu'aux cuisses d'Edmund. Au moment où il se posait, l'ours gris frissonna. Freyja quitta sa posture défensive et s'approcha pour mieux voir. L'oiseau aux petits yeux futés et à la longue queue couleur vert printemps portait un parchemin miniature autour d'une de ses pattes. Il sautillait sur les genoux d'Edmund en jacassant comme s'il voulait qu'on récupère le message. D'un revers de main pelue, il l'envoya valser. L'animal se rattrapa en plein vol, s'éleva, puis fonça en piqué sur Edmund pour le marteler de petits coups de becs, brefs et peu violents, mais d'une vivacité sans égal.

* Satané.. (Pic !) Piaf.. (Pic-Pic !) De mes.. (Pic-Pic-Pic !) Deux !

Freyja ne put s'empêcher d'éclater de rire. L'oiseau tournait autour du crâne d'Edmund comme un oiseau de proie avec la ferme l'intention de lui refourguer quelques rides supplémentaires. Le sorcier se protégeait le visage avec ses bras.

* C'est bon ! Tu as gagné ! Je vais le prendre !

L'oiseau se posa légèrement sur son épaule pour qu'Edmund puisse décrocher le parchemin de sa patte. Il ne l'ouvrit pas et se contenta simplement de le regarder, un voile obscur placardé sur son visage.

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* AÏE ! Par la culotte de Bagraba ! c'est bon, ça arrive d'oublier, non ?

" Par la culotte de.. qui ? ", répéta Freyja en pouffant de rire. L'oiseau venait de mordre méchamment l'oreille d'Edmund en laissant une remarquable trace de bec. Celui-ci fouilla dans ses poches à la recherche de quelque chose.

* Tu n'aurais pas un objet brillant en métal ? Demanda-t-il à Freyja en scrutant alentour.

Freyja fit non de la tête en pensant fortement à la plaquette dorée qui reposait en sûreté dans le double-fond de son armoire. L'oiseau claqua du bec, bien décidé à piquer une seconde fois l'oreille d'Edmund.

* Va dans le salon, se résigna-t-il, prend ce que tu veux et va t'en !

L'oiseau battit des ailes et disparut par le cadre de la porte.

* Satanés pies ! Il faut toujours leur offrir quelque chose pour le moindre service !

Edmund déroula le parchemin et fronça les sourcils. Freyja aurait bien aimé y jeter un œil, mais il l'avait déjà froissé après l'avoir lu en un éclair et s'était levé pour le jeter par le balcon.

* Qu'est-ce qu'un Loaknir ? demanda subitement Freyja.

Ils échangèrent un regard. Edmund semblait stupéfait par la question. Ils furent brièvement interrompus par la pie qui passa en emportant une aiguille dans son bec avant de disparaître par le balcon dans un petit bruissement d'ailes.

* Où as-tu entendu ce mot ?

* Juste avant que tu ne me renvoies à la chaumière, un homme a demandé ton aide.

* Je vois.

Freyja s'était rattrapée de justesse. Elle avait failli évoquer la visite d'hier soir.

* Cette appellation est utilisée pour les individus comme moi, ayant des affinités avec certains éléments de la nature, dit Edmund. Nous autres, les Loaknirs, sommes une infime minorité à être capables de percevoir et interagir avec certaines forces méconnues des Norriens.

* La magie ?

Edmund rigola.

* Non, c'est bien plus que cela. La magie est le terme utilisé par ceux qui ne savent pas, ne voient pas ou ne comprennent pas l'immensité des forces qui nous entourent. Nous sommes des chercheurs plus qu'autre chose. Notre but est d'apporter des réponses aux questions posées par le monde qui nous entoure.

* Donc tu n'es pas seul ? Il y en a d'autres comme toi ? Où sont-ils ? s'emporta Freyja, stimulée par son insatiable curiosité.

Edmund se retourna pour contempler le lac ; toujours aussi paisible et insouciant qu'un enfant endormi.

* Il y en a d'autres. Mais je ne pourrais te dire où ils se trouvent, même si je le désirais. Il y a certains sujets qu'Ils tiennent à laisser secrets.

Plus tard Edmund descendit en ville sous le prétexte d'aider les blessés, mais Freyja savait qu'il était parti convaincre Sykfried de se faire soigner.

