* Grand-mère !
Les jumeaux s'élancèrent à corps perdus vers l'affreuse. Harjün, le prétentieux, resta figé comme une statue de glace. Le dos plié en deux, les frères s'acharnaient à déplacer des troncs qui faisaient deux fois leur taille.
* N-Nous t'avons retrouvé ! N-Nous sommes là ! J-Je t'en prie grand-mère, r-réveille-toi ! Suppliait Skrinill, d'une voix brisée, en tirant et secouant le monstre de ses bras frêles.
Les ongles enfoncés dans son sac, les bras tremblants, Freyja retint son souffle. Le larynx appartenait au monstre... et le monstre n'en était pas un. Pour préserver sa lucidité le temps de l'affrontement, elle s'était persuadé que la créature n'était pas une femme. Mais la réalité était différente. Elle apparaissait crue, frappante, comme une gifle dans la joue.
Freyja avait tué une femme...
Au même moment, le reste de la pile de bois s'écroula.
* I-Il faut l'aider ! I-Il doit y avoir un moyen !
Skjevill se redressa. Ses mèches rebelles étaient collées sur son front dégoulinant.
* C'est trop tard.
Le cœur de Freyja se cramponna contre sa cage thoracique. C'était sa faute.
* A-Aide moi à la transporter en ville, q-quelqu'un pourra la s-sauver !
Aussi frêle qu'il paraissait, Skrinill hissa tant bien que mal sa grand-mère sur son dos. Puis, en poussant un cri d'effort, il se releva, les guiboles dansantes sous le poids du fardeau. Son frère fut aussi estomaqué que Freyja.
Mais, à peine eut-il fait un pas vers l'avant, que son torse bascula vers l'arrière et il s'étala piteusement sur le sol.
Allongé sur le cadavre de sa grand-mère, Skrinill éclata en sanglots.
Les épaules tremblantes, le courbé couina :
* Personne ne peut l'aider...
Les yeux noyés sous les larmes et les jambes scellés par les chaînes invisibles de sa propre impuissance, Skrinill rampa et s'accrocha désespérément à la cheville de son frère. Face à ce spectacle pitoyable, Freyja se sentit coupable d'avoir pris la vie d'un être aimé par sa famille.
* I-Il existe f-forcément un r-remède...
Les poings de Skjevill se comprimèrent jusqu'à faire surgir ses veines.
* ELLE EST MORTE ! Hurla Skjevill en dégageant brusquement sa cheville, les yeux dévorés par le chagrin. Il ne reste plus qu'à l'enterrer !
* E-Elle v-vivait dans la f-forêt, S-Skjevill ! J-J'avais r-raison pendant t-tout ce t-temps !
Skjevill renifla avant de poursuivre plus sinistrement :
* Ne sois pas idiot... Elle... Elle n'était plus elle-même depuis longtemps. Aucun Norrien ne peut se relever après une telle chute… Tu le sais aussi bien que moi. Tu l'as vu. On l'a tous vu. On s'y était préparé. Maintenant que nous l'avons retrouvé tu dois l'accepter, Skrinill. Tu dois accepter que ça fait longtemps qu'elle ne fait plus partie de ce monde...
Les oreilles de Freyja frémirent. Comment ça « Ça fait longtemps qu'elle ne fait plus partie de ce monde ? »
* TAISEZ-VOUS TOUS LES DEUX !
Le cœur de Freyja fit un bond dans sa poitrine.
Jusqu'à lors resté en retrait, Harjün passa devant Freyja sans lui adresser un regard. Il s'arrêta devant la table pour examiner le sujet des recherches de la grand-mère, le dos tourné aux trois autres.
Quelques secondes plus tard, il soupira longuement.
* Celle-qui-n'a-pas-de-nom n'a pas besoin de connaître les détails, alors bouclez-la, dit-il désinvoltement, comme s'il s'agissait d'une banale situation.
Agenouillé auprès de sa grand-mère, Skrinill se révolta pour la première fois.
* C-C'est tout c-ce que t-tu trouves à d-dire après t-tout ce qu'elle à fait pour t-toi ? T-Tu n'as donc plus de cœur ?
Harjün le fusilla du regard. Il baissa automatiquement les yeux.
* Vois ce qu'elle est devenue, reprit froidement Harjün, toujours de dos, les mains appuyées sur la table, le regard tourné vers l'extérieur, comme un chef de guerre s'imprégnant d'une triste réalité. Ta grand-mère, cette femme, a été maintenu en vie par la seule prétention d'accomplir ses plus grands désirs. Une femme devenue un monstre... Ce n'est pas un hasard, mais une preuve !
Freyja remarqua l'agitement de ses doigts. Il réfrénait ses émotions.
* Tu as reçu un marteau sur le citron ou quoi ? S'exclama Skjevill. On ne comprend rien aux imbécilités qui s'échappent de ta bouche. Soit plus clair.
D'un geste abrupt, Harjün s'empara du mortier. Il le retourna dans tous les sens avec l'attitude faussement décontractée de celui qui réprime une pulsion, puis le reposa.
Pendant une fraction de seconde, Freyja avait cru qu'il allait lancer le mortier sur Skjevill. Apparemment, elle n'était pas la seule à avoir eu le réflexe de faire un pas en arrière.
* Ne te soucis pas de mes paroles absurdes, répondit Harjün en se retournant et s'appuyant contre la table, un rictus froissé aux lèvres. Occupe toi plutôt de tes propres paroles. Nous nous sommes tous deux promis d'en finir avec elle lorsque nous l'aurions retrouvé. Te souviens-tu de cela ?
* Quoi ? S'écria Skrinill. O-On devait simplement l-la retrouver parce qu'on la croyait en v-vie !
Skjevill défit et refit maladroitement sa queue de cheval avant de répondre.
* Tu sais qu'elle n'aurait jamais survécu à une telle chute. Quand les gens ont commencé à disparaître, Harjün et moi avons commencé à penser à des... éventualités. Si nous la retrouvions et qu'elle était à l'origine de ces disparitions, alors...
* Alors, nous nous sommes promis de faire le nécessaire, termina Harjün.
Le visage de Skrinill se décomposa. Aussi pâle qu'un spectre, il menaçait de tomber dans les pommes à tout moment.
* Nous ne t'avons rien dit parce que tu aurais été incapable de l'accepter et que tu nous aurais freiné le moment venu. Mais nous avons eu de la chance. La Sans-nom s'est chargée d'elle à notre place.
Les regards se braquèrent dans sa direction. Une boule se forma au creux de son estomac. Le monstre était l'Égarée. L'herboriste disparue qui a formé la mère de Khamilla.
Éreintée par la bataille et troublée émotionnellement par toute cette histoire sordide, elle fourra sa main dans son sac, sortit le bocal en verre et, malgré son épaule lancinante, le mit bien en évidence.
L'expression des garçons se durcit.
* J'en ai suffisamment entendu. Vous saviez pertinemment où l'herboriste disparue se trouvait et vous l'avez laissée commettre des atrocités. Vous êtes complices de tous ces meurtres... vous êtes des monstres !
* N-Nous s-sommes i-innocents ! Se défendit aussitôt Skrinill.
Le regard de braise d'Harjün n'empêcha pas Freyja de poursuivre.
* Elle a créé le brouillard pour égarer les passants, les spectres pour les tuer (elle omit volontairement le passage où il effrayaient les victimes afin de voler leur timbre). Pendant ce temps-là, tout ce que vous avez fait c'était vous pavaner dans la ville avec son larynx ! Vous appelez ça être innocent ?
Le teint incroyablement plus pâle que d'ordinaire, accablé de honte, Skrinill baissa les yeux et chercha à disparaître.
* Spectres ? Qu'est-ce que tu racontes ?
Skjevill la regardait comme si elle était folle.
