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L'Empire de Cendres
CHAPITRE 5 : EROL

CHAPITRE 5 : EROL

De fines cendres tombaient du ciel. Cette neige empoisonnée ne s’arrêtait jamais. Été comme hiver, nuit comme jour, elle recouvrait de son manteau de désolation les monts et les vallées des Hautes-Terres. On disait que le firmament était malade. Qu’il se désagrégeait petit à petit. Cette poudre jaunâtre était ces lambeaux. Son dernier soupir et son ultime vengeance.

Le soleil était mourant. Du moins, il ne brillait plus comme autrefois. D’un orange anémique, il disparaissait chaque année un peu plus sous le voile mauve qui déchirait le ciel rouge. Car il n’y avait plus d’atmosphère azur. Les nuages blancs cotonneux s’étaient depuis longtemps dissipés. Les cieux étaient à l’image de la civilisation humaine. À l’agonie.

Erol nettoya son chapeau des particules qui le recouvraient. Il parcourait maintenant la forêt de pins couleur de rouille depuis des heures. Devant lui, l’enfant qu’ils avaient rencontré à la ferme se frayait un chemin à travers les ronces et les fougères recroquevillées par une quelconque maladie.

Tout était si sec. La moindre épine lui tailladait la peau comme l’aurait fait une lame de rasoir. Sans ses bottes de bonne facture, ses mollets seraient en sang.

Dans son dos, la jeune femme était de plus en plus mal en point. De sa bouche coulait un mince filet rouge. Elle toussait dans son sommeil et une fièvre la rongeait. Ce monde la torturait déjà.

Lui et son groupe ne pouvaient cependant pas faire de pause. Pas ici. Pas encore.

Jamais il n’aurait pensé échapper aux soldats. De son épée il s’était frayé un chemin jusqu’à l’extérieur du grenier. Il entendait toujours l’écho de l’acier contre le cuir, le cliquetis de l’arbalète d’Octave et les cris de l’officier donnant l’alerte. L’archéologue avait encore le sang de ce dernier sur son visage. Sous cette chaleur, l’odeur ferreuse lui donnait envie de vomir.

« À ce rythme, nous serons au moulin à la tombée de la nuit, glapit le jeune Luca en esquivant tant bien que mal les ronces aux épines aussi grosses que ses doigts.

— Tu tiens le coup, petit ? Tu m’as l’air mal en point », lui demanda Erol.

L’enfant toussa.

« Ne vous en faites pas. Mais, au fait, qui est cette femme ? Est-elle blessée ?

— Cela ne te concerne en rien, dit Erol avant qu’Octave puisse ouvrir la bouche pour lui répondre. Concentre-toi sur la route. »

Luca acquiesça.

Après quelques minutes de marche supplémentaires, leur guide désigna du doigt une ravine qui glissait entre les arbres. Ils avaient presque atteint le torrent.

« Elle est très faible, Monsieur. Il lui faut de l’aide et du repos, » lança Octave en retirant sa main du front de son fardeau.

Lui aussi tenait le coup malgré ses blessures. Erol devait le reconnaître. Il avait été plus qu’admirable jusqu’à présent.

Le ruisseau rejoignit la rivière. L’enfant promit de nouveau toute l’assistance nécessaire une fois au moulin de ses parents. Puis, il accéléra encore une fois sa marche. Désormais, il courait presque. Car derrière eux, des hennissements se faisaient entendre. Il leur fallait fuir toujours plus vite même si des cavaliers ne pourraient jamais les traquer à travers les bois touffus qui longeaient la rive.

Pourvu qu’ils ne possèdent pas de chiens. Ou pire encore…

Le petit groupe suivit alors le nouveau cours d’eau jusqu’à ce que le crépuscule enveloppe de son manteau de nuit les cimes des pins forestiers. Leurs poursuivants s’étaient évanouis avec l’apparition de la lune.