Pour la tenir tranquille, il l'avait ordonné de nettoyer le parquet du salon pour effacer les traces de semelles et de boues qu'elle avait laissées hier en rentrant. Elle eut beau s'acharner à grand coup de brosse, les marques crasseuses s'accrochaient comme de la glue. Pressée de profiter de l'absence de l'ours pour retourner secrètement dans sa tanière avec l'espoir de trouver d'autres secrets, elle fut contrainte de gratter avec les ongles.

Freyja entra dans le repaire mystérieux d'Edmund et se sentit soudain revigorée. Étrangement, la fatigue due à l'effort prolongé de ses bras pour blanchir le sol s'estompa. Elle fit un pas en arrière pour revenir dans le salon sans lâcher le bureau des yeux. La fatigue la saisit à nouveau, mais elle n'y prêta pas attention. La pièce attirait son regard, capturait sa curiosité. Plus elle restait dans le séjour à contempler le bureau, plus son cœur palpitait dans sa poitrine, dans ses poignets, dans ses chevilles et dans son cou. Elle le sentait de l'intérieur, de nombreux tambourinements… comme si la pièce l'appelait.

Elle ne put se retenir une seconde de plus et regagna le bureau au plus vite. Une vague de soulagement l'envahit, son rythme cardiaque se stabilisa, sa tristesse disparut. Elle comprit alors pourquoi Edmund s'enfermait tout le temps ici : tant qu'on y demeurait, cette pièce avait le pouvoir insensé d'effacer tous les maux.

Revigorée, Freyja reprit ses recherches là où elle les avait laissés. Tantôt elle furetait les grimoires en faisant glisser son index sur leur dos, tantôt elle penchait la tête de côté pour lire les titres à la manière d'une autruche. Un temps considérable passa sans qu'elle ne trouve quelque chose de concret la concernant elle ou Edmund. L'armoire du fond, solidement cadenassée par de lourdes chaînes en métal, refermait certainement la chose qu'elle cherchait. Mais la clef était introuvable.

Dans une succession de cliquetis sonore, elle chamboula l'organisation de la verrerie qui se trouvait sur la table collé au mur du fond, puis elle trifouilla les dossiers et les plumes rangés dans les tiroirs de la table centrale en manquant de se faire ouvrir la main par des lamelles tranchantes cachées sous des parchemins. En retirant rapidement sa main, elle fit tomber un carnet. Ouvert en deux sur le sol, il dévoila un croquis de ses bracelets.

Après l'avoir ramassé et vérifié l'exactitude du dessin, Freyja comprit que c'était un carnet brouillon. La centaine de pages comportait des gribouillis, des ratures, des schémas et parfois même... son prénom.

L'écriture en pâte de mouche d'Edmund était reconnaissable : c'était quand même lui qui l'avait appris à écrire. Son nom revenait plusieurs fois. Certaines pages étaient remplies ; sur d'autres, les lettres étaient écrites à l'envers ou en désordre ; sur une autre page encore, les lettres étaient détachées, comme s'ils avaient chacun un rôle à jouer séparément.

Le plus troublant restait la dernière page où son prénom était inscrit en grosses lettres rouges. Freyja monta le carnet sous ses narines et le rejeta aussitôt. Appuyée sur la table, haletante, elle avait reconnu l'odeur du sang, de son sang.

Le fait d'en voir ne serait-ce qu'une goutte lui retournait l'estomac. Le sang était sa faiblesse. Mais cela n'expliquait pas pourquoi le sien était présent dans ce fichu carnet à croquis !

* C'est sûrement un échantillon de ce qu'il me prélève chaque jour, raisonna Freyja. Mais qu'est-ce qu'il cache ici, bon sang !

Edmund ne l'avait pas sollicitée pour son sang aujourd'hui, mais Freyja ne croyait plus à l'amélioration de son comportement depuis l'épisode de ce matin. Selon elle, ce n'était qu'une question de temps avant qu'il ne revienne à la charge. Elle refuserait catégoriquement. Ce serait la récidive de trop. Alors il utiliserait son sceptre et, et... Il fallait vraiment qu'elle quitte la falaise au plus vite.

Mais comment pouvait-elle s'y prendre ? « Si tu pars, je te retrouverai », c'était ses mots et elle savait pertinemment qu'il disait vrai. Il n'y avait aucune issue.