* Des dizaines de bras qui errent dans la forêt pour tuer les aventureux. Ils ne passent pourtant pas inaperçus ! S'exclama-t-elle en hurlant.
Elle passa réellement pour une dingue. Mais elle détestait qu'ils se paient sa tête. Surtout dans un moment pareil.
C'était le comble.
* Il n'y a pas de spectres, affirma Harjün.
Il mentait, assurément.
* H-Harjün dit vrai, confirma Skrinill d'une petite voix.
Freyja était pourtant certaine de ce qu'elle avait vu. Si les spectres n'existaient pas, quand était-il de Sanglier ?
* On a jamais croisé de spectres ou quoi que ce soit d'autre, acheva Skjevill. Il n'y a rien d'autre que cette foutue brume qui nous ramène toujours vers le sentier !
* Les cadavres ne vous donnaient pas une idée de ce qui se passait dans la forêt ?
Les trois garçons échangèrent un regard équivoque.
* Nous ne voyions pas plus loin qu'un mètre et pas plus bas que nos genoux. Les seuls cadavres que nous ayons vu se trouvaient dans la mine, expliqua Skjevill, de plus en plus dérouté par les questions. Pour trouver la mine nous t'avons suivis.
Pas de spectres. Pas de visibilité. Pas de cadavres. Étrange...
La phrase « J'ai cru voir des jeunes arpenter les bois », issue du journal de l'explorateur, résonna dans l'esprit de Freyja. Peut-être que la grand-mère ne voulait pas s'en prendre à ses petits-fils ?
Harjün se propulsa de la table avec ses bras et approcha Freyja.
* J'ai une question à te poser, dit-il de sa voix grinçante en lui tournant autour. Que penseraient les Lingardiens s'ils apprenaient que Celle-qui-n'a-pas-de-nom - le plus grand fléau de la région - se balade librement en ville depuis le départ du Cornu ?
Freyja manqua de faire tomber le bocal contenant le larynx. Elle voyait clairement où il voulait en venir.
* Tu veux acheter mon silence.
Harjün s'arrêta devant la sortie. Plaqués vers la droite, ses cheveux rouges flamboyaient dans l'éclat du jour tandis que, dans un contraste stupéfiant, ses lèvres modelaient un sourire glacé.
* En échange nous ferons comme si tu n'avais jamais quitté ta falaise. Ainsi chacun pourra vaquer tranquillement à ses occupations.
* Je suis d'accord avec Harjün, dit Skjevill. Faisons un pacte.
Skrinill se leva, s'essuya le visage et hocha la tête en signe d'approbation.
Freyja se remémora l'incendie de la réserve de nourriture et les propos haineux qui lui furent proférés. Bien que beaucoup d'eau eut coulé sous les ponts depuis ce malheureux incident, qui pourrait prédire la réaction des habitants de Lingard s'ils apprenaient qu'elle était descendue parmi eux ? Personne.
De plus, si elle refusait l'offre son visage serait connu et elle n'aurait plus aucune chance de participer à l'élévation. « Je ne prendrais pas ce risque. »
Freyja posa le bocal sur le sol. Elle récupéra les baies, ses armes et se dirigea vers la sortie.
Après avoir dépassé Harjün, elle fit volte-face.
* J'accepte le marché. Je ne dévoilerai pas votre secret et ne chercherai pas à le comprendre – même si j'aurai aimé savoir comment vous allez vous y prendre maintenant que vous l'avez retrouvé.
* Ne t'en fais pas pour nous, répliqua sèchement Harjün.
Ignorant ses propos, Freyja observa une dernière fois la mine. Son regard s'attarda sur la sinistre dépouille de l'Égarée. Elle sentait ses griffes déchirer son épaule et transperçer la chair de Sanglier.
Ses yeux dévièrent sur Skrinill qui se tenait debout à côté de sa grand-mère, le visage défiguré par les larmes et le regard anéanti.
Freyja s'en trouva profondément désolée et voulut faire quelque chose, malgré tout, pour les aider.
* Au fait, pour faire disparaître le brouillard il faut détruire les attrapes-rêves.
À peine eut-elle posé un pied dans l'herbe grasse que la lumière éblouissante du soleil lui brûla les yeux. Cinq secondes furent nécessaires à ses pupilles pour s'accommoder à la différence de luminosité. La peau de Freyja se réchauffa. Lorsqu'elle retira la main avec laquelle elle s'était couverte les yeux, elle vit un ciel immense et bleu.
Le soleil doré faisait scintiller les gouttelettes suspendues aux pointes des herbes mouillées courant le long d'une clairière. Les rayonnements lumineux achevaient de sécher les buissons humides qui avaient réussi à croître sous l'emprise du brouillard. Des perdrix virent se poser sur une vieille souche au bois friable, idéal pour être décortiqué et utilisé pour consolider un nid.
Un peu plus loin, d'une trentaine de mètres à peine, s'étendait une masse grise, confuse et menaçante, qui enveloppait la forêt.
Au centre, cependant, se trouvait un espace verdoyant et dégagé. Il se prolongeait comme un couloir ouvert entre deux montagnes nébuleuses. Ne voyant aucune autre issue, Freyja s'invita dans ce passage étrange et se fraya un chemin entre les arbres en restant sur ses gardes. Ce pourrait être un piège organisé par les spectres...
Quelques pas plus loin, elle vit un jeune hêtre déraciné allongé contre terre. Près des premières branches, et au milieu d'une multitude de tâches sang, se trouvait un attrape-rêve.
En regardant attentivement, Freyja vit d'énormes traces de sabots qui avaient battu la terre et piétiné l'objet ensorcelé. C'était l'œuvre de Sanglier.
« Il a compris le secret du brouillard », pensa Freyja en saluant son intelligence.
Un éclat de lumière provenant de sa droite attira son attention. Arc en main, elle quitta la zone dégagée pour s'aventurer dans la brume. La température chuta brutalement. Mais cette-fois ci, Freyja s'était préparé en retenant son souffle. Lorsqu'elle expira, la buée s'échappa de ses lèvres glacées.
Elle avançait prudemment, à l'aveugle, les cinq sens en alerte. Le scintillement ne se reproduisit pas. Elle avançait sans but, avec le doute pour seule compagne.
Peut-être avait-elle mal vue ?
En tout cas, elle ne tarda pas à regretter sa décision : des murmures s'élevèrent. Les spectres approchaient !
Son pied buta contre une racine prépondérante et elle leva immédiatement les yeux. Très haut au-dessus de sa tête pendait un attrape-rêve, inatteignable même en grimpant.
Freyja encocha une flèche et tira.
La corde cingla. Mais la flèche resta sur place, lévitant dans les airs comme par magie. Freyja cligna des yeux. La main brumeuse qui tenait la flèche s'évapora dans un nuage gris et la flèche tomba sur le sol. Les spectres étaient déjà là !
* Arrière ! rugit Freyja en levant ses poignets.
Ses bracelets demeurèrent éteints.
Le brouillard s'épaissit. La température baissa.
Freyja les sentait tourner autour d'elle en formant un cercle... En claquant des dents, elle cherchait une brèche. Sauf qu'elle s'y prenait trop tard. Tout dans les environs avait une teinte gris opaque. Plus rien n'était visible.
Il n'y avait aucun échappatoire.
De plus en plus intense, le froid lui gelait les entrailles et tranchait sa respiration en une succession de sifflements saccadés. Elle crut qu'on enfonçait une dague dans son épaule, tant la douleur fut soudaine et violente.
Les spectres l'avaient eu une seconde fois.
Alors que les chuchotements éthérés frôlait l'audible, totalement désespérée, Freyja se recroquevilla sur elle-même pour prier les dieux. Si ses bracelets ne s'activaient pas MAINTENANT, elle mourrait pour de bon.
