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La saga de Freyja - Tome 1 : l'Elévation (french)
Chapitre 1 : Prisonnière de la falaise

Chapitre 1 : Prisonnière de la falaise

Au sommet de la falaise, assise sur un immense rocher, une jeune femme contemplait l'aube de ses grands yeux bleus. La demi-sphère orangée s'élevait timidement au loin, par delà les rêves, là où le lac endormi se confondait avec le ciel. La lueur du jour nouveau l'illumina, faisant scintiller les bracelets dorés qu’elle portait depuis toujours sur chaque poignet, ainsi que la perle humide qui glissait le long de son visage chagriné. Comme chaque matin, face à ce si merveilleux et triste spectacle, elle ne put réprimer la tristesse que renfermait son cœur.

* Odin, père de toutes choses. Aegir, l’imbrulé, seigneur des vents et marées. Thor, maître de la foudre et illustre guerrier, récitait-elle silencieusement, accordez-moi la grâce de quitter la falaise au plus tôt et en toute impunité.

* Comme chaque matin depuis dix-neuf longues années, c'était le coeur lourd et solitaire qu'elle entretenait l'espoir de partir loin d'ici. Mais les prières qu’elle récitait sans cesse avec conviction n'atteignaient jamais les dieux...

* Freyja ? Cria un homme à la voix râpeuse. Où es-tu ?

Absorbée par ses pensées, Freyja n'avait pas entendu qu'on l'appelait depuis un bon moment. Quand elle s’en rendit compte, elle se releva d’un bond disgracieux (à cause de ses jambes qui fourmillaient d'inactivité) et épongea frénétiquement ses yeux humides dans les manches de sa robe de chambre - il était hors de question qu'il la surprenne en train de pleurnicher !

Le soleil surplombait désormais le lac. Ses rayons chatoyants dessinaient une jeune femme mince aux hanches aussi larges que les épaules, avec des cheveux couleur blond foncé qui ondulaient jusqu'au cou.

* Freyja ! Reprit la voix, plus râpeuse que jamais.

Quand il prenait ce timbre, il était de moins bonne humeur que d'ordinaire. Avec le temps, elle avait fini par la détester, sa voix.

* J'arrive ! Je suis… là-haut.

Freyja saisit une racine qui émergeait entre deux énormes rochers et se pencha vers l'arrière dos au vide. À l'aide de ses jambes, elle descendit prudemment la paroi jusqu'à s'immobiliser sur la branche d'un arbre. Puis, avec la souplesse d'un singe, ses pieds retrouvèrent l'herbe fraîche en un rien de temps. Escalader des arbres et des rochers était devenu naturel. Tous les matins elle avait pour coutume de monter au sommet du massif rocheux pour admirer l’aube. Elle avait fait cela toute sa vie, si bien qu’elle connaissait par cœur le moindre sillon inscrit dans la roche.

* Te voilà enfin, dit le vieil homme en posant son regard alternativement sur l'arbre et la branche qui jouxtait le haut des rochers. Tu es encore montée ?

* Oui…

* Combien de fois dois-je te répéter que c'est dangereux ?

* Je sais, mais…

* Ton insouciance finira par te coûter la vie !

* Edmund, laisse-moi t’expliquer…

* SUFFIT ! Cria-t-il, en faisant un grand geste de la main et Freyja se tut aussitôt.

Avec son immense barbe grise qui s'étalait pêle-mêle sur sa chemise de nuit et sa longue chevelure emmêlée, Edmund était un sorcier qui ressemblait à un ours féroce et affamé. Sauf que cet ours au visage buriné – dont la colère rendait encore plus antipathique qu’il l’était au naturel –, était pourvu d'un regard étrangement fabuleux. Ses yeux, d’une teinte aussi violette que l'améthyste, reflétaient à la fois quelque chose de pénétrant, de sagace et de mystérieux.

“Aussi effrayant que énigmatique”, c’était la sensation que Freyja éprouvait à chaque fois qu’elle le voyait. Elle se surprit à tortiller excessivement une mèche de ses cheveux comme si elle essorait une serviette. Le désir ardent de lui répondre brûlait en elle, mais elle savait pertinemment que lorsqu'il prenait son air sévère et que son regard s'assombrissait toute cause était perdue.

* J'ai besoin d'un prélèvement, puis nous rentrerons à la maison, dit-il sur un ton plus calme, presque mielleux cette fois.

Son visage se détendit. Freyja aperçut entièrement le huit marqué au fer qui entourait ses yeux. Au beau milieu de sa peau rugueuse le chiffre ressemblait à une marque creusée dans de l'argile séchée. Cela le rendait encore moins aimable. Mais il arrivait souvent à Freyja d’avoir mal pour lui rien qu’en le regardant.

Elle hocha la tête en guise de réponse, avant de remarquer qu'il tenait déjà le kit de prélèvement dans sa main gauche. Elle se sentit immédiatement mal à l'aise. « Il l'a encore fait ! Encore ! pensa Freyja, soudain prise de panique. Pourtant il a promis ! Il a promis de toujours me demander mon avis ! Mais ce matin encore... non, non, non… avant même de me dire bonjour… »

Freyja repensa au ton de sa voix qui s'était adoucie lorsqu’il eut changé de sujet. « Il a encore tout préparé à l'avance… Quel horrible sangsue abusive ! », conclut Freyja en se laissant tomber dans l'herbe fraîche. Fatalement, elle finit par tendre le bras.