La journée fila aussi vite qu'un éclair. Freyja avait poursuivi ses recherches sans succès. Découragée, elle se contenta de prendre le grimoire L'alphabet runique et ses significations pour le lire près de la porte d'entrée, histoire d'apercevoir Edmund une fois que le coq-hurleur se déclenche. Elle s'ennuyait à mourir. À son grand regret, l'Ours n'était pas venu déjeuner, réduisant ainsi à néant la stratégie qu'elle avait préparée pour obtenir des nouvelles de la ville. Elle passa le reste de l'après-midi à noyer sa torpeur dans le grimoire qu'elle acheva vers seize heures.

Edmund rentra à l'heure du souper. Freyja buvait silencieusement sa soupe aux choux sur une table différente d'Edmund ; la seule différence était que, ce soir, elle s'était positionnée face à lui. Il y avait parfois quelques échanges de regards où la soupe, immobilisée net en plein trajet, débordait de la cuillère pour tomber en grosses gouttes dans le bol. L'atmosphère était lourde. Chacun étudiait l'autre. Et ce fut Freyja qui rompit le silence en premier.

* Dans quel état est le quartier Ouest ?

Edmund posa son bol et répondit d'un ton sec.

* Moitié du quartier parti en fumée. Aucun mort. Quelques blessés et beaucoup de personnes qui souffrent d'intoxication. J'ai administré quelques concoctions qui feront disparaître la toux, cela devrait vite passer. Pas de quoi s'inquiéter.

Il se leva pour déposer son bol et ses couverts dans la bassine à laver. « Pour quelqu'un qui laisse toujours tout sur la table, c'est une première », s'étonna Freyja.

* Je vais me coucher. Ne fais pas de bruit, dit-il.

Il regagna directement sa chambre sans passer par le bureau - seconde nouveauté. Freyja avait pour rituel de se réfugier dans sa chambre après le repas pour éviter ses questions, alors, par expérience, elle était certaine qu'il esquivait la conversation.

Freyja grimpa à son tour dans sa chambre après avoir fait la vaisselle et s'accouda au balcon. Les agissements incompréhensibles d'Edmund combinés aux découvertes inattendues lui tourmentaient l'esprit. Elle avait le sentiment que le lien ambigu qu'elle partageait avec lui depuis une éternité, ce semblant de relation père-fille, était fondé uniquement sur des mensonges et, principalement, sur sa naïveté. Elle sentait venir au fond d'elle un conflit inévitable.

Ce soir, le ciel était obscur et peuplé de nuages qui glissaient progressivement au souffle de la bise nocturne. Un cri alarmant brisa le silence de la nuit : le coq-alarme s'était déclenché.

Freyja quitta le balcon pour s'approcher de la porte. Une minute après, quelqu'un toqua timidement à l'entrée :

Toc ! Toc !

C'était Audroma. Freyja entendit aussitôt grommeler dans le salon, mais la porte ne s'ouvrit pas. Audroma frappa encore une fois, avec moins de conviction. Le coq chantait encore tandis qu'Edmund demeurait silencieux. Il voulait faire croire que la chaumière était vide.

TOC ! TOC ! TOC !

Même du haut de sa chambre, Freyja ressentit les tremblements de la porte d'entrée. Quelqu'un d'autre était présent. Ce quelqu'un frappa encore et la porte craqua si fort qu'il était ahurissant qu'elle tienne encore sur ses gonds. Freyja était sûre que la prochaine fois elle céderait. Sauf qu'il n'y eut pas d'autres coups.

* C'est MOI ! annonça une voix pénétrante.

Un bruit de casserole qui tombe parvint du salon. Puis des pas furieux s'éloignèrent de la mezzanine en direction de l'entrée. Edmund maugréait quelques jurons que Freyja ne pouvait entendre. Elle entrouvrit sa porte pour jeter un œil dans le couloir. S'apprêtant à ramper jusque la rambarde pour mieux voir, elle se ravisa à l'instant où la porte d'entrée se fracassa contre le mur.

Edmund haussa le ton d'une voix terrible, que Freyja n'avait jamais entendu, à mi-chemin entre la colère et la frustration.

* Je ne te permet pas d'entrer dans ma maison au beau milieu de la nuit ! Cria-t-il en se retranchant dans le salon, suivi d'un martèlement de bottes qui couvrait les petits pas pressés d'Audroma.