Un souffle mortel lui caressa l'oreille droite. Un frisson immédiat parcourut sa nuque, dévala sa colonne vertébrale et fit tressaillir tous ses membres sur son passage.
Un murmure pétrifiant, aussi glacial que le silence de la mort, se glissa dans l'oreille tremblante de Freyja :
“ Nous te remercions infiniment…
Celle-Qui-N'a-Pas-De-Nom. ”
Le froid s'atténua soudain et Freyja retrouva sa mobilité. Le brouillard perdit de son inquiétante opacité, suffisamment pour que l'attrape-rêve soit visible entre les volutes nébuleuses. Sans perdre une seule seconde, Freyja ramassa sa flèche et tira sur l'objet. Le projectile fila entre les feuilles et transperça sa cible.
Une violente bourrasque, semblable à un tourbillon orageux, aspira le brouillard jusqu'au trou béant de l'attrape rêve qui implosa. Dans un soupir désincarné, le brouillard se volatilisa en dévoilant une nouvelle partie de la forêt.
Des faisceaux d'or percèrent le plafond de feuilles qui recouvrait la forêt, baignant à nouveau la terre d'une douce et tiède lumière longuement oubliée.
N'en revenant toujours pas, Freyja put enfin respirer normalement. Les spectres venaient de la remercier. Elle était encore sous le choc.
Une fois remise de ses émotions, elle scruta les alentours. Une portion de forêt était visible sur une zone circulaire d'une cinquantaine de mètres environ. Au-delà, tout n'était que brume et désespoir. Cinquante mètres, c'était la portée des attrapes-rêves.
* Vu l'omniprésence du brouillard beaucoup d'autres attrapes-rêves n'ont pas encore été détruits. À cause de ses blessures, Sanglier s'est résolu à se frayer un chemin dans la brume pour trouver un endroit où se reposer en lieu sûr. C'est mieux ainsi.
Elle observa les rayons qui tombaient du ciel et détermina l'emplacement du soleil. Il sera bientôt au zénith.
Freyja sortit sa boussole et l'orienta vers la porte Nord de Lingard. Maintenant assurée que les spectres ne lui poseraient plus de soucis, elle décida de couper à-travers la brume. Elle détruirait tous les attrapes-rêves qui se trouveraient sur son passage afin de libérer les spectres et laisserait le reste à Sanglier et aux autres.
Elle devait vite retourner à la chaumière préparer la liqueur de Toffrøst !
Une fois à la falaise, Freyja retira ses vêtements, les roula en boule et jeta la masse de tissu rougeâtre dans un coin de la salle de bain. Elle prit l'éponge qui flottait dans la bassine pour nettoyer ses blessures avec dégoût.
Une grande estafilade débutait au sommet de son épaule droite et courait le long de son bras jusqu'à l'intérieur de son coude. La chair ouverte, comme un fruit mûr piqué par les oiseaux, elle brûlait au contact de l'eau.
Une fois le supplice terminé, Freyja se rhabilla d'une autre de ses éternelles tuniques recousues avant de s'enfermer à double tour dans le bureau d'Edmund.
Prête à concocter la liqueur de Toffrøst, elle consulta la page qu'elle avait récupérée dans la mine pour s'enquérir de la recette. Après trois relectures, elle eut un problème. Les consignes n'étaient absolument pas claires.
Bien que Khamilla aurait très certainement pris ses actes pour une injure au métier d'herboriste, Freyja décida de faire comme elle avait toujours fait, c'est-à-dire, au pif.
Ses mains versèrent l'équivalent de trois gourdes de liqueur de noix dans un chaudron et tournèrent la louche trois fois. Une odeur d'alcool fermenté s'éleva dans la pièce, lui piquant le nez et les yeux.
Elle ouvrit son sac pour sortir avec délicatesse la fiole contenant le timbre originel de Sykfried et se hasarda à regarder le filament bleutée voltiger dans sa prison de verre. Emprisonné contre son gré dans le seul but de servir son geôlier, le filament la ressemblait un peu. Freyja secoua la tête et versa le timbre dans le chaudron.
La mixture prit une couleur bleu clair parsemée de tâches blanches, copie exacte d'un ciel nuageux.
Freyja s'empara de son sac et le vida. Les baies de clairevoix roulèrent dans tous les sens en rebondissant sur le chêne ouvragé, se cognant entre les différents instruments d'Edmund.
Puisque la recette avait omis de préciser les quantités des ingrédients, Freyja avait eu la merveilleuse idée d'écraser la totalité des baies d'un seul coup en utilisant le mortier. Ce fut un véritable carnage...
Les baies explosèrent littéralement dans tous les sens, gommant d'un rouge éclatant la verrerie étincelante qui entourait la table assertie de runes.
La fragilité du fruit fit perdre à Freyja un temps fou à ramasser les éclats juteux à la petite cuillère. Pour les baies restantes, elle s'appliqua à les presser une par une à l'aide d'un dos de cuillère.
Finalement, elle se retrouva avec l'équivalent d'un verre de jus de clairevoix.
* J'espère que ça suffira, dit-elle, le visage et les vêtements barbouillés de jus pourpre.
Lorsqu'elle versa le jus dans le chaudron, elle n'eut pas besoin de remuer ni d'attendre. Le liquide tourna de son propre chef pendant cinq secondes. Une fois calmé, il avait la même teinte bleue que prenait le lac Sans-Souci sous la splendeur du midi.
La recette indiquait qu'une fiole de liqueur de Toffrøst modifiait la voix de son consommateur pendant trois heures. Avec ce qu'il y avait dans le chaudron, Freyja put remplir cinq gourdes. Ce qui suffirait pour bavarder une dizaine de jours sans s'arrêter.
Freyja se laissa tomber sur la chaise qu'elle avait ramenée du salon. Son regard se balada dans la pièce. Du sol mousseux jusqu'au plafond fleuri ; du chaudron jusqu'à la bibliothèque d'angle ; de son épaule blessée jusqu'à ses bracelets endormis. Sans vraiment savoir pourquoi, une joie immense l'envahit du plus profond de son âme. À cet instant précis, elle eut le sentiment inexplicable d'avoir réussi.
Ses préparatifs étant terminés, Freyja franchit le seuil du bureau avec l'idée d'aller faire un tour en ville. Ses deux pieds se posèrent sur le plancher et une fatigue soudaine s'empara d'elle. Les muscles engourdis et la vue embrouillée, Freyja modifia son programme et regagna son lit avant de s'écrouler de sommeil.
Le soleil levant extirpa Freyja d'une très longue nuit. Aux habituels yeux bouffis et bouche pâteuse du mauvais matin, s'ajoutait la douleur de son épaule lancinante. Freyja s'assied sur son lit, la tête vacillante.
Elle s'étira longuement. Elle sentit les courbatures restreindre ses mouvements et remarqua qu'elle portait toujours sa tunique parsemée de runes. Son ventre criait famine.
* J'ai vraiment dormi autant de temps ?
Son regard se tourna vers son calendrier mural. Cela faisait plusieurs jours qu'elle avait oublié de le compléter.
Elle prit le morceau de charbon qui traînait par là et remit à jour le calendrier.
* Le banquet aura lieu ce soir. Demain, c'est le départ.
Freyja jubilait rien qu'à l'idée de partir. Mais il y avait quelque chose qu'elle se sentait obligée de faire avant. Quelque chose qui lui tenait à cœur.
D'un pas chancelant, elle se leva, se prépara et descendit prendre son petit-déjeuner. Edmund s'était toujours assuré qu'elle ne manque de rien lorsqu'il était absent. C'était un moyen supplémentaire et sournois de la dissuader de sortir.
Le ventre plein, Freyja descendit jusqu'au potager et coupa suffisamment de marguerites pour en faire un bouquet.
Ensuite, elle quitta la falaise et emprunta le sentier de terre battue qui menait jusqu'à la ville.