Le chant des clapotis berça enfin son esprit. Erol aurait aimé profiter de cette eau qui coulait ici si librement. En montagne, elle n’était pas encore nauséabonde et chargée de déchets plastiques ou de métaux lourds. Elle était d’ailleurs si claire qu’il irait jusqu’à la boire sans la filtrer.

« Je n’en peux plus, Monsieur. Il faut que je m’abreuve, » dit soudainement Octave qui avait dû lire dans son esprit.

Lorsque son étudiant se rapprocha de la berge, Erol lui emboîta le pas, faisant crisser les galets sous ses semelles.

Au diable la dysenterie ! pensa l’archéologue.

La soif le taraudait depuis des jours. La douceur de l’eau enveloppait ses chevilles meurtries par les longues marches.

« Allons jusqu’à ce barrage, dit-il en pointant du doigt ce dernier un peu plus en contrebas. Je vais y déposer notre amie. L’air frais lui fera le plus grand bien.

— Étrange. Il n’y a jamais eu de digue ici, les prévint le petit Flumine.

— C’est quoi ça, alors ? » demanda Octave, les genoux baignant dans le courant à la lumière du clair de lune.

Erol leva les yeux. Ce qui ressemblait de prime abord à un barrage de branches érigé par la force du torrent, apparu comme un amas macabre de corps et de membres.

« À quel odieux spectacle devons-nous donc être encore témoins ? » chuchota Octave.

Derrière Erol résonna le cliquetis d’armement de l’arbalète de son disciple.

« Des soldats ? Fondation ou suppôts de l’Inquisition ? poursuivit Erol en déposant la jeune femme contre les racines d’un saule. On dirait qu’ils portent des cuirasses.

— Qui donc jetterait dans la rivière un régiment en armure ? »

La vérité sur le barrage de cadavres éclata alors que l’archéologue alluma l’un des derniers bâtons lumineux au risque de révéler leur position. Rouillés et à moitié démembrés, des robots gisaient là où on les avait abandonnés quelques jours plus tôt. Leurs yeux de plastiques mauves, trahissant leur usage militaire de jadis, brillaient à la lueur de la flamme artificielle. Des jointures coulaient câbles et composants, mais aussi le fluide nocif des batteries au Sub-Lithium liquéfié.

« Quel gâchis ! pesta Erol.

— Des machines d’assaut ? Je n’en ai jamais vu autant, dit Octave. On dirait que les soldats du Firehorn suivent à la lettre les directives de ces fous technophobes de l’Inquisition.

— On a souhaité empoisonner le courant. Ainsi, les troupes en fuite ne seraient pas en mesure de s’y abreuver. À croire que leurs alliés sont prêts à tout pour gagner le contrôle de la région.

— Empoisonner ? miaula Luca d’une voix tremblotante. Que voulez-vous dire ? Le moulin de Wassen se trouve en contrebas.

— En espérant qu’il y ait encore une meunerie », conclut Erol avant d’exiger de se remettre en route.

Longeant les eaux souillées, le groupe ne fit alors aucune halte jusqu’au moulin. Ce dernier n’était d’ailleurs pas plus grand que la ferme des pendus. Enjambant la rivière, il arborait deux immenses roues à aubes immobiles aux arbres reliant les deux rives.

Sur le porche les attendait le père de Luca, Bart Flumine. Le meunier était un homme gigantesque. De sa barbe hirsute et de ses longs cheveux noirs bouclés ne s’extirpait qu’un nez grenat en forme de pomme de terre. Il tapota ses sabots de bois contre le muret de pierre entourant l’entrée avant d’ouvrir d’une main large comme un plateau d’argent, la porte de sa demeure. Là, il invita Erol et son compagnon à le suivre sans prononcer le moindre mot.

Derrière Luca, Erol passa les battants puis un ensemble de rouages d’aciers aussi dangereux qu’imposants pour finalement se retrouver au centre d’une pièce inondée de lumière. Un feu rougeoyait dans une cheminée centrale tandis qu’affairée à la table à manger collée au mur du fond, la mère de Luca était en train de réparer un antique chalumeau de soudure.