Sifflotant son air habituel et agaçant, Edmund inséra machinalement l'aiguille dans les veines nébuleuses de son avant bras avant de débuter minutieusement l'extraction. Freyja, en tant que donneuse chevronnée, ne tressaillit même pas. En revanche, elle détourna les yeux : elle avait horreur du sang. La vue du sang l’écœurait au plus haut point et Edmund le savait... mais il s’en fichait. Tout ce qui l'intéressait, c'était le prélever. Il le faisait de façon hebdomadaire, comme n’importe quel individu fait ses emplettes chaque semaine au marché. Freyja était, pour ainsi dire, son réservoir sur pattes. Du sang, il en avait besoin pour ses expériences secrètes. Il y a quelques années cela ne posait pas de problème à Freyja, mais ces derniers temps il venait à la pompe tous les jours sans exception ! Depuis qu’il avait augmenté la cadence, elle se sentait perpétuellement affaiblie et déprimée. Son corps, pâle et couvert de bleus, accusait lourdement le coup.

Pour éviter de vomir, son attention fut retenue par des perdrix qui voletaient et gloussaient le long du massif rocheux situé de l’autre côté de la falaise. L’endroit était trop escarpé pour être gravissable, et elle le savait très bien pour avoir failli s'y rompre le cou à plusieurs reprises, sans succès. Ces oiseaux ne se rendaient pas compte de la chance qu'ils avaient de pouvoir s’envoler là où ils voulaient. Contrairement à Freyja, il leur suffisait de battre des ailes pour atteindre la liberté.

Rêvant de la sensation qu’elle éprouverait si elle était dotée d’ailes, elle ne sentit point qu’Edmund eut retiré l'aiguille.

Plus loin en contrebas, une petite clôture en bois reliait les deux massifs rocheux qui descendaient de part et d’autre de la falaise sur une centaine de mètres tout au plus. L'ensemble formait une sorte de grand jardin gazonné, muni d'un unique chemin graveleux qui menait vers une chaumière miteuse. C’était sa résidence - c'était sa cage.

Une boule se forma soudain au milieu de son ventre, comme si elle avait avalé une pierre. Son estomac se remplit d'amertume et elle se releva d'un coup, bousculant Edmund, dont le perfuseur lui échappa des mains. La gorge nouée, Freyja tenta d'atteindre la chaumière, mais le manque d'air la fit vaciller contre un chêne.

* Freyja ? dit Edmund, l’air surpris.

Quand il eut compris qu’elle ne pouvait répondre, il la rejoignit et l’aida à s’asseoir.

* Ç-ça va, laisse-moi, dit-elle avec difficulté en le repoussant d'une main, la gorge et le ventre glacé.

* Qu'est-ce qui te prends ? Demanda-t-il, en l'examinant d'un œil vif. Tu ne vas pas me faire croire qu’une petite piqûre suffit à t’assommer ?

Un petit rire s’échappa de sa barbe.

* Ce n’est rien. Juste… un étourdissement.

Le visage d’Edmund devint grave.

* Pour si peu ?

Freyja n’aimait pas qu’il l’examine d’aussi près. Mais ce qu’elle détestait par-dessus tout, c’était paraître fragile à ses yeux.

* Regarde ! La poche de sang est au sol ! s’écria-t-elle en pointant l'objet du doigt pour changer de sujet.

Edmund marqua un temps d'arrêt. Ensuite il se rua sur la poche de sang avec une extraordinaire vivacité pour son âge – même si Freyja n'avait jamais su son âge. Pour elle, il était tout simplement vieux. À quel point ? Elle ne le savait et ne le saurait sans doute jamais puisqu’elle n'avait pas suffisamment de souvenirs d'autres personnes à titre de comparaison. De plus, elle n'oserait jamais demander. Il ne répondrait certainement pas, car il avait la fâcheuse tendance de grogner à la moindre de ses questions.

Edmund prit délicatement la poche de sang dans ses mains rugueuses, comme si c'était un morceau de rubis fragile et fascinant. Son visage s'illumina. De toute évidence, la poche était intacte. Freyja se renfrogna et sa main se resserra sur un bouquet d'herbes : « Il se fiche de savoir si je vais bien… ».

* Repose-toi un instant, dit Edmund en s’éloignant vers la chaumière. Cela ne s'est jamais produit auparavant. Rejoins-moi à l’intérieur quand tu auras repris tes esprits. J’ai besoin de ton aide pour une expérience.

* Oui, marmonna Freyja en fixant l'herbe, le ventre lourd.

Il s’arrêta sur le seuil de la porte, l’ouvrit, resta immobile un moment, comme s’il réfléchissait, puis, sans se retourner, il dit d’une voix parfaitement neutre :

* Au fait, Joyeux anniversaire.

Freyja fut stupéfiée.

* C’est mon anniversaire, aujourd’hui ? Sérieusement ?

Il n’y avait ni joie ni surprise dans ses paroles. Elle était simplement choquée. Choquée de la gravité de la situation. Aujourd’hui elle avait dix-neuf printemps et elle était toujours enfermée au sommet de cette falaise !

Ses journées se ressemblaient tellement qu’elle avait fini par perdre le fil du temps. Elle n'avait du temps à tuer qu'en lisant et rêvant toute seule sur sa falaise. Elle était coupée du monde, loin de tout, et le temps était une dimension inconnue qui sonnait au rappel comme une horloge une fois de temps à autre, c'est-à-dire, à chacun de ses anniversaires.