Il y avait énormément de monde à Lingard aujourd'hui, encore plus que les jours précédents. À croire que toute la châtellerie de Lingard s'était donné rendez-vous le même jour au sein de la capitale. Bousculée par la masse de monde qui se mouvait en tous sens, Freyja joua des coudes pour avancer en protégeant son bouquet. Il était aussi difficile de se frayer un chemin dans les ruelles que dans les rues principales. Les nouveaux arrivants avaient dressé des tentes çà et là, bouchant le passage et condamnant certaines issues.
La grande-place était différente, non pas en termes d'affluence – bien au contraire, elle battait un nouveau record –, mais par son aménagement. De très longues et imposantes tables de chênes étaient disposées en cercle autour de l'estrade centrale. Toutes les chaises étaient occupés par des hommes accompagnés de leur femme et enfants qui restaient debout. Les quelques rares places assises que les maris négligents avaient laissé leur pauvre épouse garder le temps d'aller boire une pinte, se voyaient disputés par des barbus salement éméchés.
Freyja parvint enfin à s'aventurer dans l'allée fleurie. Un attroupement de dames richement vêtues stationnait dans la rue bordées de haies joliment entretenues. Sous le regard imposant des pignons zoomorphes qui trônaient au sommet des habitations, elles ricanaient et papotaient en exhibant leurs étoffes aux myriades de couleurs chatoyantes. Certaines femmes arrêtèrent leur discussion pour dévisager Freyja. Qui était cette jeune impertinente qui osait se glisser entre elles en frottant et empiétant sur les longues robes onéreuses avec son étrange accoutrement d'homme ?
Au pignon taillé en forme de cygne, Freyja quitta la foule et poussa le portillon qui délimitait la maison des réfugiés. La façade jaune et orange de la longère encadrait une porte fermée qu'elle se retenait d'ouvrir.
* C'est inutile, Sykfried est déjà parti, pensa-t-elle tout haut.
Sa curiosité la suppliait d'entrer pour vérifier. Mais sa raison l'emporta. Ce n'était pas la raison de sa venue.
Au pied de l'escalier, à la droite du porte torche, se trouvait un autel improvisé. L'autel était en fait une pierre plate allongée sur deux pierres rondes, telle une table grise. Quantité de fleurs et d'objets ayant appartenu aux victimes enguirlandaient l'autel en leur mémoire. Sur la pierre plate brûlait un cierge d'une trentaine de centimètre de hauteur. La fondue cireuse qui débordait de la soucoupe et coulait le long de son corps blanchâtre recouvrait le nom des disparus gravés dans la pierre.
Freyja posa ses fleurs contre l'amas de bouquets resplendissant et se retroussa les manches.
À mains nues elle décolla le cierge brûlant de son support qu'elle remplaça par un neuf. Ensuite elle fit réapparaître les noms effacés en grattant la cire séchée avec la pointe de sa dague. Une fois terminé, elle remit le cierge à sa place, recula de quelques pas et ferma les yeux pour adresser une prière aux victimes.
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Intérieurement, Freyja remercia Sykfried (sans lequel rien n'aurait été possible) de tout son cœur et demanda aux dieux de restaurer sa santé au plus vite.
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, prête à quitter les lieux, la porte de la maison des réfugiés s'ouvrit.
Jorik descendit les marches en pleine discussion avec son subordonné Storrel, le chef de la garde.
Sitôt sortis, les deux hommes remarquèrent sa présence. Storrel échangea quelques paroles avec son supérieur avant de repartir seul, en balançant son énorme ventre de droite à gauche.
La démarche naturelle, Jorik vint se positionner à un bras de Freyja. Elle s'efforça de ne pas le regarder pour éviter d'éveiller les soupçons.
Orienté vers l'autel, le Jarl joignit ses mains devant lui et ferma les yeux.
* Comment vas-tu ? Chuchota-t-il entre deux mouvements de lèvres qui simulaient une prière à voix basse.
Également rivée vers l'autel avec l'intention de paraître en train de prier, Freyja rabattit ses paupières.
* Je suis prête à partir, murmura-t-elle, yeux clos, en espérant qu'il ne remarque pas l'irrégularité des plis de sa tunique causé par les bandages (au niveau de l'épaule droite).
Jorik se pencha vers l'autel.
* N'oublie pas que tu ne dois te montrer sous aucun prétexte au banquet ce soir, dit-il en faisant mine d'arranger un bouquet. Tout le monde connaît tout le monde dans la châtellerie. Les gens se poseront des questions en voyant quelqu'un qu'ils ne connaissent pas.
Freyja ruminait d'avance à l'idée de rester enfermée à la chaumière un soir de fête.
* Je ne te demande pas de rester chez toi. Au contraire, tout le monde sera au banquet. J'aimerais que tu profites de cette occasion pour te familiariser avec les chevaux. Rends toi à l'écurie de Biskgrim. Tu as la clef. Il te suffira de suivre les panneaux et de ne pas te faire remarquer.
Le Jarl se redressa et, sans lui adresser un seul regard, il s'en alla.
Freyja retourna à la chaumière à pas de tortue. En traînant des pieds, elle espérait croiser Khamilla. Avec un peu de chance, celle-ci aurait un moment à lui accorder. Elle pourrait lui conter ses dernières aventures.
Pour provoquer le sort Freyja fit un détour vers le nord. Sur la porte de l'herboristerie, de la tapisserie et de la tannerie, était accroché un écriteau signalant une « Fermeture exceptionnelle ».
Sachant que Khamilla résidait ici, Freyja défila à plusieurs reprises devant l'herboristerie en plissant les yeux pour épier le moindre mouvement à l'intérieur. Mais la boutique était vide.
Lorsqu'elle se rendit compte que les passants la dévisageait, elle abandonna sa tactique d'espionnage et se fit une raison : elle allait encore passer la soirée seule.
Affairée à lire pour passer l'après-midi, ce ne fut qu'une heure avant le crépuscule que Freyja commença à préparer ses affaires. Son sac ne suffisait pas pour transporter son voile intégral, son gambison de cuir, son bas de laine élargi, sa ceinture rigide, ses larges bottes, ses trois bouteilles de liqueur de Toffrøst et ses six petits bocaux d'onguent de Lukfrí.
Après avoir réparti ses affaires dans deux sacs différents, elle les descendit dans le vestibule et se laissa tomber sur une chaise. Elle était prête à partir. Tout ce qui lui restait à faire c'était surmonter l'attente du départ, seule.
Les dernières lueurs rosées du couchant s'évanouirent à l'ouest, au-dessus de l'horizon feuillu du bosquet qui couronnait la falaise. Puis la nuit tomba.
Dans le salon, l'ombre des flammes crépitant au cœur de la cheminée dansait sur le parquet de bois, se mouvant tel un fantôme obscur et grandissant.
Freyja était affalée sur la chaise, les bras retombant de chaque côté des accoudoirs, le regard vague, à demi-allongé avec presque autant de consistance qu'un énorme tas de mollesse... Elle s'ennuyait à mourir.
En y réfléchissant (et c'était ce qu'elle faisait à chaque fois qu'elle s'ennuyait) elle regrettait de ne plus avoir d'ingrédients à rassembler ou de mixture à préparer. D'une certaine manière, avoir des tâches amusantes ou désagréables permettait de tuer le temps.
Freyja appuya tout son poids sur les accoudoirs, se leva et remonta dans sa chambre d'une démarche lourde. Une fois en haut, elle ouvrit son armoire et retira la plaque servant de faux-fond. Elle plongea sa main dans le trou et récupéra tout ce qu'il refermait.
Sous la lumière faiblarde de la lune croissante, Freyja examina ces objets qui lui étaient d'une importance capitale. Dans le creux de sa main gauche, la plaquette dorée où était inscrit son prénom reluisait dans la pénombre, attendant qu'on perce son secret. Dans sa main droite, elle tenait la convocation de l'Ordre des Loaknirs, la clef de l'écurie et le bracelet aux têtes de dragons qui lui assurait sa participation.