À la vue de son fils, elle bondit de sa chaise et rentra dans une colère noire dans un mélange de russe et de patois intraduisible. Luca sembla se confondre en excuses. Les larmes aux yeux et rouge d’indignation, la femme du meunier se tourna finalement vers les visiteurs et s’adressa à Erol dans la langue commune de Renaissance :

« Un envoyé de la Fondation ? Ici ? C’est une course aux ennuis ma parole », cria-t-elle en dissimulant ses sanglots.

Avant que l’archéologue ne puisse s’expliquer, Luca conta la totalité des événements à ses parents. Il souligna sa rencontre avec eux dans le grenier, son combat avec les soldats du Firehorn ainsi que le triste destin des fermiers et de leur demeure.

Au fil du récit, le visage du meunier et celui de sa conjointe devinrent blêmes. Leurs regards se posèrent sur la jeune femme quand Luca en fit finalement mention.

Sans plus attendre, la meunière se précipita vers Erol et lui demanda de déposer la rescapée du complexe dans la couchette familiale à l’étage.

« Mais, cette dame est au bord de la mort ! Voyez cette peau si blanche ! » s’emporta-t-elle.

L’espace d’un instant, Erol pensa avoir affaire à son timbre de voix quotidien.

« Installez-la sur le lit. Hâtez-vous ! Je vais chercher mes herbes !

— Nous vous remercions mille fois pour votre assistance, Fräulein, balbutia Octave en aidant son mentor à déposer la jeune femme au creux des draps.

— Mais je ne fais pas ça pour vous. Maintenant, descendez, mon mari doit certainement vouloir s’entretenir avec vous ! Du balai ! » mugit-elle avant de déblatérer des insultes en ancien russe.

Erol abandonna l’étage à reculons et revint dans la pièce principale tandis que résonnait toujours le sermon de l’épouse du meunier. En moins de cinq minutes, l’intégralité de son arbre généalogique avait été verbalement remise en cause.

« S’il y avait encore un Dieu, nous n’aurions plus qu’à le prier. Hélas… » grommela d’une voix douce le père Flumine qui avait pris appui sur une pile de sacs de farine. Luca était à ses côtés.

« Hélas, Dieu est mort. » lui répondit Erol.

Le meunier acquiesça.

« Nous voudrions toutefois vous remercier pour avoir porté assistance à notre brigand de fils. Ma femme et moi-même étions dans une inquiétude folle.

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— Nous aurions cependant aimé que cela finisse autrement », rajouta Octave dans une grimace qui n’échappa pas à Erol.

La douleur de sa blessure au dos devait être en train de se réveiller. Il sera nécessaire de placer de nouveaux pansements chimiques jusqu’à Renaissance.

« C’est pourtant toujours ça, continua le colosse. Les seigneurs se font la guerre et les gens comme nous en souffrent. Inlassablement. Quel chaos !

— Une anarchie qui tombe plutôt bien pour certains. Trop bien même.

— Que voulez-vous dire ?

— Votre fils. Possède-t-il des implants ? » demanda Octave en voyant l’enfant tousser de nouveau.

Le père Flumine leva ses sourcils. Ce qu’Erol prit tout d’abord pour un étonnement très démonstratif se fit tout autre quand leur hôte se pinça les narines si fortes que du sang gicla de celle de gauche. Trois gouttes noirâtres dégoulinèrent sur la lèvre supérieure du meunier après que le liquide se soit engouffré dans sa moustache.

Il posa ensuite son nez sur la table. Celui-ci fit un bruit de métal. Il devait être extrêmement lourd.

« Voilà le seul implant de la maison », confia Bart Flumine.

Avec sa manche, il essuya la sécrétion noire qui coulait des deux fentes squelettiques qui ornaient désormais son visage.

« Et, comme nous vivons près des Terres du Sud, c’est le seul qu’il n’y aura jamais. Il date d’un autre temps. C’est un filtre à particules. D’origine soviétique.

— Fort utile pour un meunier, commenta Erol.