Freyja se rendit soudain compte à quel point les choses avançaient autour d'elle tandis qu'elle demeurait toujours au même point. Les années défilaient et son destin l’apparaissait soudain figé dans une tablette en marbre, lisse et indéformable.

* Merci, finit-elle par répondre en s'efforçant de sourire.

Ce choc, comme tous les ans, réveillait quelque chose en elle. Une question risquée qui hibernait durant une année entière avant de surgir de ses lèvres une fois que les tintements de l’horloge eurent brisé la glace.

* Edmund. J'ai dix-neuf ans aujourd'hui, pourrais-je…

* Non.

Freyja marqua une pause involontaire, la bouche grande ouverte. Elle inspira profondément, s’arma de tout son courage, avant d’expulser à plein poumons sa fameuse question :

* Puis-je descendre en ville avec toi aujourd’hui ?

Edmund se retourna. Les sourcils en flèche, de profonds sillons creusaient son front. Freyja respirait aussi bruyamment qu'un éléphant, mais était fière. Elle n’avait jamais réussi à outrepasser son premier refus.

Un silence assourdissant s'installa entre-eux. Dans l'attente d'une réponse, son cœur tambourinait si fort qu’elle crut qu’il allait sortir de sa poitrine, s'écraser contre le sol et s'enfuir à toute jambes se cacher dans la chaumière.

* Tu ne peux y aller.

* Je le peux et je le veux ! s'écria Freyja, lancée pour de bon. J'ai grandi ! Je suis une femme maintenant. J'ai le droit d'y aller !

* Moi je te l'interdis ! Grogna Edmund. Tu n'as aucune idée de ce qu'il y a dehors. Là-bas, les gens t’accueilleront comme des canidés enragés. Ils te détestent Freyja, ne t'attends surtout pas à être aimée ! Personne ne t'aimera.

* Il y a bien Jorik ! Il a toujours été gentil avec moi !

Edmund soupira.

* Parce que Jorik est mon ami. Le seul. Mais personne, pas même lui, ne t'acceptera comme je l'ai fait.

Freyja ouvrit la bouche pour répliquer, mais Edmund fut plus rapide.

* ASSEZ ! S'exclama-t-il en se retournant.

Il lui imposa son regard pénétrant. Elle voulut reculer, mais ses jambes ne répondirent plus. Elle resta paralysée sur place, soumise aux yeux fascinants qu'elle craignait tant.

* Pour pouvoir survivre hors de la falaise, dit-il soudain, d'une voix terriblement amplifiée. Il faudrait que tu sois capable de ne pas faire de malaise après une simple petite piqûre.

Terrifiée, Freyja ne savait quoi répondre. Ses lèvres tremblaient comme deux feuilles et son dos se voûta comme une carapace dans lequel elle essayait de chercher refuge. Mais il n'y avait aucun refuge.

Désormais, elle regrettait de l'avoir défié et cherchait désespérément à se dérober des pupilles améthystes qui lui sondaient l'âme… mais elle était pétrifiée.

Heureusement, après une minute qui parut une éternité, Edmund tourna les talons et s'éclipsa dans la chaumière.

Après avoir repris ses esprits, Freyja observa l'œuf sculpté qui servait d'ornement sur le portillon de la clôture, en bas de la falaise. La petite clôture était faite en bois de hêtre, ce qui signifiait que seulement deux planches horizontales cloutées à chaque paire de poteaux séparaient Freyja du monde extérieur. Pourtant, elle n'avait jamais osé la franchir. Et même si elle essayait, Edmund serait immédiatement prévenu à cause du coq chanteur : une invention de ce sorcier d'Edmund qui hululait dès lors qu'un individu, autre que lui-même, franchissait la barrière.

Une brise légère releva ses cheveux et un vol d'oiseaux fila au-dessus de sa tête en emportant son amertume au loin, bien au-delà du lac Sans-souci. La nature avait ce pouvoir apaisant. Freyja jeta un regard méprisant vers la chaumière en bois où elle avait grandi et trouva qu'elle ressemblait à une gigantesque motte de terre avec sa base en silex, ses murs alezans et son toit en torchis de gazon mouillé. Elle prit une dernière bouffée d'air et se décida à franchir la porte.

La porte grinça longuement avant de claquer dans son dos. Elle se déchaussa dans le vestibule, puisque Edmund avait horreur qu'on salisse son plancher. Freyja trouvait son fétichisme exagéré, surtout quand elle mesurait l'état du plafond délabré qui fuitait à la moindre averse et transformait sa chambre en véritable pataugeoire chaque fois qu'elle avait l'étourderie d’oublier de mettre un seau en-dessous. Elle déposa ses sandales aux côtés des drôles de chaussons en cuir aux pointes extrêmement longues du sorcier et quitta le vestibule.

La chaumière était petite, rectangulaire, et ne comportait que quatre pièces. La chambre d'Edmund se trouvait à gauche du vestibule. Celle de Freyja se trouvait tout au fond, à l'étage d'une mezzanine, juste au-dessus du bureau d'Edmund dont elle n'avait jamais mis les pieds. Le salon se confondait avec la cuisine. Hormis les trous dans le toit, seule une ouverture carrée sur le mur de droite, au-dessus d'un plan de travail surchargé de provisions, permettait de respirer. Plus loin, sur la gauche, deux tables rondes et des chaises en bois étaient éclairées par un feu qui crépitait dans une cheminée en pierre, où était accroché un chaudron bouillonnant. Une tête de coq majestueusement sculptée était fixée contre le linteau qui séparait le salon du vestibule. Le fameux coq-chanteur. Cependant, ni la fenêtre carrée, ni le feu, ni le coq, suffisaient à rendre la pièce chaleureuse et conviviale.