Les doigts d'une main caressant le travail du bracelet, Freyja relut la convocation. Elle avait encore du mal à croire que le départ se ferait demain. Le temps s'était écoulé tellement vite depuis l'apparition de Jorik qu'elle ne se rendait toujours pas compte des actes qu'elle avait accomplis.
Soudain, un reflet de lumière sur le bois vieilli de l'armoire retint son attention. Freyja courra jusqu'au balcon.
La brise qui effleurait le lac remonta soudain et la surprit en relevant ses cheveux blonds. Elle ouvrit les yeux et vit des centaines de centaines de lanternes qui flottaient dans le ciel. Freyja fut ébahie face à ce halo lumineux qui survolait le lac et l'éclairait d'une lueur dorée.
Les lanternes venaient de la ville. Lâchées par les habitants pour célébrer le début des festivités. Une boule se forma au creux de son estomac. La sensation, désagréable, lui était familière. « Je n'ai pas le droit de me montrer au banquet, pensait-t-elle. Je dois rester dans l'ombre jusqu'à demain. »
La boule prit du volume. Elle repensait aux fois où elle se cachait pour regarder Jorik apprendre aux jeunes Norriens les rudiments du combat. Avant elle devait faire profil bas pour ne pas se montrer à ses côtés. Rien n'avait changé depuis.
Aujourd'hui encore elle devait dissimuler sa présence, taire son existence.
* Dans l'ombre... toujours dans l'ombre.
Aujourd'hui encore, la solitude la rongeait de l'intérieur.
Pourtant, d'une façon inexplicable, ce mal être qui grandissait entre ses intestins la poussa à attacher la ceinture qui supportait sa dague, à revêtir sa cape, à pousser la porte d'entrée et à sortir dans la brise du soir avec la clef de l'écurie fermement serrée dans sa main.
Rester dans l'ombre ne l'empêchait pas de voir. Et elle voulait voir. Voir ce banquet auquel elle aurait aimé participer, ressentir l'ambiance d'une fête qui réunissait tous les habitants de la châtellerie de Lingard.
La soirée n'était pas perdue. Elle ferait comme elle l'avait fait ces derniers jours. Elle serait une fois de plus l'ombre silencieuse qui côtoie les habitants sans jamais qu'ils la voient et sachent ce qu'elle ressent. Elle prendrait son courage à deux mains et endosserait ce rôle une dernière fois avant l'élévation.
* Et une fois que j'aurais prouvé à tous ma valeur en devenant Viking, je me dévoilerais au monde. Ils seront obligés de m'accepter, telle que je suis.
Le fléau de Lingard, Celle-qui-n'a-pas-de-nom, descendit en ville une ultime fois avant sa révélation.
Lingard n'avait jamais été aussi belle et illuminée que ce soir. Bien que Freyja n'avait pas beaucoup fréquenté Lingard durant sa vie, elle la trouvait magnifique. Des torches flambaient en bordures des rues. Des enluminures décoraient chaque maison, des plus petites au plus grandes, les rendant flambant neuf. Il y avait tant de lumières vives et éblouissantes qu'on se croirait en plein jour.
Comme une créature de la nuit craignant la lumière, Freyja tira sa cape et s'aventura rapidement dans l'une des rares ruelles presque inéclairé. Elle se fraya une chemin entre le dédale de gens assis au sol pour discuter dans la pénombre, bousculant parfois, sans le faire exprès, l'assiette débordants de viandes grillés d'un homme ou d'une femme enjoué. Des éclats de joie, de rires et de discussions égayaient les rues sombres comme éclairées. Les gardes en patrouille semblaient dépassés par la quantité de monde à gérer.
La grande place était l'endroit où il fallait se rendre. Elle était noir de monde, de tables, de chaises, de décorations et surtout de mets farabuleux dont Freyja ne voyait que les contours et couleurs de derrière le batiment où elle se tenait. Elle était vraiment curieuse de voir à quoi pouvait ressembler un repas de fête, mais il y avait trop de monde pour qu'elle puisse s'approcher des grandes tables qui traversaient toute la place sans devoir forcer le passage et se faire remarquer.
Cependant, malgré le monde présent, les odeurs lui vinrent distinctement aux narines. Elle sentait la présence délicate de noisettes sucrées au miel, de poireaux grillés, de tartes à la groseille, de pain à l'ail, de galettes d'orge, de fromage de chèvre fondu, de crêpes aux fruits rouges... Puis son nez commença à lui gratter avant de se révulser face à l'odeur nauséabond du quartier d'agneau bouilli et du poulet à la bière... le plus horrible était sa capacité à décrire des aliments qu'elle ne se souvenait pas avoir mangé avec une précision incroyable.
Il fallait qu'elle quitte cet endroit, immédiatement.
Elle se pinça immédiatement le nez, jeta un dernier coup d'œil dans la foule en espérant apercevoir Jorik ou Khamilla, avant de s'éloigner précipitamment.
Près du Grand-Hall, Harjün était debout sur une table. D’une voix dramatique et mystérieuse, il contait une histoire sous les acclamations de la foule.
* Dense était le brouillard lorsque, soudain, j'entrepris d'écouter mon instinct. Jusqu'à la mine abandonnée, mes amis et moi sommes allés. L'horrible secret découvert, il nous suffit de détruire les attrapes-rêves. Le maléfice étant rompu, pour vous, chers habitants, le brouillard se lève.
Freyja s'arracha à l'écoute de ces calomnies. Elle s'était doutée que la bande d'Harjün se serait octroyé ses exploits, mais de là à en faire un chant... elle fulminait. Freyja voulait hurler la vérité sur tous les toits. Elle voulait faire savoir à tout le monde que c'était elle qui avait résolu le mystère de la forêt aux murmures, stoppé le monstre et fait disparaître le brouillard au péril de sa vie ! Peut-être même que son récit aurait inspiré à un Skald une chanson ou un poème ?
Mais si elle disait la vérité, alors ce serait sur l'élévation qu'elle tirerait un trait.
* Au moins, j'ai vu la fête.
Freyja marchait la tête baissée. Esquivant maladroitement les passants en traînant des pieds les mains dans les poches, elle était plongée dans ses pensées. Après une dizaine de minutes, elle se rendit compte qu'elle avançait depuis un moment sans avoir eu à éviter un seul obstacle. Levant les yeux, elle vit qu'elle se trouvait entre les décombres du quartier Ouest.
Plus précisément, Freyja arpentait une rue située en périphérie du quartier incendié, dans un lieu où les maisons se raréfiaient pour laisser place aux grands pâturages délimités par des enclos. C'était la première fois qu'elle empruntait cette voie.
Des chevaux dormaient dans l'herbe grasse. Leurs pelages reluisaient sous le spectre de la lune. Leurs crins voletaient dans la brise.
Non loin, accolé contre l'enclos, se dressait une bâtisse aussi longue que large. Freyja s'était approchée sans réfléchir. Quand-elle s'en rendit compte, elle pouvait déjà sentir l'odeur du crottin de cheval. Le bâtiment était une écurie. Et pas n'importe laquelle ! Le panneau clouté sur la façade indiquait qu'elle se trouvait devant l'écurie de Biskgrim.
Freyja franchit la barrière, se faufila vers l'entrée et ouvrit les deux grandes portes grâce à la clef. Des dizaines de chevaux étaient alignés dans les stalles. La tête dépassant pour certains, pour d'autres, le museau engagé dans une botte de foin.
Avec absolument aucune notion en équitation, Freyja décrocha une selle de son emplacement et se dirigea vers le cheval le plus proche : un étalon blanc taché de noir.