* TA MAISON ? Rugit un homme d'une voix puissante. Je rentre à peine de voyage et j'apprends que le cornu ne fait pas son travail ! Que le guérisseur de Lingard s’enferme au sommet de la falaise et refuse d'aider les petites gens est inconcevable ! Tu as beau être mon ami, Ed, mais je vais quand même te rappeler les lois. En temps que Jarl de cette contrée j'ai le devoir de te loger au sein de ma châtellerie, que ce soit ici, dans la capitale, ou au fin fond des quais de Njördmare. Mais en AUCUN CAS ce bout de falaise t'appartient ! Alors soyons clair sur un point : je suis ici chez moi.

Surgissant diamétralement d'un rêve ou d'un souvenir lointain, l'identité de cette voix lui revint : c'était celle de Jorik ! Combien de temps Freyja ne l'avait-elle plus entendue ? Cinq ? Dix années ?

* Edmund, je t'en supplie ! tenta Audroma. Laisse nous voir la fille. Tu as essayé... Sykfried n'a pas voulu de toi

* Qu'il se soigne tout seul, grommela Edmund.

* Ed, voyons, reprit Jorik d'une voix modulée, le garçon a fait son choix. Laisse-la le rencontrer.

* Hors de question !

Il y eut un bruit de poing qu'on écrase sur une table.

* Tu n'as pas le choix ! Il est candidat à l'élévation !

Freyja retint son souffle. L'élévation. Avec tous les évènements qui eurent lieu ces derniers jours, elle avait complètement oublié ! L'événement le plus attendu du royaume était de retour, lui rappelant encore qu'elle resterait enfermée au sommet de cette falaise pour toujours.

Depuis l'enfance, son plus grand rêve était de participer à l'élévation pour devenir quelqu'un, pour devenir une viking. Malheureusement ce statut était strictement réservé aux hommes.

* Je te rappelle qu'un participant convoqué pour l'élévation à le droit de choisir ses accompagnateurs, ses affaires et même son guérisseur ! Poursuivit Jorik. Ce serait bafouer la loi que de lui priver de son droit ! Tout ça à cause de ton manque de confiance en Freyja.

* Quoi ? s'indigna Edmund. Comment oses-tu prononcer son nom devant Audroma ! Par la barbe d'Odin, tais-toi ! Tu franchis les limites, je refuse d’entendre un mot de plus !

Freyja n'avait jamais réussi à rendre Edmund aussi furieux.

* Demandons-lui son avis, à Freyja ! Répliqua Jorik.

* Oui, oui, demandons ! Ajouta Audroma.

Freyja sentit monter en elle la force d'ouvrir la porte et le courage d'hurler à casser les oreilles : OUI, JE VEUX Y ALLER ! Sauf que Edmund fut le plus rapide :

* JAMAIS !

Ses pas traversèrent rapidement le salon et se rapprochèrent de la mezzanine. Freyja referma la porte par réflexe. Cependant elle entendait encore parfaitement Edmund décrocher son sceptre.

* Personne ne me la prendra, vociféra-t-il, férocement. Personne, vous entendez ? J'userai de la force et de tous les moyens imaginables, s'il le faut. Même contre toi Jorik !

Il y eut un silence plombant. Après une minute, Jorik le rompit d'une voix ferme.

* Audroma ! Quitte la pièce.

Des petits pas précipités s'évanouirent en direction du vestibule.

* Maintenant que c'est entre toi et moi, je n'ai plus à mesurer mes paroles, Ed, stipula grièvement Jorik. Toi, le cornu de Lingard, mon conseiller, tu as non seulement faillit à ta mission de cornu, mais tu as aussi lâchement abandonné tes fonctions de Loaknir en négligeant volontairement tes obligations envers l'Ordre. Je suis d'accord pour te couvrir, tu es mon ami. Mais combien de temps penses tu pouvoir te terrer ici et ignorer l'Ordre ? À moins que tu ne préfères qu'ils viennent te chercher eux-mêmes ? Qu'ils te ramènent là-bas pour te refaire le portrait une seconde fois ? Je te préviens, Ed, ils m'ont posé des questions à ton sujet, beaucoup de questions sur tes nombreuses absences aux réunions de préparation de l'élévation. Ils sont curieux de savoir sur quel projet tu travaille en ce moment. Un projet qui t'occuperais tellement que, selon leurs dires, tu n'aurais plus fait de rapport depuis six mois. Reprends-toi mon vieux, tu dois penser à l'élévation avant toute chose. C'est pour notre bien à tous. Concernant Freyja, tu dois arrêter de la couper du monde. Ce n'est plus une enfant. Cela fait un bout de temps qu'elle devrait décider de ce qu'elle souhaite faire de sa vie. Souviens toi de notre promesse.