Dans un claquement de porte qui fit vaciller l'étrange sceptre accroché au-dessus du linteau comme un trophée, Edmund sortit de son bureau en portant un panier dans les mains. Il traversa habilement le troupeau de tabourets qui s'étalait près de la cheminée et versa son contenu avec légèreté dans le chaudron. Le liquide prit une teinte rougeâtre avant de tournoyer frénétiquement. Soudain, des jets puissants furent projetés hors du chaudron, comme si ce dernier dépréciait son contenu.

* Passe moi le jaune ! s'écria Edmund en tendant un bras dans sa direction.

Freyja tourna la tête sur le côté et vit une petite fiole jaune dans une étagère basse et poussiéreuse. Elle s’en empara et la lança à Edmund sans réfléchir. Il rattrapa la fiole in-extremis en bousculant une table, la décapsula et la versa entièrement dans le chaudron en se protégeant de ses crachats d'un revers de manche. Le chaudron rota comme un nourrisson avant de se calmer. Le liquide qu'il contenait était devenu translucide et une petite fumée argentée s'en échappait. Il semblait repu.

Freyja remarqua qu'Edmund était vêtu de sa longue robe bleu marine habituelle, parsemée de runes blanches et serrée à la taille par une ceinture en cuir. Il prit la corne en verre attachée à la sangle de sa ceinture et la plongea dans le chaudron en-dessous duquel le feu flambait dangereusement.

Freyja laissa échapper une exclamation de stupeur. Il devait être dingue pour se brûler délibérément la main !

Contre toute attente, il retira sa main, intacte, et lui adressa un sourire invraisemblable. Nul besoin d’être divinateur pour comprendre ce que son expression présageait. Il lui tendit la corne pleine de liquide argenté.

* Bois, immédiatement.

« Je ne m’y attendais pas le moins du monde, ironisa Freyja intérieurement. » Elle se rapprocha lentement en déplaçant les quelques chaises et tabourets qui bloquaient le passage, puis se saisit de la corne en verre. Elle poussa une expression de dégoût face à l'odeur désagréable qui émanait du liquide argenté et se répugna à l'idée de boire quelque chose qui laissait éclater des bulles aussi grosses que des furoncles.

* Qu'est-ce que c'est ? Demanda-t-elle, avec l'espoir qu'il lui dise que c'était juste une infusion à la couleur peu commune.

* Une nouvelle mixture, grommela-t-il, goûte-la.

Freyja n'avait aucune envie de goûter cette chose, mais avait-elle réellement le choix ? « Si je refuse, il trouvera un moyen de me faire boire. Il y parvient toujours... même sans utiliser son sceptre. » Elle porta la coupe en verre à ses lèvres et ingurgita son contenu cul-sec.

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* Alors ? Questionna Edmund, le front craquelé, les yeux grands ouverts.

Freyja n'avait jamais rien bu d'aussi immonde. Elle s'apprêtait à répondre lorsqu'elle eut un violent haut le cœur. La texture de la boisson était pâteuse comme l'argile et avait du mal à glisser le long de sa gorge. Le goût était indescriptible, mais suffisamment infect pour lui retourner l'estomac tandis que l'odeur semblait rivaliser avec une tonne de fiente de perdrix. Soudain, elle reçut comme un coup de massue sur le crâne. La corne lui glissa des doigts et, sans se briser, rebondit jusqu'aux pieds d'Edmund. Sa tête se mit à tourner. Elle s’agrippa contre le dossier d'une chaise pour conserver son équilibre : le sol lui parut soudain bancal. Progressivement, une douleur intense parcourut son corps.

Ce fut avec effroi qu’elle vit la peau de ses mains s'étirer lentement en un interminable coulis spongieux ; et, bientôt, c'était toute la peau de son corps qui se mit à pendouiller longuement. Elle poussa un cri terrible. Son visage fondait comme du beurre. Des bajoues monstrueuses lui arrivaient désormais jusqu'aux épaules. Son cou s'étalait en plusieurs couches, lui donnant la folle impression d'avoir un quadruple menton. Ses bras ressemblaient à la guimauve fondue s’écoulant d’un pic de bois et, ses doigts d’une longueur insensée, s’entassaient à présent à même le sol en un long filet de peau matelassé.

* Ed'und, ède mouha ! bafouillait douloureusement Freyja, dans des lèvres qui ressemblaient à deux grosses andouilles pendantes.

Plongé dans une profonde réflexion, Edmund faisait les cent pas devant une Freyja qui fondait littéralement à vue d'œil. Ignorant ses appels à l’aide, il fouillait dans ses poches, regardait la mixture argentée qui tournoyait encore dans le chaudron fumant, jetait par moment un regard bref vers son pauvre cobaye, avant de se gratter la barbe.

* EURÊKA ! bondit Edmund en filant dans son bureau.

En quelques secondes, il ressortit avec un bocal contenant de minuscules cristaux.

* Si je mélange la solution avec de la silice, alors, peut-être que...