Alors qu'elle se débattait pour ouvrir le compartiment en portant la selle encombrante, un cri la saisit de la tête au pied. La selle lui échappa des mains et tomba dans la terre poussiéreuse. Freyja fit volte-face vers l'entrée.
Personne. Hormis la vue apaisante des pâturages ondoyants sous le croissant de lune.
* Je n'ai pas rêvé.
Un bruit de pas lourd résonna au-dessus de sa tête. Sur le plafond de l'écurie. La maison n'était pas vide.
Soudain, il y eut un cognement sourd qui fut sursauter Freyja. La percussion fut suivie de sanglots.
Guidé par la curiosité, Freyja quitta l'écurie et fit le tour de l'établissement. Sur le côté gauche de la façade, une fenêtre non éclairée était ouverte à environ quatre mètres de haut. La dernière colonne de briques qui soutenait la toiture se trouvait juste en dessous et offrait, par sa vieillesse, de nombreuses sinuosités qui rendait propice l'escalade.
Un claquement de peau déchira le silence de la nuit.
Les pleurs reprirent.
Freyja ne perdit plus une seconde et se jeta sur le pilier. Sur le toit elle vérifia que personne se trouvait derrière la fenêtre et, comme une ombre silencieuse, elle s'infiltra dans la pièce.
Freyja examina rapidement les lieux. Elle se trouvait dans une chambre. Des gémissements étouffés la firent sursauter.
Sur sa droite, un jeune homme se tenait dans son lit. Emmitouflé sous une tonne de couvertures trouées, il la fixait avec de grands yeux ronds et humides.
* Skrinill ! Murmura Freyja, également surprise.
Skrinill hocha la tête. Son corps tremblait de toute part. Secoués de terribles sanglots, ses mains blanchâtres s'accrochaient aux draps qui le couvraient. Son visage, rouge, était marqué par les sillons des larmes et les stries d'oreiller.
Freyja n'eut pas le temps de lui demander la raison de son chagrin qu'un violent claquement - plus fort que le précédent - résonna dans la maison.
* Malapprise ! Tu pensais avoir l'autorisation de te rendre au banquet après l'épisode honteux que tu m'as fait subir dans le Grand Hall ?
La voix puissante de Biskgrim faillit arrêter le coeur de Freyja.
Skrinill enfonça son visage dans son oreiller et éclata en sanglots. Il mourrait de peur... Freyja aussi.
La peur d'un homme ne l'empêcha pas de se relever. Elle devait aller voir. C'était plus fort qu'elle...
Une main frêle et grelottante la retint : Skrinill. Ils échangèrent un regard et, l'espace d'un instant, tous deux furent capables de lire l'intention de l'autre comme dans un livre ouvert. La main de Skrinill relâcha celle de Freyja. Ses larmes avaient cessé de couler.
Freyja sortit de la chambre et emprunta le couloir en repensant au geste de Skrinill. Il avait agi par peur. Par cette peur réflexe d'agir sans connaître les conséquences. Une peur que Freyja connaissait si bien.
Arrivée au bout du couloir, une autre voix qu'elle connaissait bien la paralysa sur place.
* Père, je t'en supplie arrête !
Un bruit sourd suivit ces paroles. Le sinistre fracas d'un poing dans la figure.
* TAIS-TOI !
Freyja passa le cou derrière le mur et découvrit un salon miteux, presque démeublé, avec une vieille table ronde au centre. Seul Biskgrim était visible. Le pas chancelant, il tenait une bouteille d'hydromel entamé à la main. Il retrouva l'équilibre, l'engloutit cul sec et la posa sans délicatesse à côté des cinq autres bouteilles vides qui décoraient la table.
* Tu m'appelles père, maintenant ? Brailla-t-il de sa voix chevrotante. Je t'ai pas entendu prononcer ce mot depuis, depuis...
Il réfléchit un instant.
* Depuis toujours. Alors, ne te fous pas de ma barbe ! T'es qu'une petite chiabrena qui a trouvé le moyen de se foutre sérieusement dans le crottin en se dégotant une jambe boiteuse pile une semaine avant l'élévation ! Aaaaah... mais bien sûr, l'élévation. C'est sûrement ça ! Tu te sens gonfler les bourses en pensant que tu seras bientôt libre de quitter mon toit en devenant Viking. Et tu m'appelles « Père » histoire de me caresser dans le sens du poil le temps de partir, pas vrai ?
Freyja entendit Skrinill approcher dans son dos. Le frottement de sa carapace de couvertures le trahissait.
* Laisse-moi te dire une chose, fiston : t'es qu'une chiure de fiente qui réussira qu'à foutre la honte et le déshonneur sur mon nom. Et tu sais comme moi que Viking ou pas tu resteras éternellement dans cette baraque s'en jamais rien faire de tes dix doigts. Rentre-le toi bien dans le crâne, fils de mes deux ! T'es qu'une feignasse sans bravoure et je m'en vais te le montrer !
Le pas lourd, il disparut du champ de vision de Freyja et Skjevill se mit à crier d'une voix déchirée. Le cœur rétracté dans la poitrine, Freyja resta tétanisé. Skrinill plaqua ses mains contre ses oreilles et serra les dents pour ne pas pleurer. C'était des gestes précis, devenus inconscients. Des gestes auxquels il avait souvent dû avoir recours dans cette maison.
Le père réapparut. Mais, il n'était plus seul.
D'une main poilue, il tirait quelqu'un par l'épaule. Une femme aux vêtements sales et déchirés qui se laissait traîner comme une poupée de chiffon. Ses pieds nus, noirs de suie, frottaient plus que ne marchait en laissant deux traces sombres sur le parquet.
Biskgrim la remit brusquement sur ses jambes, près de la table. Elle vacilla d'avant en arrière comme un squelette essayant de tenir debout sur ses jambes maigrelettes. Dans la mi-obscurité on croirait qu'elle flottait tant sa peau était pâle et bleutée comme un fantôme.
Biskgrim contourna lentement sa femme pour l'évaluer. Puis, il s'arrêta dans son sillage, le regard méprisant. Il était énorme et gigantesque. En comparaison, la mère des jumeaux était chétive et semblait malade.
Biskgrim était l'ogre.
Lydigg était sa proie.
Un violent coup de pied dans le creux du genou, Biskgrim envoya sa femme mordre la poussière. Le cœur de Freyja fit un bond dans sa poitrine. À côté, Skrinill, les yeux clos, se mutilait les oreilles dans une tentative désespérée d'effacer le son insupportable de son père en train de cogner sa mère - même s'il savait pertinemment que l'image et le son demeureront gravés à tout jamais dans sa mémoire.
Skjevill réapparut. Il accourait en pleurs auprès de sa mère. Lydigg était étalé au sol. Elle respirait encore, silencieusement, comme l'animal battu qui fait le mort afin d'éviter une seconde correction.
* Arrête... Arrête, je t'en supplie !
Skjevill s'était jeté aux pieds de son père. Dans cette position, le dos courbé encore plus que d'habitude, il paraissait vulnérable et, surtout, pitoyable.
Biskgrim le regardait de haut. Ses fils, sa femme, ils lui faisaient tous honte.
* Dégage.
Skjevill produit un faible « non » de la tête en pleurant.
D'une poigne féroce, le père souleva son fils et le projeta sur la table tel un vulgaire déchet. Plusieurs bouteilles se brisèrent. Les débris de verre volèrent en éclats sur le plancher, la table fut brisée en deux. Une bouteille intacte roula jusqu'aux pieds de Freyja. Impuissant, Skrinill s'arracha les cheveux pour ne pas hurler.
Skjevill roulait sur le sol le visage crispé de douleur. Il serrait le poing gauche tandis que son autre main parcourait les éclats de verre logés dans ses lombaires sans vraiment oser les toucher. Il était sous le choc. Il avait besoin de temps pour réaliser dans quelle situation triste et pathétique il se trouvait.