Sur ce, il s'en alla, la porte claquant dans son dos. Edmund grogna à la manière d'un sanglier et ses pas pesant gravirent rapidement l'escalier. Freyja se hâta de regagner son lit pour feindre le sommeil. La porte s'ouvrit lentement en grinçant sur ses gonds. Trois mètres séparait la porte du lit, pourtant elle sentait un souffle désagréable lui caresser le cou comme si l'Ours était allongé dans son dos - mais ce n'était qu'une impression. La porte se referma presque sans bruit et elle ouvrit grand les yeux, ne croyant toujours pas ses oreilles sur ce qu'elle venait d'entendre.

Par le balcon, la nouvelle journée s'annonça belle et joyeuse. Cependant, Freyja fut très vite déçue. Lorsqu'elle descendit de l'escalier pour aller prendre le petit-déjeuner, Edmund avait regroupé toutes les tables du salon dans un coin de la cuisine et était en plein nettoyage.

* Tu ne peux descendre. Je nettoie le sol.

Il lui apporta une tranche de pain beurré accompagné d'un jus de pomme pressé. Freyja fut quelque peu vexée. Elle s'était démontée les poignets à frotter le sol hier alors que lui s'attaquait au grand nettoyage le lendemain ? Il dédia sa journée entière à récurer le sol dans tous les sens et jusque dans ses moindres recoins, si bien qu'à la fin le plancher semblait poli à la meule. Freyja se contraignit à rester dans sa chambre en se résignant à jouer avec Régis. Elle aurait préféré lire un des grimoires présents dans la bibliothèque d'Edmund, mais le vieil ours s'était donné le mot pour faire reluire ce plancher autant que la lune. Tandis qu'elle prenait l'air sur le balcon, une hypothèse germa dans son esprit : Edmund faisait-il exprès de rester à la chaumière pour ne pas la laisser sans surveillance ? Cette perspective insolite offerte par son imagination suscita son envie d'agir. Par quel moyen pourrait-elle s'évader de sa prison ? Il y en avait forcément un.

Elle se pencha par-dessus le balcon pour observer les faibles remous du lac contre le flanc de la falaise. Elle devait être à une centaine de pieds au-dessus de la surface, une chute de cette hauteur semblait mortelle. Deux poutres soutenaient le balcon mais ne permettaient pas d'accéder à la corniche située en bordure de la maison, derrière la remise.

Elle abandonna l'idée de sortir par le lac car c'était tout bonnement du suicide et ne trouva aucun autre moyen de quitter sa chambre pour rejoindre la cour. Désespérée elle finit par attraper Régis par les bras et plongea son regard dans les deux boutons qui lui servaient de paire d'yeux pour dire :

* Toi qui ne fiche jamais rien de tes journées, connaîtrais-tu un moyen de partir ?

Freyja se passa la main sur le front en remontant jusqu'aux cheveux. À quoi s'attendait-elle ? À ce qu'il réponde ? C'était acté : l'ennui la rendait folle. Le fait de sortir ces derniers jours, de réagir et de prendre les choses en main l'avaient libéré d'un poids énorme : la passivité. Elle se sentait actrice de sa vie. Alors après avoir goûté à une rondelle de liberté, rester enfermé ainsi sans divertissements, sans tâches, sans objectifs à accomplir était devenu un supplice. Même son corps le démontrait ! Elle ne pouvait plus rester assise sur le lit car elle avait les fesses qui grattaient plus vite que des orties ; debout non plus, car l'immobilité provoquait des fourmillements dans ses jambes. Il fallait absolument qu'elle reste en mouvement, alors elle tournait en rond dans sa chambre, sinon elle allait finir au même stade que Régis : au piqué, raide et sans vie.

Le crépuscule fut heure de délivrance pour Freyja, qui glissait le long des marches de l'escalier pour réactiver la circulation au niveau de ses fesses ensommeillées. Ils dînèrent au-dessus du parquet, si propre qu'on aurait cru marcher sur un miroir. En dégustant sa salade, elle observa le reflet du feu chatoyer sur le sol entre son ombre et celle de la table.