Lorsqu'il vida les cristaux de silice, le chaudron se mit à vibrer. Le liquide devint translucide, cessa de tournoyer et ni bulles ni fumée n'en réchappait. La mixture était devenue aussi paisible que le lac Sans-souci. Edmund ramassa à la hâte sa corne en verre pour la plonger dans le chaudron et la tendre de nouveau à Freyja… mais celle-ci ressemblait à un cierge fondu. Il était impossible qu'elle puisse tenir quoique ce soit.

En essayant de l'allonger sur le plancher, Edmund manqua de glisser dans une sorte de flaque qui s’avérait être son nez. Freyja finit par s'étaler par-terre dans un bruit flasque et poussa un hurlement étouffé lorsque Edmund écarta les deux énormes limaces qu'elle avait pour lèvres afin d'y déverser le contenu de la corne.

Après quelques secondes, la peau de Freyja cessa de se liquéfier et en moins de cinq minutes elle retrouva sa corpulence normale. Elle se redressa aussitôt, à bout de souffle, en lui adressant un regard noir.

* J'ai fait une petite erreur de dosage, déclara-t-il d'un air indifférent, rien de bien grave.

Freyja eut une soudaine envie de lui sauter au cou pour lui faire avaler sa potion « mal dosée », mais elle était toujours ébranlée. Dans l'espoir d'aller mieux, elle s'efforçait de penser qu'après tout ce n'était pas la première fois qu'Edmund ratait une expérience – ni la première où elle en payait les frais. Mais elle n'allait pas mieux. Même si sa peau avait retrouvé ses proportions normales, son cœur était toujours étalé au fond de sa poitrine et un trou creusait son estomac.

« Un trou aussi vide de sens que ma propre existence ».

L'instant d'après, Freyja gravit l'escalier en n'ayant qu'une seule envie : remonter s'emmitoufler au plus vite dans son lit, loin du regard insistant d'Edmund.

* Je sors, dit-il. N'oublie pas de t’en tenir aux règles !

Freyja poussa un ruminement de cheval en guise de réponse. Lorsqu'elle entra dans sa chambre, la porte du rez-de-chaussée claqua : Edmund était enfin parti.

Elle s'effondra sur le lit, recouvert d'une mince couverture en peau et d'un oreiller débourré, et laissa balader des yeux morne sur la charpente poussiéreuse.

Depuis toute petite, aussi loin que sa mémoire lui permettait de remonter (elle avait d’énormes trous de mémoire), Freyja était sujette aux expériences farfelues d'Edmund qui étaient tantôt répugnantes, tantôt dangereuses et souvent très douloureuses. Il lui était déjà arrivé de voir ses cheveux tomber comme de la paille après un bain dans un liquide un peu spécial, ce qui l’avait obligé à rester chauve pendant plus d'un mois, le temps qu'Edmund trouve un remède efficace. Dès lors, elle opta pour une coiffure plus courte et arrêta de se coiffer afin de moins s'attacher à sa chevelure. Une autre fois, elle perdit la vue, l'ouïe et l'odorat pendant une semaine, ce qui eut pour avantage de lui faire mémoriser douloureusement l'emplacement de chaque meuble en chêne de la chaumière. Ses orteils, encore distordus aujourd'hui, témoignaient que la leçon fut bien apprise. Plus récemment, Edmund l'avait fait déguster un étrange gâteau moelleux, où ses dents s'enfoncèrent dans la pâte avant de disparaître dans une sorte de chocolat mouvant. Elle fut contrainte de ne boire que de la soupe pendant deux semaines, jusqu'à ce qu’il trouve un remède qui fasse repousser les dents. Depuis cet événement, elle se nettoie les dents tous les jours après chaque repas pendant un quart d'heure et fuit absolument tout ce qui est fait de chocolat. Elle en était parvenue à la conclusion qu’Edmund se servait d'elle comme d'un cobaye et, franchement, elle en avait plus qu'assez.

« Mais que puis-je y faire ? Je ne peux sortir et je ne sais pour quelles raisons il m’inflige tout cela. Et surtout, au fond de moi, je sais qu’il est capable de pire. Je le sais, je le sens. Les images ont peut-être disparu, mais pas la sensation. Cette douleur insoutenable, comme si… comme si on m’avait arraché une partie de moi-même. »

Malgré toute sa bonne volonté, Freyja n’arrivait pas à le détester complètement. Au fond, elle espérait sincèrement qu’il l’écoute un jour et la laisse enfin sortir.

Freyja balaya sa chambre d'un regard abattu. N'importe qui penserait que la pièce était une goêle avec ses murs chargés d'inscriptions, sa chaise bancale, son armoire trouée, son lit défoncé et son bureau infesté de termites. Elle avait aussi dans son armoire quelques livres poussiéreux qu'elle avait lu plus d'une centaine de fois, avant de décider d'inventer ses propres histoires avec Régis : le mannequin de bois posé contre le mur en face du lit, qu'elle avait fabriqué à cinq ans sans l'aide de personne. Freyja s'attarda sur le seul mur à moitié vierge où était tracé des symboles carrés avec une croix à l'intérieur, représentant une semaine. Elle avait pris l'habitude, depuis l'âge de quatre ans, de piquer un morceau de charbon dans la cheminée pour inscrire quotidiennement une petite marque qui lui rappelait le nombre de jours qu'elle avait passé enfermée sur la falaise. Elle remonta les inscriptions d'un regard vif et s'arrêta sur un carré entouré d'un cercle désignant un jour où elle était sortie. Sur les longs murs charbonnés de sa chambre, il n'y avait que deux carrés encerclés. En dix-neuf années d'existence, Freyja n'avait quitté la chaumière que deux fois seulement.