Lydigg se leva brusquement et fila comme un éclair en direction de son fils. Mais le grondement succède toujours à l'éclair. Biskgrim l'attrapa par le cou et lui colla une baffe qui faillit la décapiter.
* CESSE DE LES COUVER ! Il est censé devenir un homme ! Laisse-le sortir ses crocs ! C'est à cause de toi que mes fils sont aussi faibles !
Lydigg n'avait pas abandonné son fils. La voix éteinte, le nez ensanglanté, elle rampait misérablement sur le plancher pour rejoindre son enfant.
Le père la saisit par le cou une seconde fois et la souleva avec une simplicité déconcertante. Un son étranglé sortit de la bouche de Lydigg. Elle gesticulait dans tous les sens comme une poupée qui prenait vie.
Skjevill tenta de la libérer mais son père se débarassa de lui d'un puissant coup de pied dans les côtes.
Freyja revit ce jour où Biskgrim l'avait saisie par le cou. Sa respiration fut bloquée. Son corps tremblait et son courage s'était envolé. C'était comme si elle se trouvait à la place de Lydigg.
* C'est toi qui m'a donné des fils aussi minables ! vociféra Biskgrim en armant une autre baffe assurément mortelle.
Freyja fit un effort incommensurable pour retrouver son souffle. Puis elle s'empara de la bouteille d'hydromel, s'aida du mur pour se relever en luttant contre le poids de la peur et de la colère qui semblaient peser une tonne et, dans un élan de bravoure, fonça vers Biskgrim en poussant un cri libérateur.
La bouteille s'abattit sur le crâne de Biskgrim. Le verre se fracassa en milles morceaux. Les fragments cisaillèrent sa peau et il s'écroula vers l'arrière en tirant sa femme avec lui.
Lydigg rebondit sur le torse de son mari. Lorsqu’elle se releva, une lueur nouvelle brillait dans ses yeux. Elle hésita une seconde, pourtant, en regardant Skrinill qui accourait auprès de son frère. Après s'être assurée que ses enfants n'avaient écopée d'aucunes blessures graves, ses yeux s'éteignirent à la vue de son mari, le crâne en sang.
Dans un premier temps, les larmes coulèrent le long de ses joues creuses, puis ses épaules se mirent à sursauter d'un rythme saccadé et elle s'effondra... Pleurant, hurlant toute la peine qu'elle avait accumulé silencieusement durant des années et des années sans jamais céder.
La bouteille à demi-brisée dans la main droite, Freyja prit conscience de son geste. Elle avait agit sous le coup de l'émotion... elle venait de commettre une erreur. Choquée par la vue d'un homme effondré sur le sol, la tête couronnée de sang par sa faute, Freyja laissa tomber le restant de bouteille et s'enfuit par la fenêtre.
Dans la précipitation et l'affolement, Freyja glissa du toit et tomba dans le vide.
L'atterrissage se fit en douceur dans un tas de foin. Elle sauta sur ses pieds et se dirigea vers l'une des stalles de l'écurie.
* Biskgrim ne m'a pas reconnu. Biskgrim ne m'a pas reconnu, se répétait-elle pour se rassurer.
Sous les regards curieux des équidés, Freyja rangea la selle qu'elle avait sortie et se dirigea vers les portes pour les refermer à clef. Il ne fallait laisser aucune trace.
* T-Tu comptais voler nos chevaux ?
Freyja fit volte-face. La clef bien en évidence entre ses doigts, Skrinill l'avait prise la main dans le sac.
Sans répondre, elle fourra la clef dans sa poche et soutint son regard. Dans un autre contexte si Skrinill le Grêle tentait de l'arrêter elle s'en sortirait sans problème, mais cette-fois c'était différent : elle avait blessé son père, un Viking.
* Tu es venu m'arrêter ?
Les lèvres de Skrinill formèrent un bref rictus.
* N-Non, je ne pense pas que tu sois une voleuse.
Il s'approcha, couvert d'une cape et de cinq couvertures. Ce qui était moitié moins que lorsqu'il pleurait dans son lit. Mais toujours trop lourd et encombrant pour pouvoir arrêter Freyja si elle décidait de s'enfuir.
* J-Je suis venu te demander pardon et te remercier.
Freyja écarquilla les yeux une seconde avant de se reprendre aussitôt.
* Qu'est-ce que ?
* Parlons à l'intérieur, je te prie. Il fait trop froid dehors.
Skrinill poussa les portes et entra dans l'écurie.
* M-Mon père est inconscient. Que ce soit à cause de l'alcool ou de la bouteille reçue sur la tête, il ne se réveillera pas avant un bon moment. Auquel cas Skjevill criera pour me prévenir, dit-il en décrochant une selle. Et puis, tu es venue pour monter à cheval, non ?
Freyja faillit bondir de surprise.
* Qu'est-ce qui te fais dire ça ?
* S-Simple intuition, dit-il en fixant la selle sur un cheval alezan.
Pas très rassurée, Freyja fit quelques pas pour entrer dans l'écurie.
* Approche, dit-il d'un ton rassurant en guidant l'animal hors de son compartiment.
Il était étonnant de voir à quel point Skrinill était à l'aise avec les chevaux malgré sa faible constitution. L'étalon obéissait au doigt et à l'œil. En présence des chevaux qui hennissaient de joie à la vue de Skrinill, Freyja se sentit apaisé.
* T-Tu peux monter.
Freyja s'aida de l'épaule frêle et instable de Skrinill pour monter en selle.
* A-Accroche-toi ici, dit-il en désignant le troussequin. On va se balader un peu.
Skrinill prit les rênes et guida l'animal hors de l'écurie. Dans les pâturages aux couleurs vert spectral.
Au début, Freyja avait la sensation désagréable de pouvoir chavirer d'une certaine hauteur à tout moment. Qu'il était étrange de s'asseoir sur une surface qui se mouvait et se balançait au rythme d'une respiration profonde et puissante. Au fur et à mesure de la balade, Freyja commençait à apprécier l'équitation. Qu'adviendrait-il si on rajoutait de la vitesse, de l'adrénaline, des adversaires et un enjeu ?
« Ce serait du Jackhest », pensa-t-elle avec un sourire.
Le cheval s'arrêta en plein milieu du pâturage, au clair de lune. Ils étaient suffisamment loin de l'écurie pour n'entendre aucun cri.
* Q-Quelles sont tes premières impressions ? Demanda Skrinill, un sourire au lèvres.
* Cette activité me procure un certain mal aux fesses.
Ils éclatèrent de rire.
Skrinill essuya une larme et son visage redevint sérieux.
* Dans un premier temps, merci.
Freyja remarqua qu'il ne bégayait plus. Ce n'était donc pas une maladie ?
* Merci de nous avoir aidé ce soir, moi, mon frère et ma mère. Je n'aurais jamais eu le courage de l'arrêter.
* Je ne l'aurais jamais laissé continuer, rétorqua Freyja. D'un autre côté je n'aurais peut-être jamais dû intervenir, ajouta-t-elle tout bas pour elle-même.
Qui savait les ennuis qui l'attendaient une fois que Biskgrim aurait retrouvé ses esprits. La fois dernière, elle avait failli mourir étranglée.
Peut-être que cette soirée avait scellé son sort.
Peut-être qu'elle ne pourrait plus participer à l'élévation.
Avant qu'Edmund et les Lingardiens aient vent de son excursion hors de la falaise, avant que Jorik pose sur elle un regard empli de déception, avant qu'elle retourne définitivement dans la chaumière le cœur en peine, Freyja désirait en apprendre plus sur les jumeaux. Sur les deux garçons meurtris qu'elle venait d'aider.
* Qu'est-ce qui est arrivé à ta grand-mère ?
* C'est une longue histoire...