— Exactement ! » trancha son interlocuteur.

Derrière lui, la console de commande émit une alerte sonore et de nombreux engrenages se mirent en route pour activer les meules.

Mais cela ne semblait pas être le fin mot de l’histoire.

Avant qu’Octave puisse enchérir de nouveau sur le fait qu’un homme venait de déposer l’un de ses membres sur la table, Erol reprit la parole :

« Des droïdes ont été jetés en amont de la rivière. La contamination a déjà dû atteindre votre moulin. Si votre fils a bu de l’eau… »

Bart Flumine vira au rouge, puis au magenta dans un laps de temps si court qu’Erol crut à un arrêt cardiaque.

« Les raclures, grommela Flumine. Les pourritures…

— Nous préviendrons la Fondation.

— Cela ne concerne que nous. Ce sont nos ennuis désormais, car vous en avez fait assez pour nous. »

Luca s’extirpa des mains de son père. Celui-ci pianota quelques instants sur la console de commande avant de disparaître à l’étage. La chaumière entière grinça.

« Mais que faisiez-vous dans ses contrées, à vous pavaner avec un ceinturon si ostentatoire ?

— Nous sommes des archéologues de la Fondation, répondit Octave au détriment de son maître. Nous explorions des cavernes situées sous la vallée. »

Erol acquiesça avant d’extraire son épée de son fourreau. À l’aide d’un linge que lui avait porté le fils du meunier, il commença alors à nettoyer sa lame tachée de sang.

« Vous avez là de curieux hobbies, vous à Renaissance ! s’esclaffa le géant en tapant de la paume de sa main la minuscule table de bois, ce qui fit rebondir son nez en métal. Et pourquoi diable trimballez-vous cette demoiselle dans vos manigances ? Elle n’a pas l’air taillée pour de telles aventures. »

Erol et Octave s’échangèrent un timide regard. La jeune femme tenait du secret. Il était inenvisageable de crier sur tous les toits qu’ils détenaient une survivante du temps d’avant. La situation était délicate. Ainsi, Erol préféra mentir à leurs hôtes pour la sécurité de tous :

« Ce n’est que la fille d’un illustre marchand. Ce dernier souhaitait s’assurer que nous ne nous servions pas au sein de nos trouvailles et que tout lui était bien remis.

— Ce monstre envoie sa gamine au cœur des montagnes aussi peu attifée ? La voudrait-il morte ? s’estomaqua le meunier qui avala trop facilement toute l’histoire. Les bourgeois de Renaissance me donnent envie de vomir chaque jour qui passe.

— En parlant de ça, hésita Erol. En vue de l’état de santé de notre… protégée, nous souhaitions rejoindre la capitale au plus vite.

— Par ces temps ? C’est une question de jours avant que ces brigands du Firehorn ne partent vers le Nord et assiègent Altdorf », reprit son interlocuteur en vissant de nouveau son nez.

Erol s’aperçut alors que celui-ci avait été remis à l’envers, mais qu’étant donné la condition de ce dernier, cela ne faisait aucune différence.

« Et par voie fluviale, pensez-vous que cela soit possible ? En suivant la rivière. Votre fils a mentionné une barque. »

L’archéologue se leva. Il jeta alors plusieurs regards à la forêt visible depuis la fenêtre avant de s’asseoir près de l’ouverture afin de graisser sa lame.

Pendant ce temps, Bart Flumine échangea un regard avec sa femme qui venait de les rejoindre. Celle-ci fit un signe de tête à Erol, lui indiquant qu’elle avait prodigué les soins nécessaires. Le meunier poursuivit alors :

« Nous allons partir vers les sommets à l’aube. La situation ici ne va pas tarder à tourner au vinaigre. Si vous descendez la vallée jusqu’à Renaissance, prenez le bateau.

— Mon maître, Marian, et les autres Fondateurs sauront vous remercier pour votre générosité. Si jamais votre route doit vous mener à la Cité… »

Bart Flumine l’interrompit d’un geste, lui indiquant que cela ne sera certainement jamais le cas. Il n’était pas le seul à se méfier autant des Fondateurs que de l’Inquisition.