Sa plus récente sortie remontait neuf ans en arrière et, bien que le souvenir de cette journée lui faisait défaut, elle était certaine d'être accompagnée d’Edmund.

Freyja ramassa le dernier morceau de charbon qui traînait par-terre. Comme c'était lundi, elle fit quatre petits points sur le mur qu'elle relierait les jours suivants par des traits afin de compléter la semaine.

Un rayon chaud et lumineux l'aveugla, le soleil était haut et elle n'avait pas vu le temps passer. Elle se redressa d'un coup de rein, sortit sur le balcon, observa le ciel et estima qu'il restait deux heures avant qu'il atteigne le zénith - c'est-à-dire, l'heure où Edmund serait de retour pour déjeuner.

* Les tâches ! Il va me tuer !

Elle fonça sur l'armoire, l'ouvrit et enfila en un temps record son bas de laine et une des vieilles robes d'Edmund, rafistolée en une tunique raccourcie jusqu'aux hanches qu'elle ressera à la taille par une cordelette en cuir.

Plus le temps de s'apitoyer sur son sort, elle avait pris du retard dans ses tâches quotidiennes. Elle dévala l'escalier quatre à quatre en manquant de se ramasser la figure contre un mur. Elle ouvrit la porte et courut aussi vite qu'elle put vers le potager en contrebas, près de la clôture… « MINCE ! Fichue tête en l'air que je suis ! » – elle avait oublié de prendre un panier, ce qui lui coûta un aller-retour et deux points de côté.

Dans la cuisine, Freyja s'attabla pour hacher les légumes du mieux qu'elle pouvait, mais la précipitation combinée à son incompétence totale en la matière (malgré ses nombreuses années d'expérience), donnèrent lieu à des oignons coupés aussi gros que des haricots, des aubergines écrasées en purée, du fenouil noir de terre et des carottes malmenées.

* Vite ! Vite ! Vite ! Sinon il m'enfermera dans la remise pour le reste de la journée !

Ensuite, elle sortit un saumon de taille conséquente, conservé dans un pot de miel, pour l'écailler. Mais elle tenait le couteau tellement mal que le poisson se retrouva mutilé. À la fin, elle fit cuire le tout au chaudron après s'être brûlé le visage par la vapeur en voulant sentir sa « soupe » trop tôt.

Cette médiocre tentative lui coûta une heure et demie alors qu'elle devait encore nettoyer le reste de la maison, laver les vêtements sales d'Edmund, étendre le linge mouillé, retirer le sec, récurer les toilettes, le réapprovisionner en eau... tel était son quotidien.

Il était plus de midi lorsque Freyja se réveilla en sursaut. Edmund était assis sur une chaise face à elle, une jambe sur l'autre et les doigts entrecroisés. « D... Depuis combien de temps est-il là ? Il m’observe depuis combien de temps ? »

Ses yeux grands ouverts fixés sur elle, sans jamais ciller, dégageaient quelque chose d’effrayant. Freyja remarqua qu'elle avait un torchon crasseux sur la tête et s'empressa de le retirer. Dans sa précipitation pour ne paraître ridicule, son pied heurta un seau d'eau sale et elle fut gênée de comprendre qu'elle s'était endormie, éreintée par les tâches ménagères qu'elle était finalement parvenue à terminer à temps.

Edmund n'avait toujours pas bougé d'un cil. Il l'observait de ses deux yeux améthystes qui brillaient dans la pénombre. Le soleil étant trop haut pour éclairer la pièce et, Freyja ayant oublié d'alimenter le feu de la cheminée désormais éteint, il faisait frais et sombre dans la pièce malgré les lueurs dorées qu’on pouvait entrevoir par la fenêtre.

Au moment où elle allait se lever pour rallumer le feu et échapper au regard persistant d'Edmund, elle crut le voir remuer.

GROUIRK !

Edmund battit soudain plusieurs fois des paupières et s’étira comme s'il venait de sortir d'un profond sommeil.

GROOUIIIRK !

* Ah ! Mon estomac crie famine ! dit-il en caressant son ventre rebondi. J'ai dû m'endormir en attendant ton réveil. Qu’il est malheureux de voir que la table n'est toujours pas mise.

* Je… j'y vais tout de suite, se précipita Freyja en se demandant quel effroyable personnage était-il pour s'endormir ainsi les yeux ouverts et pourquoi elle ne l'avait jamais remarqué auparavant.

En se relevant brusquement, son pied renversa la bassine… Lʼeau sale se répandit sur le plancher sous les yeux ronds d’Edmund, signant au passage son arrêt de mort.

« Ho, là, là, là, là, là ! »

Elle venait de salir le plancher qu'Edmund s'efforçait de conserver propre et luisant à chaque fin de soirée. Craignant le pire, elle perdit toute lucidité et essaya d'absorber l'eau avec le torchon usagé mais cela ne fit qu'empirer les choses : le chiffon laissa de grosses traces de suie sur le plancher.

« Oh non, non, non ! Il va me tuer !».

Freyja releva la tête pour regarder Edmund, prête à subir son courroux. Les mains agrippées à son siège, il semblait s'être figé sur place dans un mélange indescriptible de fureur et de consternation.