* Partage-la avec moi sur le chemin du retour, si tu le souhaite, dit Freyja en réussissant à descendre de son cheval sans aide. J'aime les histoires et j'ai toute la nuit devant moi - du moins, jusqu'à ce que ton père se réveille.
Skrinill tira sur les rênes et le cheval lui emboita le pas. Direction l'écurie. Il inspira profondément, ensuite, il ouvrit son cœur.
* Durant notre enfance, Harjün, Skjevill et moi avions pour habitude de jouer dans la masure de grand-mère - je pense qu'après ce que tu as vu ce soir, tu dois comprendre pourquoi on passait toutes nos journées là-bas. Essentiellement pour oublier la maison.
Le contexte était différent, mais Freyja comprenait. Chaque matin, à l'aube, elle grimpait au sommet du massif rocheux pour la même raison : oublier la maison.
* I-Il y a deux ans de cela, nous travaillions pour elle comme livreurs de remèdes. On adorait ça, l'aider. Elle, elle adorait nous cajoler. Il ne se passait pas une seule journée sans qu'on ne la voit... Puis, il y a près d'un an, nous avons fait une excursion dans la forêt du nord en quête de champignons. À l'époque, le brouillard n'existait pas. Nous nous sommes séparés pour être plus efficaces. J'étais avec Skjevill. Grand-mère était non loin et Harjün cherchait dans son coin. Arrivât un moment où je vis une fleur d'une beauté inouïe isolée dans les profondeurs d'un ravin. J'ai appelé grand-mère et Skjevill qui restèrent ébahis devant sa beauté. Cependant, Skjevill et moi n'étions pas d'accord quant à ses formes et ses couleurs. Le temps de déterminer bêtement qui avait raison...
Le visage de Skrinill devint sombre. Ses pupilles vitreuses.
* P-Pendant ce temps, grand-mère s'était approchée de la paroi... Elle était muette et à cause de notre débat stupide nous l'avons perdu de vu un instant et avant même que nous puissions agir elle... elle...
* Elle glissa au fond du ravin, termina Freyja.
Skrinill marqua une pause pour s'éponger les yeux.
Freyja demeura silencieuse, non pas parce que c'était opportun, mais parce que dans ces moments-là elle ne savait absolument pas comment agir. Elle pouvait sauver la vie de quelqu'un, mais par la suite le réconforter ? C'était mission impossible.
Elle n'avait jamais eu à le faire avant et n'avait jamais réussi à se réconforter pleinement, elle-même.
* N-Nuque brisée, reprit Skrinill d'une voix sèche. Son corps gisait au fond du ravin. Étrangement, la fleur avait disparu. Skjevill eut la force d'aller chercher Harjün qui s'effondra sur ses genoux, à mes côtés, auprès du ravin...
Le cheval rumina et lécha le visage de son guide.
* M-Merci, Furie.
L'étalon semblait compatir.
* Vous n'avez rien dit à personne ?
* O-On avait peur. On était déboussolés et horrifiés. Comme la nuit s'apprêtait à tomber, Skjevill proposa de revenir demain avec des cordes pour sortir le corps de grand-mère. C'est ce que nous avons fait... Mais à notre grande surprise, le lendemain le corps n'était plus là.
* Comment ça ? Demanda Freyja, interloqué.
* U-Un corps ne se déplace pas seul, on est d'accord ? Skjevill est descendu en rappel et n'a trouvé que le larynx qu'on espérait être celui de grand-mère. Pas de trace de fleurs, juste un filet de sang et l'organe baignant dans une eau stagnante.
* Qu'avez vous fait ?
* O-On a décidé de garder le secret, bien que je m'opposais à l'idée ! On a fait un pacte... Harjün et Skjevill craignait qu'on nous accuse d'avoir caché le corps. Alors on s'est tus. Mais on s'était également promis de retrouver le corps et de faire éclater la vérité au grand-jour. Alors nous nous sommes hâtés avec l'espoir qu'elle soit toujours en vie quelque part. Nous avons fait des recherches dans tous les grimoires de grand-mère, notamment celui qui se trouvait dans la cave.
« C'est pour cela que la mère de Khamilla ne l'a jamais trouvé », déduisit Freyja.
* Mais comment vous y êtes-vous pris pour le lire ? Khamilla m'a dit que le grimoire tente de s'emparer des pensées du lecteur !
Skrinill s'arrêta. Il sortit une carotte de sous son tas de couvertures pour nourrir Furie.
* N-Nous le savions et à trois c'était plus simple. Il nous suffisait de lire à tour de rôle. Si l'un de nous allait trop loin, les deux autres pouvaient le ramener à la réalité. Lire m'a fait comprendre le lien qui unissait une herboriste à son grimoire, alors j'ai eu l'idée de le déposer au creux du ravin. Si elle était vivante, elle aurait récupéré le grimoire pour le protéger des éléments ! Mais le lendemain, rien. Une semaine plus tard, rien. Le grimoire n'avait pas bougé. Et un brouillard naissant menaçait de l'abîmer. Alors nous l'avons récupéré. Dans ma maladresse, j'ai buté contre un rocher et le livre s'est ouvert sur une page manquante. Aucune page ne manquait dans ce grimoire ! Ça signifiait qu'elle était vivante et l'avait arrachée !
« La liqueur de Toffrøst ! » s'exclama intérieurement Freyja.
* B-Bien sûr, il était inconcevable que quelqu'un puisse retenir ne serait-ce que quelques bribes d'informations sur toutes les pages que renfermait un grimoire qui cherchait à nous manipuler. Il nous fallait un livre identique pour pouvoir comparer et trouver à quoi correspondait la page manquante.
« Soit Khamilla à une mémoire vraiment exceptionnelle, soit les garçons sont tous bêtes », songea Freyja.
* U-Un mois passa sans que nous puissions agir. Puis, une nouvelle herboriste arriva en ville. Elle a refusé de nous laisser lire le grimoire. Et, finalement, nous nous sommes abaissé à tenter de soutirer lâchement la clef de l'herboristerie à Khamilla pour pouvoir y entrer et récupérer le livre... Voici toute l'histoire.
Freyja soupira. Tout était plus clair. Elle comprenait les jumeaux – et même Harjün sur certains points. Comment pourrait-elle les en vouloir d'avoir tout essayé pour retrouver leur grand-mère ?
* J'accepte tes excuses, dit-elle simplement.
Il arrivèrent à l'écurie. Skjevill les attendaient de l'autre côté de la clôture.
* Biskgrim ? S'inquiéta Freyja, prête à s'enfuir ou à se battre si nécessaire.
* Tout va bien, dit Skrinill. Je crois qu'il veut te parler. Je ramène Furie, vas-y.
Skjevill était adossé contre un mur, les bras croisés. Sa queue-de-cheval était défaite, ses cheveux reposaient en bataille sur ses épaules. Sous sa tache de naissance en forme de feuille (au niveau de l'œil gauche), une bosse imposante.
Freyja franchit la barrière pour le rejoindre.
Il se redressa et, même courbé, il faisait presque une tête de plus que Freyja. Sa jambe blessée flanchait un peu par moment, encore bandé à cause de la morsure qu'il avait méritée.
Ses yeux marrons se plongèrent une nouvelle fois dans le bleu lagon de Freyja. Elle jura voir flamber en lui un brasier.
Sa bouche s'ouvrit, puis se referma. Il voulait dire quelque chose, mais les mots ne sortaient pas. Sa bouche s'ouvrit une seconde fois et il parla d'une voix calme et maîtrisée :
* Je vais te dire deux choses : premièrement, je ne cautionne pas les actes de cet idiot d'Harjün ; deuxièmement, la prochaine fois je serais celui qui protégera ma mère et mon frère.
Il pivota sur ses talons et boita jusqu'à disparaître à l'angle de l'écurie.