Edmund sortit de table le premier, marmonna un bonne nuit et s'éclipsa dans sa chambre au plus vite. Freyja fit la vaisselle avant d'aller se balader dans la cour. Elle respira l'air frais du soir en observant la lune décroissante semblable à une demi meule de fromage blanc. Les herbes penchaient légèrement vers le nord sous les caresses du vent et quelques oiseaux traversaient le ciel en battant vivement des ailes dans l'empressement de retrouver au plus vite leurs nids douillets. Une bouffée de chaleur se propagea dans sa poitrine, parcourant son corps jusque dans les moindres parties. Freyja prit le temps d'apprécier la falaise dans son ensemble : ses rochers, ses arbres, le potager, la clôture et son portail décoré par un œuf mystérieux. Elle ressentait le besoin improbable de mémoriser le jardin de son enfance, jardin qu'elle connaissait déjà par cœur. À cet instant, il était important de le faire, mais elle ne savait pas pourquoi. Cependant, c'était la première fois qu'elle redoutait l'aube.

Elle tenta de s'endormir plus d'une fois en changeant constamment de position, sans succès. Son matelas défoncé l'horripilait à un point qu'elle envisageait sérieusement le fait de dormir sur le plancher. S'additionnant à cela, l'oreiller débourré lui fracturait tellement la nuque qu'elle aurait vendu Régis, la chaumière et même Edmund contre une pierre froide qui serait bien plus confortable. Elle ressemblait à un fakir, incapable de dormir nulle part ailleurs que sur une planche à pointe ! Elle finit par s'asseoir sur le lit en s'enroulant dans la couverture. Dans un premier temps ses yeux fatigués se mirent à pleurer abondamment, puis, à force de s'essuyer toutes les trente secondes, ils se déshydratèrent. Ses paupières prirent feu, si vite, qu'elle ne pouvait plus y toucher.

PSCHIIIT ! PSCHIIIT !

Freyja n'avait aucune idée du temps passé dans cet état, mais il devait être très long car sa conscience commençait enfin à se dérober. Elle allait enfin pouvoir se réfugier vers le monde de l'imaginaire et oublier toutes ses douleurs. Ses narines savouraient l'odeur exquise des rêves qui se formaient déjà dans son cerveau.

" Les rêves n’ont pas d’odeur ", pensa-t-elle subitement.

Sa conscience reprit le dessus et elle ouvrit douloureusement les yeux. Deux écrans de fumée rose s'élevaient de part et d'autre de la chambre, embrumant la pièce du sol au plafond. Freyja fut saisi de panique lorsque, soudain, un cerf aux bois démesurés surgit de la fumée.

Elle voulait se glisser hors du lit pour s'enfuir en courant, mais ses jambes furent incapables de produire le moindre mouvement. Le pelage d'un blanc lunaire, presque surnaturel, le cerf flottait au-dessus du balcon, la fixant de ses yeux rouges tel un fantôme sans vie.

Freyja utilisa ses bras pour s'éloigner en rampant à reculons, mais ils se dérobèrent sous son poids. Dans la flopée de senteurs suaves qui enrobait la chambre, son corps s'engourdit ; et, juste avant qu'elle s'étale entièrement sur le sol, quelque chose la soutint fermement. Elle se retrouva nez à nez avec le cerf. Elle tenta d'échapper à son étreinte, mais son corps engourdi ne répondait plus. L'animal avança son énorme tête boisée au plus près du sien et ouvrit grand la gueule. Impuissante face à la caverne obscure qui s'apprêtait à l'engloutir, Freyja ferma les yeux.

Une forte odeur l'irrita le nez. Des millions d'explosions microscopiques eurent lieu à l'intérieur de ses narines. Sa boîte crânienne se mit à picoter, ses membres à fourmiller, tandis que l'odeur étrange éradiquait toutes les bulles de somnolence que contenait son corps. Très vite elle reprit conscience de ses bras, de ses jambes, de ses pieds et sa vue fut entièrement restaurée.

La lune éclaira le faciès de l'animal, Freyja se rendit compte qu'il était tout sauf une bête. Le visage qui se présentait sous ses yeux était humain et... familier.

Son cerveau se reconnecta et l'identité de cet homme lui revint à l'esprit comme tout droit sorti d'un rêve. Avant qu'elle ne puisse s'exprimer, l'homme posa un doigt rêche sur ses lèvres et murmura dans un souffle :

* M'aideras-tu à sauver une vie ?