* Je vais arranger cela tout de suite ! S'écria Freyja, avec autant d'affolement qu'un jeune serveur qui aurait renversé la commande sur le client.

Elle s'apprêtait à enlever sa tunique pour s'en servir comme d'une serpillière lorsque Edmund posa une main sur son épaule.

* Tu en as assez fait ! Va servir le déjeuner. Tu t'occuperas de ce carnage après !

Le repas se déroula en silence. Edmund et Freyja déjeunaient sur deux tables différentes. En dix-neuf années, elle n'avait jamais osé franchir le fossé qui les séparait et venir souper à la même table que lui par peur de croiser son regard. Dos à Edmund, Freyja ingurgitait sa soupe au poisson en grimaçant : elle avait le même goût fade qui caractérisait chacun de ses repas. Elle refusait de l'avouer, mais au fond elle préférait les rares plats que cuisinait Edmund à chaque fois qu'elle ne pouvait le faire. Aussi loin que cela remontait dans sa mémoire, c'était lui qui l'avait appris à cuisiner. Elle avait le désir intime qu'un jour il lui donne son avis sur ses plats. Mais il ne l'avait jamais fait auparavant, il y avait peu d'espoir que cela change. Et il fallait qu'elle reprenne des forces.

Edmund sirotait bruyamment de l’hydromel tandis qu'elle agitait morosement sa cuillère dans son bol. « C'est mon anniversaire, songeait-elle. Pourrais-je avoir au moins un compliment de sa part ? Une once de gentillesse ou de reconnaissance serait trop demandée pour tout ce que j'accomplis dans cette maison ? »

Subitement, avec plus de conviction qu'elle n'avait jamais eu, elle repoussa son bol et se retourna pour lui faire face.

* Edmund, commença-t-elle sans le regarder, froissant sa tunique des mains. Il y a plus d'une fois, si tu t'en souviens… (elle cherchait les mots appropriés) Tu me répétais que les anniversaires étaient des moments spéciaux, des étapes qui marquent le cheminement d'une personne au cours de sa vie, n'est-ce pas ?

Edmund posa son bol sur la table et but une autre gorgée en tentant de démêler sa grosse barbe broussailleuse de l'autre main.

* Effectivement.

Freyja releva la tête énergiquement et poursuivit sur sa lancée.

* Tu disais aussi qu'à chacun de mes anniversaires je pouvais... te demander ce-que-je-veux, je me trompe ?

Il émit un grommellement presque inaudible, étouffé par sa barbe. Freyja le prit comme une réponse qui ne l'empêchait pas de continuer. Alors, elle se leva (sans pour autant oser s'approcher).

* Donc, pourquoi ne me laisse tu jamais quitter la falaise si telle est ma volonté ?

L'ours déposa délicatement son verre sur la table, d'un geste lent et précis, comme s'il s'était préparé à cette question durant toute sa vie. Le feu crépitait sous la cheminée et un regain de flamme éclaira nettement le visage craquelé d'Edmund qui arborait une mine sombre.

* Dehors, dit-il d'un air féroce, il existe des choses effroyables dont je t'épargnerai le nom. Mais la pire des créatures reste l'Homme. Et toi, Freyja, tu es tellement... (il réfléchit une seconde) Tu es tellement chère à mes yeux que je ne te laisserai jamais te mêler aux autres.

Le cœur de Freyja accéléra.

« Chère à ses yeux ? »

Sa surprise et la sorte d'excitation qu’elle ressentit tout à coup, redescendit aussitôt qu’elle vit la moustache d’Edmund frétiller. Il souriait.

La colère de Freyja monta d’un trait, accompagnée d’une terrible confusion. « Je m’en doutais ! Il a réussi à m’avoir. Comment ai-je pu le croire une seule seconde ? Il m'utilise comme cobaye pour ses expériences farfelues depuis des années et je suis assez dupe pour oser croire ses mots ! » Edmund sala vigoureusement sa soupe, puis se mit à la boire. Écrasée par son indifférence, Freyja se rassit dos à lui et contempla avec dégoût sa soupe qui devait être froide désormais. Elle ne pouvait plus masquer son goût insipide en se brûlant la gorge. Une pensée lui vint alors à l'esprit :

« La seule personne dont je devrais me protéger, c’est lui. »

Lorsqu'elle eut fini elle se leva silencieusement, débarrassa les deux tables, nettoya assiettes et couverts dans une bassine sous le regard lourd d'Edmund avant de filer jusqu'à l'escalier à petits pas pressés.

* Freyja !

Elle tressaillit. Faire comme s'il n'existait pas n'avait pas fonctionné.

* Où vas-tu ?

* ... chambre.

Elle se demandait où elle pouvait bien aller d'autre.

* Tu n'as définitivement pas l'air dans ton assiette aujourd'hui, reprit Edmund en rigolant à pleine dents.

Freyja aurait voulu répliquer que c'était tout-à-fait normal de ne pas se sentir bien après s'être sentie fondre comme une bougie ! Sauf qu'elle n'en avait pas le courage.

Edmund décala son assiette et son verre d'une main, comme s'ils obstruaient l'espace entre eux, avant de se pencher sur la table en lui injectant son regard pénétrant.

* Tu devrais prendre Régis et t'amuser dehors, dit-il d'un ton qui ne s’apparentait pas à une demande. J'ai une sorte d'expérience à mener. File, maintenant.