« Cependant, reprit Erol. N’avez-vous pas peur qu’une patrouille ne passe par ici ? Nous ne sommes pas très loin de la ferme et… »

Erol pointa du pouce le chemin qui conduisait à la forêt qu’il surveillait depuis tout à l’heure.

« Nous sommes trop loin de la chaussée principale et des pillages. Et puis personne de sain d’esprit ne s’aventurerait dans ces bois de nuit. »

Sur ces mots, Bart et sa femme servirent le repas. Ce fut un véritable festin, car ils mangèrent tout ce que les Flumine ne pouvaient pas transporter à travers la montagne. Les produits étaient naturels et n’avaient rien à voir avec la nourriture recomposée de la capitale. Eux aussi eurent finalement le droit à du lard organique.

Le ventre plein, Octave alla se coucher près du terminal de contrôle du moulin, là où se trouvait le poste du travail du Père Flumine.

Erol aurait aimé l’imiter, mais malgré l’épuisement, il ne parvint pas à fermer l’œil cette nuit-là. Assis sur le perron, il se laissa aller à ses pensées. Le massacre de la ferme et la présence d’êtres mécaniques dans les eaux du torrent ne le rassuraient guère.

Il se demanda aussi ce qui pouvait bien traîner dans ces bois à une heure si avancée et leur garantir une si profonde autarcie. Puis, il se rappela ses histoires de mutants vivants à l’Est ou des expérimentations génétiques qui auraient eu lieu dans certains complexes souterrains de la région.

« Bah ! Des contes ! » se réconforta Erol, car il n’en avait encore jamais eu aucune preuve.

Perdu au milieu des montagnes, il se sentait cependant vulnérable. Loin était la sécurité des remparts de Renaissance et il lui tardait d’y revenir.

L’archéologue ressentit soudainement l’envie pressante de sauter dans la rivière. Au diable la peste bionique propagée par les droïdes, il devait se laver, purger ses inquiétudes et renaître de nouveau. Mais il en était privé. Il aurait droit au repos à destination. Une fois Octave de retour sur les bancs de l’université et la jeune femme remise à Marian contre une belle somme de crédits.

« Peut-être bien qu’avec tout cet argent je vais aussi pouvoir m’acheter un nez qui filtre la sciure et devenir mitron, plaisanta Erol à voix haute.

— C’est un modèle militaire. Vous n’en trouverez pas sur les marchés aux ajouts de Renaissance. »

Erol sursauta. Il n’avait pas entendu le pas lourd du meunier qui poursuivit :

« Même en contrebande, ils sont rarissimes. Peut-être aurez-vous plus de chance plus au sud. Avec ces trafiquants qui parlent mandarin.

— Comment va la fille ? demanda l’archéologue en tentant de masquer son embarras.

— Mieux que le gamin, répondit son interlocuteur. Ma femme examine sa blessure. Il lui faudra une nouvelle colonne en carbone ou en acier. Mais il ne vous restera pas grand-chose pour votre nez. »

Erol sourit, mais à la lumière de la lune il vit que Flumine abordait toujours un air sérieux.

Les paupières plissées, il jugeait le pilleur. Ses yeux n’étaient pas bioniques. Ils ne lisaient pas à travers le métal ou la peau, mais il scrutait son âme. Et c’était fort déplaisant.

« Combien vaut la fille pour qu’elle vous coûte la vie de ce jeune garçon ? »

Les paroles du meunier eurent l’effet d’un sabre à l’acier glacé figé dans l’estomac de l’archéologue. Flumine n’était pas un imbécile. Mais Erol non plus.

« Et que fait un maigre ouvrier avec un implant de type militaire ? »

Bart Flumine sourit, puis dévoila son biceps droit. Là, marqué au fer rouge, était gravé l’emblème que l’Inquisition arborait depuis quelques années : le triangle cerclé.

« Une erreur d’une autre époque. C’est derrière moi depuis bien avant la naissance de mon fils. »

Bart dissimula de nouveau son tatouage puis ramassa quelques bûches de bois avant de les placer sous son aisselle gauche.

« C’est impossible ! rétorqua Erol en portant sa main gantée à la garde de son épée. Comment un Paladin a-t-il pu avoir accès à un implant ? Je croyais l’Inquisition technophobe ! »

Maintenant debout, il défiait du regard le meunier, mais la différence de taille rendait la scène ridicule. D’un coup de bûche, le géant pouvait le mettre à terre.

« Paladin ? Non, j’étais Ingénieur quand je servais, répondit calmement Bart avec un léger sourire. Ingénieur sur les sites de fouille de l’Inquisition. Dans les colonies de l’Ouest. »

Erol ne comprenait pas. L’Inquisition combattait pourtant la technologie avec ferveur. Bart Flumine devait être un fou plaqué d’un menteur.

« L’Inquisition a un double visage, Monsieur Feuerhammer. Des unités spéciales, à l’instar de la mienne, explorent encore aujourd’hui les ruines de l’Ancien Monde comme vous le faites en plein jour. Le reste de leur confrérie d’imbécile n’est même pas au courant.

— Dans quel… quel but ? bégaya Erol.

— Cette guerre indirecte avec la Fondation ne durera pas éternellement. L’Inquisition travaille à rattraper ce retard technologique et quand ce sera le cas…

— Elle cessera de tirer les ficelles des Barons fantoches et frappera.

— C’était du moins le plan à l’époque. Le projet de la Sainte Maev en personne. Fouiller les ruines de l’Ancien Monde comme le fait l’Université. Son objectif est bien d’armer la Fondation, n’est-ce pas ? À l’aide de toutes les vieilleries que vous remontez. »

Erol resta de marbre.

« Toutefois, on trouve parfois des choses plus intéressantes », poursuivit Bart en adressant un clin d’œil à l’archéologue.

Il sait.

« Mais les folies des Hautes-Terres ne me concernent plus après tout », conclut-il avant de laisser Erol sous les timides étoiles perçant le voile noir de la nuit.

Erol jura que son cœur s’était arrêté pendant la minute qu’avait duré cette conversation. L’Inquisition et le Père Flumine avaient bien caché leur jeu.

Le lendemain matin, le voyage vers Renaissance se réalisa dans un premier temps sans encombre. Bien que le torrent fût encore sauvage à certains endroits, les deux archéologues avaient été en mesure de le dresser à l’aide de leurs rames.

Parfois bousculés, voire trempés, au gré des courants, Erol et Octave apprécièrent finalement moment de paix et de quiétude après avoir quitté l’ombre du Dammastock.

Leur protégée était à l’abri des rayons du soleil qui perçaient dangereusement à travers les fins nuages orangés et le manteau de poussière qui couvrait le ciel. L’archéologue caressa son front et écarta de ses yeux clos des mèches de cheveux bruns. Elle avait perdu son apparence fragile de poupée de porcelaine.

Au fur et à mesure que l’après-midi passait, la descente devint légèrement plus abrupte jusqu’à ce qu’ils arrivent au cœur d’une vallée boisée. Les pins laissèrent place aux hêtres et aux chênes. Puis ce fut au tour de ces derniers d’être remplacés par de petites prairies et des pâturages. Enfin, le bourg d’Altdorf se dressait fièrement, toujours libre.

Mais la cité à l’embouchure du fleuve se préparait déjà aux combats. Tranchées et barricades prenaient forme. Le ceinturon d’Erol leur permit néanmoins de passer le blocus sans encombre et de rejoindre le lac d’Argent.

Enfin, ce dernier s’étendait maintenant devant eux et ce fut seulement lorsque le soleil pointa à son anémique zénith que la ville fortifiée de Renaissance se dévoila à sa vue.

Une vue qui s’obscurcit brutalement pour Erol à la suite du violent coup de rame porté à l’arrière de son crâne.