Freyja détourna le regard et fit un signe de tête pour dire qu'elle avait compris. De toute façon, elle n'avait pas d'autre choix. Elle monta dans sa chambre récupérer Régis le mannequin de bois, avant de prendre la porte. Edmund n'avait pas bougé d'un pouce pendant son trajet et elle aurait mis sa main à bouillir que son énorme barbe mal peignée masquait un ignoble sourire.

Dehors, l'air était chaud et réconfortant. Le soleil, radieux, brillait dans le ciel parsemé de nuages blancs. Freyja s'installa à droite de la chaumière, au bord de la falaise, non loin du puits. Sans perdre de temps, elle planta Régis dans le sol, ramassa une branche et s'imagina être Gudmundur, le défunt roi de la Norria, qui affrontait Régis le Pourceau, l'infâme voleur et usurpateur qui convoitait la couronne !

Elle agitait sa branche dans tous les sens comme une épée en poussant les exhalations d'une lutte effrénée. Mais Régis le Pourceau ne faillit pas et, dans un mouvement d'une étonnante maladresse, Freyja (alias, le Roi Gudmundur) se prit l'un des bras noueux du mannequin dans l'œil.

* Ouille ! Quelle idiote ! dit-elle en se tenant l'œil qui lançait douloureusement.

Si même se battre contre un mannequin de bois elle en était incapable, serait-elle un jour ne serait-ce que douée pour quelque chose ? Furieuse, elle balança son bâton dans le lac avant de le regretter amèrement. Il n'y avait pas grand chose sur la falaise, à part des pierres et quelques rares branches qui tombaient des deux hêtres isolés. Régis fut construit à-partir de ces matériaux.

L'après-midi s'étira longuement et pour la première fois de sa vie jouer à la bagarre l'avait suffisamment agacée pour réussir à la faire s'asseoir dans l'herbe grasse contre son Régis, en n'ayant absolument aucune idée de comment s'occuper. Elle fut étonnée de vouloir relire pour la centième fois un de ces livres qu'Edmund lui offrait à chaque anniversaire et qui prenaient la poussière dans son armoire. En parlant de l’ours, il n'avait pas quitté la chaumière depuis midi.

* Tu ne trouves pas étrange de n'entendre aucun bruit depuis près de trois heures ? Demanda-t-elle à Régis, son plus fidèle ami. Quoi ? Tu penses que je devrais l'appeler pour voir ?

Mais elle n'oserait pas.

Seules les volutes de fumée blanche qui s'échappaient du toit indiquaient qu'il était toujours en train de préparer quelque chose. Lasse de regarder la fumée dans l'espoir qu'elle s'arrête et qu'Edmund lui permette d'entrer, son regard se perdit sur l'immensité bleutée du lac gigantesque qui s'étalait paresseusement sur l'horizon. On croirait voir l'océan tellement il était immense et tant les montagnes qui l'entouraient étaient éloignées. Sauf qu'il ne faisait pas de vagues. Freyja aimerait être comme l'eau du lac... sans le moindre souci.

En proie à la somnolence, elle se redressa d'un coup en se cognant la tête contre l'un des bras de Régis. Elle l'écarta avant de se rapprocher rapidement du bord de la falaise. Ce fut avec stupéfaction qu'elle distingua une tâche blanche perdue en plein milieu du lac.

* Une barque !

L’excitation grandit. C'était la première fois qu'elle voyait une embarcation s'approcher de la falaise ! Elle pouvait facilement reconnaître les courbes de la barque grâce aux croquis présents dans l'un de ses livres traitant de l'histoire de la navigation. Son enthousiasme s'évanouit lorsqu'elle se questionna sur les raisons qui l'amenaient jusqu'ici alors qu'aucune autre ne s'était jamais aventurée aussi près. Elle vit une mince silhouette remuer dans la barque, était-ce un pêcheur ?

Comme si la question était indiscrète, la barque se mit à glisser sur le lac avant de disparaître derrière les rochers qui bordaient la falaise. Freyja, qui s'était relevée pour mieux suivre son trajet du regard, eut un pincement au cœur. Pendant l'espace d'un instant, elle avait eu l'impression de ne plus être seule au monde.

La porte de la chaumière claqua violemment. Edmund surgit de l'angle de la chaumière dans un nuage de fumée en toussant et époussetant sa robe.

* Tout va bien ? Demanda Freyja avec moins de retenue qu’elle l’aurait voulu.

Il avait les cheveux et la barbe en broussaille. Ses yeux étaient injectés de sang et son nez semblait le gratter horriblement.

* Oui, oui, renifla-il bruyamment.

Ses sourcils étaient frisés. Il tenait une sorte de sac à la main et avait l'air épuisé. Freyja se demandait si elle pouvait l'aider. De plus, le bout de sa langue picotait : elle avait très envie de lui parler de la barque. Mais était-ce une bonne idée ?

« Non. Il le prendrait comme une raison valable de m’enfermer encore plus longtemps, songea-t-elle sombrement »

Après une minute, Edmund jeta le sac à ses pieds. Perplexe, le regard de Freyja oscilla entre l'objet et lui sans parvenir à faire de lien. Toute réflexion lui fut coupée lorsque Edmund pointa le sac difforme du doigt.

- C'est un sac de couchage. À-partir de maintenant tu dormiras dehors avec l'interdiction formelle d'entrer dans la chaumière, et ce, quoi-qu'il-arrive.

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